Après 20 années de croissance forte, le chiffre d’affaires de la bio en France a chuté de 3 % en 2021. En particulier, certains produits frais : lait frais, crèmes et fromages, fruits et légumes, beurre. Quand on diminue la fréquence des courses, la part des produits frais, très importante dans la bio, diminue.


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    S'agit-il d'un simple accidentaccident de parcours dû au stressstress de l'augmentation du coût de la vie et aux incertitudes de la crise de Covid-19Covid-19 qui se prolonge ou du début d'un changement notable dans nos idées dominantes sur notre alimentation ?

    La croissance infinie n’existe pas

    La tentation est fréquente, avec une certaine paresse intellectuelle, de prolonger les courbes de croissance indéfiniment. Le succès va au succès, de plus en plus de gens se mettent à suivre les pionniers, et les nouveaux convertis sont à leur tour saisis par leur enthousiasme. Et quand, pour des raisons idéologiques, on veut y croire, on accentue encore le trait car il conforte et justifie ses positions de départ.

    © Bruno Parmentier, tous droits réservés
    © Bruno Parmentier, tous droits réservés

    C'est ainsi que certains ont cru pouvoir affirmer, dans le feufeu de campagnes électorales, qu'à terme, il faudra atteindre 80 % de part de marché pour l’alimentation bio ! Et que, par conséquent, il convenait de presser le mouvementmouvement en introduisant des obligations réglementaires -- par exemple, dans les cantines scolaires.

    En fait, même si elles apparaissent linéaires et régulières au début, la majorité des courbes sont en cloche ! Après la croissance vient la stagnation, plus ou moins longue, qui se conclut souvent par la décroissance vers un équilibre « naturel ».

    En 2021, la production de lait bio a augmenté de 12 %, alors que la consommation baissait ; résultat, on en a déclassé 30 %, et les revenus des producteurs ont fortement baissé, et les principaux collecteurs (Biolait, Lactalis, Sodiaal, Agrial) ont stoppé les conversions. © Couleur, Pixabay, DP 
    En 2021, la production de lait bio a augmenté de 12 %, alors que la consommation baissait ; résultat, on en a déclassé 30 %, et les revenus des producteurs ont fortement baissé, et les principaux collecteurs (Biolait, Lactalis, Sodiaal, Agrial) ont stoppé les conversions. © Couleur, Pixabay, DP 

    On a vu par exemple que la consommation de viande et de lait, qui n'avait cessé de progresser en France au XXe siècle, passant de 30 à 100 kilos par personne et par an, a commencé à décroître régulièrement (on en est à moins de 90 kilos de lait et autour de 80 de viande).

    En l'espèce, il n'est pas très difficile de constater que la production de bio autant que la consommation rencontreront inéluctablement des limites. Tous les agriculteurs ne seront jamais bio, et les consommateurs ne se mettront jamais tous à la bio exclusive. Le bio est une affaire de niche, dont on a peine à déterminer exactement les contours, mais ce n'est pas pour ça que cette niche a vocation à devenir majoritaire !

    Il n’y aura jamais qu’une minorité de consommateurs bio

    Il y a une différence fondamentale entre le fait de manger quelquefois de la bio, et ne se nourrir que de bio. Ça n'est pas très difficile de passer majoritairement, suivant son histoire personnelle et des préoccupations, à l'œuf bio, au lait bio, aux légumes bio ou aux cosmétiques bio. Mais bannir tout ce qui n'est pas bio nécessite un investissement en temps, en préoccupation et en finances très important, hors de portée de la plupart de nos contemporains.

    La bio d’avant, quand elle était en pleine croissance, en 2019 ! © Statista
    La bio d’avant, quand elle était en pleine croissance, en 2019 ! © Statista

    En gros, pour être 100 % bio, il vaut mieux être agriculteur, ou au moins rural, avoir des moyens financiers au dessus de la moyenne, et disposer de beaucoup de temps pour faire ses courses et cuisiner régulièrement (par exemple être à la retraite ou avoir déjà élevé ses enfants). Ça ne peut tout simplement pas concerner l'ensemble de la population !

