Des chercheurs américains ont réalisé une série d'expériences qui démontre que des cellules de l'intestin récemment découvertes sont responsables de la préférence marquée des mammifères pour le sucre comparé aux édulcorants.

 


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    L'intestin possède des cellules sensorielles et communique avec le cerveau. Ces deux états de fait ne sont pas une nouveauté. À la fin des années 1860, l'idée germait déjà dans la tête de certains histologistes. Après avoir observé de telles entités sur la langue, ce fut le cas dans l'intestin grêle. En 1902, des scientifiques découvrirent la première hormone sécrétée par les cellules intestinales : la sécrétine. Presque 40 ans plus tard, on assistait à la naissance de l'endocrinologie intestinale. Pourtant, il faudra attendre encore cinquante ans pour que les récepteurs du goût présents au niveau de certaines cellules de l'intestin soient mis en évidence. Encore plus récemment, en 2015, des scientifiques ont découvert que certaines cellules sécrétrices de l'intestin étaient reliées par une architecture synaptique à certains nerfs.

    Désormais, on sait que ces cellules engendrent une activité électrique en réponse à des stimuli extérieurs, typiquement la présence de nutriments. Ces cellules se distinguent donc des cellules sensorielles uniquement sécrétrices d'hormones par leur capacité à former des synapsessynapses. Pour les distinguer, on utilise le terme de cellules neuropodes. Aussi, depuis l'avènement des édulcorants, on sait que notre appétence se dirige préférentiellement vers le sucresucre et que la chimiechimie qui se déroule au sein de la langue n'est pas suffisante pour expliquer cet état de fait. Dans une récente étude parue dans Nature Neurosciences, des scientifiques américains démontrent que chez la souris et probablement chez l'être humain, cette préférence est causée par les cellules neuropodes sécrétrices de cholécystokininecholécystokinine (CCK).

    Quelques résultats antérieurs

    Nous avons la capacité d'identifier le glucoseglucose grâce à nos cellules intestinales. Néanmoins, lorsque le glucose ne passe plus par l'intestin grêle grâce à un dispositif expérimental, cette capacité disparaît. Il semble donc que l'identification du glucose se déroule au sein de cette portion anatomique. Depuis quelques années, on sait que ce sont, entre autres, les cellules neuropodes CCK qui sont responsables de cette identification. Elles sont surtout localisées dans le duodénumduodénum, la partie la plus en amont de l'intestin. Elles parviennent à informer le cerveau de la présence de glucose en quelques millisecondes par le biais de canaux ioniquescanaux ioniques et de sécrétionssécrétions hormonales.

    Comment l'intestin communique avec le cerveau. © Duke University, YouTube

    Fort de ces résultats antérieurs, les scientifiques qui ont découvert les cellules neuropodes émettent une nouvelle hypothèse : et si ces cellules permettaient d'expliquer le fait que nous préférons les sucres caloriques aux édulcorants ? Afin de la tester, les investigateurs ont réalisé une série d'expériences essentielles à la démonstration de l'hypothèse en question.

    Les cellules neuropodes sont nécessaires à la transmission de l'influx nerveux

    Pour commencer, les chercheurs ont injecté des sucres (saccharosesaccharose, glucose, fructosefructose, galactosegalactose), des analogues de sucres (α-methylglucopyranoside, maltodextrinemaltodextrine) et des édulcorants (sucralose, acésulfame K, saccharine) au niveau du duodénum de souris. Grâce à une méthode bien connue, le patch-clamp, ils ont pu mesurer les courants électriquescourants électriques résultant de ces injections au niveau du nerf vaguenerf vague, le nerf auquel sont reliées les cellules neuropodes CCK. Avec quelques variations, on constate une stimulationstimulation électrique au sein du nerf vague quelle que soit la substance utilisée. Ces résultats confirment que cette portion de l'intestin est bien responsable des signaux de récompense transmis au cerveau après l'ingestioningestion de sucres, d'analogues de sucres, ou d'édulcorants.

