Saviez-vous que les anguilles que l’on observe dans la Seine parcourent 12 000 kilomètres au cours de leur vie ? Ces fantastiques migratrices, dont la reproduction reste un mystère, ont fait de leur cycle de vie une force au cours de l’Histoire. Malheureusement, elle devient une faiblesse face aux nombreuses menaces humaines, qui vont du braconnage intensif au réchauffement climatique. Voici le récit de l’une des plus grandes migratrices de tous les temps, que l’Homme est sur le point de faire disparaître.


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    Les anguilles européennes (Anguilla anguilla)) sont des poissons apparus il y a environ 70 millions d'années, avant même la cinquième extinction. Quel est le secret de leur résiliencerésilience, tant face aux dinosaures qu'aux bouleversements environnementaux majeurs, telles les glaciations, qui se sont succédé durant cette période ? La réponse se trouve dans leur cycle biologique.

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    Commencer sa vie par une épopée transatlantique

    Les anguilles sont des espèces amphihalines, ce qui signifie qu'elles peuvent vivre en eau salée et en eau douce. Une migration a lieu entre ces deux milieux, et on parle de migration catadrome en raison de son sens « vers le bas », donc vers la mer. En effet, les anguilles naissent et se reproduisent en eau salée : on parle d'espèce thalassotoque, signifiant littéralement « enfantement en mer ». Si leur reproduction reste un mystère, leur naissance est étudiée grâce à l'observation de larves dans la mer des Sargasses, à l'est des États-Unis et au nord des Bermudes, entre 100 et 700 mètres de profondeur. C'est là que le grand voyage commence. Durant leur première migration, qui dure un à trois ans, les larves sont alors transparentes et à tête plate, ce qui leur vaut le doux nom de leptocéphalesleptocéphales. Elles se nourrissent de matièrematière organique en suspension, et dérivent au gré des courants, dont le principal est le Gulf streamGulf stream. Leur destination : les côtes européennes.

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    Les anguilles sont des espèces thalassotoques : elles naissent et se reproduisent en eau salée, puis grandissent en eau douce. © Marina, Adobe Stock

    Des migratrices exceptionnelles

    Durant l'hiverhiver, elles entrent en contact avec l'eau des estuairesestuaires, et se transforment alors en civelles, aussi appelées pibales ou anguilles de verre - promis, j'arrête avec les noms compliqués après. Au fur et à mesure de leur remontée, les anguillettes deviennent des anguilles jaunes, au dosdos brun-vert et au ventre jaune. Entre l'âge de 4 et 8 ans, elles se sédentarisent dans un fleuve, tout en poursuivant leur croissance, pour devenir in fine de belles anguilles argentées mesurant jusqu'à deux mètres de long. Ces carnivorescarnivores opportunistes se reposent le jour, à l'ombre de racines ou dans la vase, et sortent la nuit pour chasser vers, crustacéscrustacés, larves d'insectesinsectes, têtardstêtards, poissons... Si leur cours d'eau vient à s'assécher, elles rampent pour en rejoindre un autre, grâce à un mucusmucus résistant à la dessiccationdessiccation et perméable aux échanges gazeux recouvrant leurs écailles enfouies - vous avez bien compris, même si elles respirent grâce à leurs branchiesbranchies sous l'eau, c'est par la peau qu'elles respirent sur TerreTerre !

    Arrivées à maturité (autour de 8 ans pour les mâles et 15 ans pour les femelles, il est temps de commencer une dernière migration. Elles profitent des crues et inondationsinondations hivernales pour redescendre le cours d'eau et atteindre l'estuaire - les anguilles adultes qui n'ont pu migrer vers la mer restent au stade anguille jaune, deviennent stériles, et peuvent vivre jusqu'à 50 ans. Objectif ultime : retourner sur leur lieu de naissance pour se reproduire, et mourir, et ce sans l'aide des courants marins, mais probablement grâce au magnétismemagnétisme terrestre, d'après les cristaux de magnétitemagnétite retrouvés dans leur tête. 