    Image du site Futura Sciences

    Et justement, en 2022, les gens retournent au travail avec un stress accru dû à la Covid-19, les fermetures de classes, le retour au télétravail, l'incertitude du lendemain, et l'augmentation rapide du coût de la vie. Beaucoup de soucis somme toute et... le bio en fait un peu les frais !

    Le bio est maintenant en concurrence avec de plus en plus d’autres injonctions

    Cela devient de plus en plus compliqué de sauver la Planète avec autant d'injonctions contradictoires, et on est donc obligé de faire des choix, pas toujours au bénéfice du bio car les modes intellectuelles et écologiques changent rapidement.

    La part de marché des marques engagées dans le Nutri-Score a dorénavant dépassé les 50 % des volumes de ventes, et plus de la moitié des consommateurs estiment avoir été impactés par ce logo dans leurs comportements d’achat. © Openfoodfact, <em>Wikimedia Commons</em>, DP
    La part de marché des marques engagées dans le Nutri-Score a dorénavant dépassé les 50 % des volumes de ventes, et plus de la moitié des consommateurs estiment avoir été impactés par ce logo dans leurs comportements d’achat. © Openfoodfact, Wikimedia Commons, DP

    Citons quelques exemples de dilemmes :

    • Viande bio ou surtout bien-être animal ?
    • Moins de viande et meilleure viande ou carrément végétarienvégétarien ?
    • Bio français ou importé ? (un tiers du bio consommé en France est importé). De quel pays ? Avec les mêmes exigences ? Combien de kilomètres ?
    • Fruits « ordinaires » en vrac ou fruits bio sous emballages ?
    • Combien de gaz à effet de serre dans mon assiette, bio ou pas bio ?
    • Bio ou local avant tout ?
    • Bio ou équitable avant tout ?
    • Le bio des hypermarchés est-il vraiment du bio ou faut-il réserver cela aux magasins spécialisés indépendants ?
    • Pain bio, pain complet ou pain sans gluten ?
    • Lait bio, lait sans lactoselactose ou lait d'amande ?
    • Café bio ou café équitable ?
    • D'abord bio ou d'abord une bonne note au Nutri-score ou à Yuka (absence de résidus de pesticides ou absence de gras, de sel et de sucresucre).
    • Bio ou label rouge ?
    • Bio ou casher ou halal ?
    • Bio ou seulement « garanti sans résidus » ?
     En 5 ans d’existence, Yuka a séduit 25 millions d'utilisateurs dont 16,5 millions en France. © <em>Wikimedia Commons</em><br> 
     En 5 ans d’existence, Yuka a séduit 25 millions d'utilisateurs dont 16,5 millions en France. © Wikimedia Commons
     

    On voit bien que, si on rajoute en plus le facteur prix, le bio est loin d'avoir le monopole du vertueux actuellement. En particulier, il se trouve en concurrence avec les questions de santé (illustrées par le Nutri-score) ou de réchauffement de la Planète, deux préoccupations qui prennent de plus en plus de place.

    Notons par exemple que les épiceries vrac, les magasins de produits locaux ainsi que les sites web montent à leur tour en puissance. De même pour les produits qui, sans nécessairement être bio, répondent à des critères de qualité exigeants : labels rouges, AOC, IGP, ou encore produits « sans » (résidus de pesticides, nitrites...), de plus en plus plébiscités par les consommateurs car souvent moins onéreux et répondant malgré tout à leurs exigences en matièrematière de production locale et de respect de l'environnement ou de la santé.

