Alors qu'une nouvelle attaque d'orques vient de se produire en Espagne, le comportement des cétacés continue de susciter inquiétudes et interrogations. Les théories se multiplient et une question se pose : l'intelligence des orques, déjà remarquable, serait-elle en train d’évoluer ? Voici quelques éléments de réponse avec le spécialiste, Paul Tixier.


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    Les orques ont de nouveau frappé en Espagne ! Le 31 octobre dernier, des touristes polonais ont vu leur journée d'HalloweenHalloween tourner au cauchemar lorsqu'un groupe de cétacés s'est attaqué au safransafran de leur yacht pendant 45 minutes... jusqu'à tout bonnement faire couler le bateau. Un épisode terrifiant pour les membres de l'équipage, qui n'ont heureusement pas été blessés. Cette attaque vient s'ajouter à la longue liste d'événements similaires signalés depuis 2020 : plus de 500 interactions recensées avec des navires, et plus particulièrement les voiliers, au large de Gibraltar. Le modus operandi reste généralement le même : un groupe de cétacés approche un bateau, le pousse pendant de longues minutes, mordant certaines parties du bateau. Jusqu'à présent, aucun mort ni blessé n'est à déplorer, mais l'image excite tout de même l'imagination. 

    Preuve de leur grande intelligence, les orques savent aussi imiter la parole humaine ! Découvrez l'histoire de cette orque qui a appris à prononcer des mots, dans notre podcast Bêtes de Science. © Futura

    Une des théories préférées des médias pour expliquer le phénomène est celle de la vengeance contre les activités humaines, qui dégradent les milieux marins. De là à dire que ces comportements sont dus à une évolution de l'intelligenceintelligence des orques, il n'y a qu'un pas, que certains n'hésitent pas à franchir.

    Comprendre les interactions des orques et des navires

    Avant de répondre à cette question, il faut déjà comprendre le pourquoi de ces comportements. Aujourd'hui, l'hypothèse privilégiée est celle... du jeu ! Paul Tixier, chargé de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste reconnu des orques et des cachalots est catégorique : « La vengeance est un concept qui n'existe pas chez les animaux. Les orques n'ont pas de raison de se venger d'actes passés. Leur but principal est de chasser, se reproduire et s'amuser ! ». D'ailleurs, si cette maniemanie est nouvelle, il y a des précédents comparables : « Dans les années 2000, certaines orques s'amusaient avec les casiers de pêche. Elles avaient trouvé ça drôle, et d'autres individus ont reproduit leurs comportements », comportements qui n'ont ensuite plus été observés par la suite. 

    Pas de chance : le nouveau joujou des orques est le safran, une partie du gouvernail que les cétacés poussent, mordent, jusqu'à ce qu'il s'arrache... ce qui ne les empêche pas de continuer à s'amuser avec, loin du bateau. Si ce jeu s'est étendu pour dépasser les frontières du golfe de Gibraltar, c'est tout simplement parce que l'apprentissage fait partie intégrante du mode de fonctionnement des orques qui imitent leurs comparses. Elles n'ont donc rien d'agressif. Reste que les conséquences de leur passe-temps sont tout de même graves, rappelle Paul Tixier, puisque cela peut mener des bateaux à couler et traumatiser durablement les personnes à bord. 

     L'orque est le plus rapide des cétacés, sa vitesse de pointe pouvant atteindre les 55 km/h. © willyam, Adobe Stock
    L'orque est le plus rapide des cétacés, sa vitesse de pointe pouvant atteindre les 55 km/h. © willyam, Adobe Stock

    La mesure de l'intelligence : une question complexe

    S'il s'agit d'un jeu, et non d'une vengeance, est-il encore pertinent de se poser la question de l'évolution de l'intelligence de cette espèce ? Tout d'abord, il faut savoir que la notion d'intelligence animale est à manier avec des pincettes : « Il faut se demander si l'animal est capable de résoudre des problèmes, de quels types de problèmes il s'agit, l'adaptation au changement... C'est une question très compliquée pour les scientifiques », résume Paul Tixier. Elle peut prendre de nombreuses formes, variant d'un animal à un autre, et son évaluation est généralement influencée par nos biais humains.