    On ne sait pas encore tout de ces plongeuses !

    En 2016, le chercheur David Righton et ses collaborateurs ont constaté que les anguilles européennes convergent toutes vers les Açores, quel que soit leur point de départpoint de départ en Europe, et ne retournent pas en mer des Sargasses. Une hypothèse est alors avancée : et si les anguilles pondaient au-dessus de la dorsale médio-atlantique, à plus de 1 000 kilomètres à l'est de la mer des Sargasses ? Les anguilles européennes seraient alors de la même espèce que les anguilles américaines, dont les larves, au gré des courants, seraient emmenées aussi bien vers les côtes américaines que vers les côtes européennes. Le suivi géographique de ces espèces se poursuit donc, et les balises ont permis aux chercheurs de découvrir que les anguilles plongent jusqu'à des profondeurs de 600 à plus de 1 000 mètres la nuit, sans explication apparente : maturation des œufs, orientation, évitement des prédateurs marins ? Quand il ne s'agit pas de son principal prédateur, qui lui est présent partout et tout le temps... L'Homme. 

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    La surpêche et le braconnage font partie des menaces que l’Homme fait peser sur cette espèce, classée en danger critique d’extinction. © DZiegler, Adobe Stock

    Braconnage, changement climatique, barrages…

    L'aquacultureaquaculture d'anguilles est impossible : elle ne peut pas produire d'œufs, et encore moins de civelles, en captivité. Un énorme braconnage s'est donc mis en place, pour répondre à la demande du marché asiatique notamment. Selon l'ONG Sustainable Eel Group (SEG), 23 % des civelles européennes sont exportées illégalement chaque année vers l'Asie, principalement vers la Chine. Cela vient s'ajouter aux 60 tonnes d'anguilles prélevées chaque année par la pêchepêche légale... Mais ce n'est pas la seule menace qui pèse sur cette espèce. Le réchauffement global provoque un ralentissement des courants marins,  augmentant la duréedurée du transport larvaire et donc la mortalité des leptocéphales. Il diminue également la productivité primaire dans les zones de convergenceszones de convergences intertropicales - où l'on retrouve également une forte concentration de microplastiques -, à l'origine de contaminationscontaminations et d'une alimentation insuffisante des jeunes larves.

    Dans les milieux aquatiques continentaux, des millions de barrages freinent voire entravent la migration des anguilles, et leurs habitats sont détruits au profit de l'agricultureagriculture, de la navigation fluviale ou de l'urbanisation industrielle. Enfin, la pollution de l’eau par des matières organiques issues de l'agro-industrie engendre des perturbations hormonales, des retards de croissance, diminution de la taille moyenne, et donc mortalité plus élevée. Cette dernière l'est également par la présence d'un ver nématodenématode parasiteparasite originaire d'Asie et arrivé avec l'importation d'autres poissons élevés en aquaculture (Anguillicola crassus), qui détruit la vessievessie natatoire des anguilles - une poche remplie de gazgaz, entre intestins et colonne vertébralecolonne vertébrale, qui permet aux poissons de maintenir leur flottabilitéflottabilité.

    Résistera-t-elle à la sixième extinction de masse ?

    Le stock d'anguilles a décliné de 95 % à 99 % depuis 1970, et l'anguille européenne est classée en danger critique d'extinction en France et dans le monde par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Depuis 2007, l'espèce européenne est inscrite à l'annexe II de la Convention sur le commerce international des espèces de faunefaune et de flore sauvages menacées d'extinction (Cites), indiquant une réglementation de son commerce. En 2011, l'UE a interdit toute exportation de civelles hors de ses frontières, ce qui a entraîné une recrudescence du braconnage, et instauré un plan de gestion, principalement focalisé sur la réduction de l'effort de pêcheeffort de pêche de plus de 50 %. Malgré ces mesures, les populations d'anguilles ne donnent pas de signe de regain à ce jour. Il serait peut-être temps d'y inclure des actions gouvernementales pour réduire l'impact du changement climatiquechangement climatique...