     Dans le pays du fromage, va-t-on se fier d’abord aux appellations d’origine, au bio… ou au taux de matière grasse sanctionné par le Nutriscore ? © fromages.aop.com
     Dans le pays du fromage, va-t-on se fier d’abord aux appellations d’origine, au bio… ou au taux de matière grasse sanctionné par le Nutriscore ? © fromages.aop.com

    D'où les tentatives de mise en place de « bio + » ou « bio augmenté ». Par exemple, le label « Bio équitable en France », promu la Fédération nationale des agriculteurs biologiques (Fnab) avec le soutien de Carrefour et Naturalia. Il s'agit de garantir un produit répondant aussi aux exigences de local et d'impact social positif des consommateurs. L'avenir nous dira si ce sera une stratégie gagnante ou une nouvelle source de confusion pour les consommateurs...

    Ce nouveau label regroupe 448 produits provenant de 5.000 fermes familiales labellisées. © Bio équitable en France
    Ce nouveau label regroupe 448 produits provenant de 5.000 fermes familiales labellisées. © Bio équitable en France

    Finalement, la baisse du bio ne vient-elle pas aussi de la fatigue et du désarroi du citoyen-consommateur ? De même que, comme chacun sait, au final tous les régimes font grossir car les frustrations qu'ils provoquent mènent un jour ou l'autre à la boulimieboulimie ; l'excès de zèle alimentaire ne finit-il pas, surtout en période d'augmentation du coût de la vie, par nous inciter à tout lâcher ?

    Et donc cette baisse du chiffre d'affaires de la bio pourrait bien ne pas être qu'un incident de parcours ; on arrive peut-être à un plateau ou au début d'une décroissance...

    Il n’y aura jamais qu’une minorité d’agriculteurs bio

    Mais la limite du bio existe également côté production. Se convertir au bio (admirons le choix du verbe !) nécessite de l'agriculteur un engagement extrêmement fort, bien éloigné de la simple opportunité économique : « Le marché se développe, ça va être rentable, je ne veux pas être le dernier à en profiter ».

    En fait, c'est aller au devant d'une vraie prise de tête, et d'une vie beaucoup plus complexe et aléatoire. On va travailler davantage, avec plus de risques et d'incertitudes, chaque année va amener de nouveaux problèmes et, à la fin, souvent on gagnera moins malgré les subventions ! Et ce, d'autant plus que les dites subventions ont une fâcheuse tendance à décroître : elles sont relativement fortes et correctes dans les trois années de « conversion », où on a déjà toutes les contraintes de la bio sans pouvoir bénéficier de ses prix (car le fameux label n'arrive qu'après 3 années jugées nécessaires pour nettoyer un minimum les terresterres des résidus de pesticides). Mais après, on passe dans une situation plus banale où elles sont progressivement remises en cause au prétexte que le marché du bio doit s'autofinancer progressivement...

    Légumes cultivés en agriculture bio. © Elina Marc,<em> wikimedia commons</em>, CC 3.0
    Légumes cultivés en agriculture bio. © Elina Marc, wikimedia commons, CC 3.0

    Bien entendu, au début, on trouve des volontaires prêts à travailler davantage et à affronter les risques, car ils veulent sincèrement sauver la Planète, et que cela se sache ! Dans un deuxième temps, ils entraînent leurs amis, et le cercle s'élargit quand ça devient rentable. Mais il n'y a pas une seule profession au monde où l'on puisse trouver une majorité de gens qui veulent travailler plus et prendre davantage de risques, pour souvent gagner... moins ! Il y a forcement une limite : 10, 15, 20 %, mais certainement pas 80 % ! On en est déjà autour de 12 % d'agriculteurs bio en France -- moins en volumevolume car, en général, ils cultivent de plus petites surfaces, et donc on commence probablement à s'approcher de la limite !

    D'autant plus que le mouvement n'est pas à sens unique : on observe aussi des agriculteurs qui finissent par se lasser des contraintes et incertitudes de la bio, et qui reviennent à une agricultureagriculture chimique et plus mécanisée ! Et ce mouvement pourrait s'accentuer car les nouveaux convertis au bio sont moins fortement convaincus que leurs prédécesseurs, et que l'Europe ne veut plus soutenir indéfiniment la bio, préférant se concentrer sur les aides à la conversion.