    Un des outils utilisés aujourd'hui pour la mesurer est le coefficient d'encéphalisation, autrement dit : la mesure relative de la taille du cerveaucerveau par rapport à celle du corps d'un animal, plus généralement un mammifèremammifère. Plus ce quotient est élevé, plus le cerveau est grand par rapport à la taille. Les espèces avec un grand cerveau sont généralement considérées comme ayant un niveau de cognitioncognition supérieur à ce qui est attendu. Par exemple, les humains ont un coefficient d’encéphalisation de 7,7 -- le plus élevé connu -- quand celui des chienschiens varie de 1,4 à 1,7. Quid de celui des orques ? Avec leur coefficient d'encéphalisation de 2,57, elles sont réputées pour être particulièrement intelligentes.

    Les orques, très sociables, vivent dans des sociétés matriarcales. © The_AI_Revolution, Adobe Stock
    Les orques, très sociables, vivent dans des sociétés matriarcales. © The_AI_Revolution, Adobe Stock

    L'intelligence des orques en évolution ?

    Cette mesure suffit-elle pour autant à balayer toute la complexité de leurs comportements ? Rien n'est moins sûr. Leur coefficient d'encéphalisation est, par exemple, loin du 4,4 de leur cousin le grand dauphingrand dauphin. Pourtant, rappelle Paul Tixier, après les êtres humains, c'est l'espèce la mieux répartie sur l'ensemble du globe puisqu'elles ont su coloniser l'ensemble des océans. Mieux : chaque population d'orques a des comportements de chasse différents selon sa zone d'habitation.

    Depuis l'explosion de la pêche industrielle, les populations se sont adaptées : en une vingtaine d'années, la plupart des orques du globe ont adopté la technique de « déprédation », qui consiste à suivre les bateaux afin de récupérer des proies prises par les filets et les hameçons. Des techniques qui ne sont pas sans danger pour elles, puisque certains pêcheurs (travaillant généralement dans l'illégalité) s'équipent de charges explosives dont ils se servent contre les orques afin de s'en débarrasser.

    L'intelligence de ces mammifères n'a pas fini de fasciner et, si elle évolue, impossible de le savoir : « Nous n'avons pas assez de recul, explique Paul Tixier, même vis-à-vis des groupes que nous suivons depuis plus de vingt ans. Le processus se joue sur des dizaines de milliers d'années ».

    En conclusion : inutile de paniquer. Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas inquiets, si ce n'est de la mauvaise image de l'orque véhiculée par les médias puisque, rappelons-le, le cétacé n'est pas un prédateur pour l'être humain !


    Attaques d'orques contre des bateaux : est-ce un jeu ou une vengeance calculée ?

    Les récentes attaques de bateau par les orques font couler beaucoup d'encre et questionnent autant qu'elles inquiètent d'autant plus que, cantonnées auparavant au large des côtes espagnoles et portugaises, ces épisodes semblent s'être exportés plus au nord de l'Atlantique. Comment faut-il interpréter ces comportements ? Sont-ils l'expression d'une agressivité et quelle en est la cause ? S'agit-il de jeux, d'une approche ludique pour entrer en communication ? 

    Article d'Olivier AdamOlivier Adam, publié le 6 août 2023

    The ConversationRécemment, des navigateursnavigateurs ont témoigné avoir été attaqués par des orques. Comme explication de ces comportements, l'attrait du jeu est évoqué. Mais une autre hypothèse fait également référence à la vengeance d'une femelle nommée Gladis (diminutif de gladiateur) qui aurait été percutée par un bateau et qui, maintenant, mènerait son clan dans un « combat » contre les humains.

    Que se passe-t-il exactement ? Peut-on réellement parler d'attaques ? Les navigateurs ou pêcheurs sont-ils vraiment en danger ?

    Depuis 2020, il a été recensé plus de 500 interactions initiées par les orques, principalement contre des voiliers, dans la péninsulepéninsule ibérique et en particulier dans le Détroit de Gibraltar. Elles viennent pousser les bateaux, créant une très forte appréhension des skippers, et aussi parfois des dégâts matériels sur la coque.

    Une orque proche d'un bateau de pêche dans le détroit de Gibraltar. © Nacho Goytre, Shutterstock
    Une orque proche d'un bateau de pêche dans le détroit de Gibraltar. © Nacho Goytre, Shutterstock

    Même si c'est déjà trop, seulement trois bateaux ont été coulés et heureusement, à ce jour, aucune personne n'a été attaquée et blessée physiquement par une orque.

    Des orques présentées comme des dangers de l’océan

    Sur ce sujet, tout le monde donne son avis, même sans expérience des océans et sans connaissance des cétacés. On assiste, au cours du dernier mois, à une multiplication d'articles et de reportages dont la majorité présente les orques comme les réels dangers des océans. Les éléments de langage sont brutaux, à l'image de leur nom anglo-saxon killer whale (« baleine tueuse »).