    L'étape suivante consistait à mettre en évidence que les activations observées étaient bel et bien causées par les cellules neuropodes CCK. En utilisant un modèle de souris génétiquement modifiée exprimant une séquence d'ADNADN codante pour une protéineprotéine transmembranaire photosensible, les chercheurs ont pu à leur guise mettre sur ON / OFF les cellules neuropodes CCK. Cette protéine transmembranaire a une particularité : elle forme un canal ionique spécifique aux ionsions chlorures (Cl-) et son activation dépend de la présence d'une longueur d'ondelongueur d'onde lumineuse bien spécifique (532 nm).

    La longueur d'onde de 532 nm permet de mettre les cellules neuropodes sur OFF. © <em>Nature Neurosciences</em>
    La longueur d'onde de 532 nm permet de mettre les cellules neuropodes sur OFF. © Nature Neurosciences

    Les expérimentateurs ont donc répété l'expérience initiale chez ces souris génétiquement modifiées avec une fibre optiquefibre optique transplantée dans leur intestin. Dans une condition, ils envoyaient une longueur d'onde non spécifique (473 nm), ce qui n'avait aucun impact sur la protéine transmembranaire et par conséquent ne devait rien changer au courant électrique mesuré dans le nerf vague. C'est bien ce qu'ils ont observé. En revanche, lorsqu'ils envoyaient une longueur d'onde spécifique (532 nm) activant la protéine transmembranaire et permettant le passage d'ions chlorures, cela devait avoir pour conséquence une hyperpolarisation de la membrane empêchant la dépolarisation des cellules neuropodes CCK, laquelle est nécessaire à la transmission du signal électrique vers les nerfs afférentsafférents du nerf vague. Et c'est bien ce qu'ils observent : dans cette condition, le courant électrique mesuré au niveau du nerf vague est semblable au potentiel de repos. Autrement dit, rien ne se passe. 

    Afin d'en être bien sûrs, les scientifiques ont voulu faire quelques tests in vitroin vitro. Ils ont mis en culture des neuronesneurones afférents isolés et ont mesuré le courant électrique dans ces cellules après l'ajout de sucres, d'analogues de sucres ou d'édulcorants. Résultats : aucune substance ne provoque de potentiel d'actionpotentiel d'action. Mais lorsque les neurones afférents sont mis en culture avec des cellules neuropodes CCK, on observe un courant électrique. Pris ensemble, ces résultats démontrent que les cellules neuropodes CCK sont absolument nécessaires à la signalisation électrique entre la lumièrelumière du petit intestin et le nerf vague.

    Les cellules neuropodes distinguent le sucre des édulcorants

    L'objectif est maintenant de savoir si les chemins qu'empruntent les sucres et les édulcorants pour provoquer une stimulation du nerf vague sont identiques ou différents. Conformément à leur hypothèse, les chercheurs pensent qu'ils sont différents. Si ce n'était pas le cas, on voit mal comment les cellules neuropodes CCK pourraient être responsables de la préférence envers le sucre. Pour ce faire, ils ont réitéré leur expérience chez des souris et des organoïdes élaborés à l'aide de cellules humaines en bloquant à l'aide de diverses moléculesmolécules pharmacologiques certains récepteurs d'intérêt qui s'expriment à la surface des cellules neuropodes CCK. Ils ont démontré que le glucose provenant du saccharose était pris en charge par le récepteur SGLT 1 (pour SodiumSodium Glucose Like transporter 1) tandis que les édulcorants sont pris en charge par le récepteur de goût T1R3 (pour Taste receptor type 1 member 3). Leurs résultats montrent que la distinction qui ne s'opère pas au niveau de la langue, le saccharose et les édulcorants se liantliant aux récepteurs T1R2/T1R3, s'opère au niveau du duodénum par les cellules neuropodes CCK.