    Si la demande reste soutenue et que la production ne suit pas, on peut évidemment compléter par de l'importation, mais justement, ça s'accorde mal avec la vision du monde de la plupart des consommateurs de bio qui aiment bien les circuits courts et se méfient de l'applicationapplication réelle des normes dans d'autres pays...

    Observons par exemple que les deux pays les plus « fanas bio » en Europe, la Suisse et l'Autriche, n'en sont qu'à 15 à 20 % de parts de marché. Ça laisse espérer une marge supplémentaire de progression en France, mais pas si grande que ça. De plus, ce ne sont pas deux grands pays agricoles : ils produisent peu de céréalescéréales et n'ont pratiquement pas d'élevage intensif. La part des cultures maraîchères et de l'élevage extensif de montagne y est beaucoup plus importante, et c'est justement sur ce type de produits que la bio s'épanouit davantage !

    Le tout bio ne marche pas

    Les rares expériences d'imposition légale de passage systématique à la bio se sont rapidement soldées par un désastre économique qui a obligé rapidement à un retour en arrière, fort coûteux économiquement et socialement.

    C'est ainsi qu'en avril 2021, le président du Sri Lanka a annoncé que son pays passait immédiatement au bio, sans aucune préparation, et interdit toute importation de pesticides et d'engrais. Il espérait ainsi rééquilibrer sa balance des paiements très dégradée tout en soignant son image écologique. L'objectif était d'éviter que le pays, déjà en grande difficulté, ne plonge dans une crise majeure. S'est ensuivi un véritable désastre : la production de thé, principale culture d'exportation, a chuté de moitié, les paysans ont abandonné de vastes surfaces de cultures vivrières et la production de denrées de première nécessité a chuté drastiquement, dans une période où le pays n'avait plus de devises pour en acheter à l'étranger. Résultat, retour en arrière toute : au bout de 6 mois cette politique a dû être purement et simplement abandonnée. Les Sri Lankais ont faim, l'agriculture locale a perdu une année, et le gouvernement le soutien de la majorité de la population !

    La récolte du thé au Sri Lanka dépend beaucoup de l’utilisation des pesticides, les supprimer du jour au lendemain a provoqué un désastre. © PD Author, <em>Wikimedia Commons</em>, DP
    La récolte du thé au Sri Lanka dépend beaucoup de l’utilisation des pesticides, les supprimer du jour au lendemain a provoqué un désastre. © PD Author, Wikimedia Commons, DP

    Notons quand même que le Bhoutan et le Costa Rica se sont engagés également dans cette direction, mais moins violemment et avec, semble-t-il, davantage de succès ; le Bhoutan vise maintenant l'échéance 2035 ! Mais retenons qu'il est impossible d'imposer la bio à tous.

    Les agriculteurs bio se fixent essentiellement sur la question de l'abandon des engrais des pesticides chimiques (sauf le sulfate de cuivrecuivre dont ils font un usage intensif !), par exemple sur l'interdiction emblématique du glyphosateglyphosate. Or il apparaît maintenant que la très forte réduction du labourlabour devient un objectif écologique majeur, tant en matière de biodiversitébiodiversité que de limitation du réchauffement de la Planète... Et ce changement majeur de pratiques culturales est encore plus difficile si on s'interdit a priori tout plan B dans la période d'apprentissage et de conversion...

    On peut néanmoins oser une comparaison : le bio est à l'agriculture ce que l'écriture en vers est à la littérature. Une pratique d'avant-garde, beaucoup plus contraignante, mais qui, pour minoritaire qu'elle soit, tire toute la profession vers le haut. Grâce aux poètes, les écrivains en prose sont amenés à être plus exigeants sur leurs textes. Grâce aux agriculteurs bio, les autres agriculteurs peuvent être fortement incités à diminuer drastiquement leur usage des pesticides et engrais minérauxminéraux !

    Au total, il n'est donc pas impossible que l'on assiste à une inflexion durable de la courbe de développement de la bio en France, tant au niveau de la production que de la consommation.