    Mais pourquoi ce discours alarmiste, pourquoi nous inciter à percevoir les orques de cette façon ? Peut-être parce que certains voudraient les rajouter sur la liste des espèces nuisibles. D'autres voudraient ainsi justifier des représailles par « légitime défense », comme faire machine arrière pour heurter ces cétacés, jeter des kilos de sablesable au moment de leurs passages sous la coque, klaxonner à tout-va pour tenter de les faire fuir au risque d'endommager leur audition, ou leur mettre une balle en pleine tête, comme cela a été constaté pour l’orque qui a remonté la Seine en mai 2022.

    Le bateau du skippeur Sébastien Destremau endommagé par des orques. © Le Parisien

    Aujourd'hui, rien n'indique que ces interactions vont cesser prochainement, tant les témoignages continuent d'affluer. Et qu'avons-nous appris ? On sait maintenant que ces orques sont issues de plusieurs familles. Elles peuvent rester parfois plus de 40 minutes autour des bateaux, avec toujours le même scénario : approche rapide et intentionnelle, début d'appuis et de chocs sur la coque avec, semble-t-il, une attirance toute particulière pour mordre et arracher le safran (partie du gouvernail d'un navire).

    Un projet de sciences participatives pour observer les orques

    Tout cela a été documenté avec des photos et des vidéos. Moi qui crois beaucoup en la science participative, me voilà servi. Ainsi, si vous vous rendez sur la zone, n'oubliez pas de charger votre smartphone ! Et filmez, sans prendre de risque, c'est-à-dire en vous tenant fermement, l'arrivée des orques, leurs comportements pendant l'interaction, y compris celles qui resteraient à distance, et continuez à les filmer quand elles partent. Vous pouvez faire un rapport sur l'interaction sur le site de la Cruising Association pour aider la communauté scientifique.

    Si vous avez un hydrophone (microphone étanche), profitez-en pour enregistrer leurs émissionsémissions sonores. Vous serez surpris par la diversité et la beauté de leurs vocalisations, leurs sifflements et leurs clics. Vos observations sont précieuses, car elles vont permettre de mieux comprendre leurs motivations et donc de résoudre la première énigme : la cause. Car les hypothèses restent jusqu'à maintenant spéculatives : est-ce un jeu, un apprentissage ou une vengeance ?

    Bande annonce du film Orca de Michael Anderson. © ScreamFactoryTV

    Cette dernière idée n'est pas nouvelle puisqu'elle était à la base du célèbre film Orca de Michael Anderson paru en 1977. Comme l'écrit Camille Brunel dans son livre Éloge de la baleine : « Est-ce qu'on vit les derniers moments de leur incroyable indulgence ? » Car en tant qu'humain, conscient du sort qu'on inflige volontairement à la Nature, on aimerait tellement que les animaux se révoltent, montrent leur colère, nous en veuillent.

    Pour les cétacés, il y aurait de quoi, car la liste des activités anthropiques impactantes est longue : pêcheries, pollution plastiqueplastique, réchauffement climatiqueréchauffement climatique, trafic maritime, prospection pétrolière, explosion, sonarsonar militaire, éolienneséoliennes en mer. Il ne s'agit pas de s'opposer idéologiquement sans discernement à nos activités en mer, mais d'évaluer scientifiquement leur effet négatif, qui va de simples dérangements aux échouages.

    Cela passe par l'observation continue de l'état biologique des milieux marins. La finalité est clairement de réguler intelligemment les activités économiques, en tenant vraiment compte de l'écologieécologie et pour ne plus mettre les océans en péril. Le temps du pillage incontrôlé des ressources naturelles et des destructions volontaires des habitats sans stratégie de réhabilitation devrait être révolu, pour que le concept d'« océan durable » ne soit pas à un oxymore.

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    D'ailleurs, en ce qui concerne l’extraction minière des grands fonds marins, le moratoiremoratoire, soutenu notamment par la France, semble aller dans le bon sens, car justifié par le peu, voire l'absence, des connaissances actuelles des écosystèmesécosystèmes à ces profondeurs et des impacts importants inhérents à la technologie envisagée aujourd'hui.