    Dans l'intestin grêle, le glucose se lie au récepteur SGLT1 tandis que les édulcorants se lient au récepteur du goût T1R3. © <em>Annual Review Neurosciences</em>
    Dans l'intestin grêle, le glucose se lie au récepteur SGLT1 tandis que les édulcorants se lient au récepteur du goût T1R3. © Annual Review Neurosciences

    Grâce à cette distinction, les cellules neuropodes peuvent transmettre des signaux différents aux nerfs afférents du nerf vague selon ce qu'elles détectent. En effet, par la suite, les scientifiques montrent que différents neurotransmetteursneurotransmetteurs sont libérés en fonction de la substance détectée. Dans le cas du glucose, on observe une libération de glutamateglutamate tandis que dans le cas des édulcorants, on observe une libération d'ATPATP. Cela démontre donc que les cellules neuropodes CCK informent différentes populations de neurones afférents du nerf vague avec différents neurotransmetteurs selon le stimulus nutritionnel qu'elles détectent. L'expérience a également démontré que la transmission de l'information provenant des édulcorants était indépendante de la sécrétion de CCK.

    Comment notre intestin guide nos envies de sucre. Duke University, YouTube

    Pourquoi préfère-t-on les sucres aux édulcorants ?

    Après toutes ces péripéties, les scientifiques vont enfin tenter de répondre à la question en utilisant un dispositif expérimental similaire chez des souris conscientes. En effet, le défi consiste toujours à mettre sur ON / OFF les cellules neuropodes CCK tout en enregistrant les préférences alimentaires des souris. Mais un problème de taille se posait : la fibre optique qui délivrait la lumière dans les premières expériences risque de perforer l'épithéliumépithélium intestinal. Il a fallu que nos expérimentateurs fassent preuve d'ingéniosité. Leur équipe a développé une fibre optique flexible spécifique pour l'optogénétiqueoptogénétique intestinale. Afin de valider l'efficacité de leur dispositif, ils ont regardé si l'inactivation des cellules neuropodes CCK éliminait les effets anorexigènesanorexigènes de la sécrétion normale de CCK. Pour ce faire, ils ont gavé les souris de graisse dans deux conditions : soit en laissant les cellules neuropodes actives (473 nm), soit en les désactivant (532 nm). La prise alimentaire des souris contrôles a été drastiquement réduite à l'inverse des souris dont les cellules neuropodes ont été désactivées. Le dispositif était donc bel et bien efficace. 

    Les cellules neuropodes guident notre préférence pour le sucre mais ne sont qu'un paramètre dans la prise de décision alimentaire qui est un phénomène bien plus complexe. © adrianillie282, Adobe Stock
    Les cellules neuropodes guident notre préférence pour le sucre mais ne sont qu'un paramètre dans la prise de décision alimentaire qui est un phénomène bien plus complexe. © adrianillie282, Adobe Stock

    L'expérience finale consista a exposé les souris à des solutions enrichies en sucre ou en édulcorant jusqu'à ce qu'elles montrent une préférence stable et marquée pour le sucre. Tandis que des souris contrôles montraient une préférence envers le sucre de 90,8 %, les souris dont les cellules neuropodes CCK étaient sur OFF montraient une préférence de seulement 58,9 %. Mais cela ne veut pas dire que la préférence n'est plus effective. En effet, dans des expériences ultérieures, les scientifiques démontrent que sans désactivation des cellules neuropodes, les souris recouvrent leur préférence envers le sucre. Cela suggère que désactiver les cellules neuropodes altère la capacité à discerner le sucre des édulcorants sans pour autant impacter durablement la préférence envers le sucre. Enfin, en activant les cellules neuropodes CCK à l'aide d'une autre protéine transmembranaire dépendante de la lumière formant un canal ionique spécifique aux ions hydrogènehydrogène (H+), les chercheurs ont démontré que la consommation d'édulcorants chez ces souris augmentait significativement. Cela montre définitivement que la désactivation ou l'activation intempestive des cellules neuropodes CCK a un impact considérable sur la distinction et en dernier recours sur la préférence entre sucres et édulcorants. 

    Si cette étude est robuste et intéressante, il faut garder à l'esprit qu'elle permet d'expliquer partiellement nos préférences. En effet, il subsiste toujours un écart explicatif entre des souris qui prennent une décision dans une cage et des humains qui choisissent dans un milieu infiniment complexe avec des influences certes biologiques, mais également psychologiques, économiques et sociales.