    Des animaux sentients et d’une étonnante intelligence

    Pour les cétacés, il faut également rajouter, à cette liste, la chasse toujours d'actualité. Nous avons même capturé les orques et les avons enfermées dans des bassins avec comme seul but de nous amuser. Aussi, une volonté de revanche serait logique et attendue. Et même si jusqu'à maintenant, cela n'a pas été prouvé scientifiquement, on pourrait néanmoins considérer cette hypothèse, tant les orques sont étonnamment intelligentes. Êtres sentients, c'est-à-dire capables d'avoir de l'empathieempathie, de ressentir des émotions, de la douleurdouleur, elles savent prendre des décisions et innover, c'est-à-dire s'adapter en trouvant et développant elles-mêmes une compétence dans une situation donnée.

    Leur culture s'exprime, d'ailleurs, via des signatures sonores propres à leur clan, ou à travers leur grand nombre de stratégies de chasse incroyables pour accéder à leurs proies, comme, par exemple, s'échouer volontairement sur la plage pour attraper des otaries ou se coordonner pour créer une vaguevague suffisante afin de déstabiliser le phoque réfugié sur un bout de banquisebanquise. Cette culture est transmise d'adultes à des juvéniles ; on parle de transmission culturelle verticale.

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    Sur ce nombre incroyablement élevé d'interactions avec les orques depuis 2020, il faut aussi admettre qu'il est dû aux nouvelles technologies qui nous permettent de prendre si facilement de grandes quantités de photos datées et géolocalisées. Il s'explique aussi par notre propre motivation pour la communication massive et instantanée sur les réseaux sociauxréseaux sociaux. Nous sommes de plus en plus d'observateurs en mer, prêts à tout poster directement sur nos comptes InternetInternet. Car, pour tout dire, les relations humains-cétacés ne datent pas d'hier, révélées par des légendes et des récits de tout temps. Et même si, sur les 90 espèces de cétacés, la majorité est discrète ou se tient éloignée des activités humaines, quelques-unes se rapprochent intentionnellement, comme, par exemple, les grands dauphins, les globicéphales, les baleines grisesbaleines grises ou les baleines à bossebaleines à bosse.

    Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que ces situations opportunistes ne sont pas guidées pour assouvir une fonction vitale (comme obtenir de la nourriture) mais plutôt dans une volonté de nous observer

    Ce qu'il est intéressant de noter, c'est que ces situations opportunistes ne sont pas guidées pour assouvir une fonction vitale (comme obtenir de la nourriture) mais plutôt dans une volonté de nous observer. Et pourquoi pas, peut-être même de vouloir rentrer en contact avec nous. Alors, il ne faudrait surtout pas mettre fin à ces échanges, mais au contraire les soutenir pour aller encore plus loin. C'est d'ailleurs ce que certains musiciens, comme Jim Nollman et David Rothenberg par exemple, ont cherché à faire en établissant une communication interespèce. Aussi, plus que de nous faire peur, voir les orques venir à nous devrait nous faire rêver, nous porter vers de nouvelles considérations d'échanges avec les animaux et de nouvelles opportunités de nous réconcilier avec la nature.

    Finalement, cette question d'attaques des orques ne reflète-t-elle pas notre perception du vivant, et la place que nous réservons aux espèces non humaines ? Avec notre culture occidentale, depuis l'Antiquité, nous nous sommes convaincus de notre unicité en nous appropriant des facultés intellectuelles et sociales et en en excluant systématiquement les animaux, en leur refusant autoritairement un langage, une sensibilité, des sentiments.

    À l'image de la célèbre éléphante Happy du Zoo du Bronx qui n'a pas été légalement reconnue avoir une personnalité, c'est bien le statut de l'animal qui est abordé dans ce débat. Allons-nous continuer à nous considérer supérieurs ? Pourquoi s'autoriser à aller nager avec les orques et refuser qu'elles s'approchent de nous ? Allons-nous continuer à leur distribuer des bons ou de mauvais points, comme c'est le cas dans les médias actuellement ?

    En France, il aura fallu attendre 2015 pour que soit écrite dans le code civil la notion d'êtres vivants doués de sensibilité et que certaines espèces, dont les orques, soient protégées par notre droit de l'environnement. Car ne l'oublions pas : aujourd'hui et demain, il s'agit de tout faire pour sauver les cétacés et leur milieu naturel. Toute action, toute décision doit être prise pour les défendre, quitte à accepter ces dégâts matériels sur nos bateaux et à collectivement prendre en charge leur indemnisation comme contre partie de nos impacts sur les océans. Il est grand temps d'avoir une perception positive de la nature pour mieux la respecter, en nous laissant guider par notre éthique et par la morale.