Quelle est votre relation avec le silence ? Est-ce que vous avez tendance à le rechercher ? Ou alors plutôt à le fuir ? Le silence est entouré de mystères et de mythes, et aujourd’hui, je vous propose d’en explorer un bien particulier : l’idée selon laquelle il serait capable de rendre fou. Cette semaine dans INFRA, on va visiter trois endroits : une chambre anéchoïque, des étendues polaires dénuées de toute vie, et une cellule d’isolement en prison, en compagnie de deux anciens détenus. On verra quel impact psychologique le silence peut avoir sur l’esprit, et on parlera de la façon dont il est encore aujourd’hui utilisé comme un mode de torture dans les prisons françaises.


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    Note : cet article est une retranscription du podcast INFRA, animé par Emma HollenEmma Hollen et produit par Futura. Pour une expérience optimale, écoutez l'épisode en cliquant sur le lecteur ci-dessous.

    Découvrez le podcast INFRA à l'origine de cette retranscription. Cliquez sur Play et laissez-vous porter ou cliquez ici pour vous abonner sur vos plateformes préférées. © Futura

    [Un paysage sonore composé de multiples couches : des bruits de travaux, du trafic urbain, un avion qui passe et des discussions de passants ; on distingue à peine quelques oiseaux qui chantent, le clapotis d'un cours d'eau et un ventvent doux.]
    Le silence est difficile à définir autrement que comme une absence : l'absence de bruit. Si l'on va plus loin, il peut même être défini comme un degré d'absence. Est-ce qu'on parle juste de l'absence de nuisances sonores ? [Les travaux s'interrompent.] De l'absence totale de bruits issus de l'activité humaine ? Pas de voituresvoitures, d'avions, ni de voix qui résonnent à nos oreilles ? [Le trafic, le son de l'avion et les discussions s'interrompent.] Ou est-ce que l'on va encore plus loin, en [oblitérant au passage le chantchant des oiseaux], [le clapotis des vaguesvagues] ou [le souffle du vent] ?

    Le silence existe-t-il ?

    On pourrait tenter de le définir comme un phénomène objectif, mais pour le physicienphysicien, le silence n'est en fait rien de plus qu'une chimère. Puisqu'on définit le son comme une variation de pressionpression dans l'airair, il existe théoriquement deux manières d'aboutir à un silence total : soit en immobilisant complètement les moléculesmolécules d'air pour éviter qu'elles ne s'entrechoquent, ce en baissant la température jusqu'au zéro absoluzéro absolu, soit en évinçant jusqu'à la dernière petite molécule, pour créer un vide parfait. Deux méthodes... aux frontières de ce que tolère la théorie et de ce que permet la pratique. Même si nous pouvions réunir les conditions nécessaires pour obtenir ce résultat, votre simple présence - la chaleurchaleur de votre corps, vos mouvementsmouvements, l'air que vous respirez - anéantirait en un instant tous les efforts mis en place pour créer un silence parfait. Pour faire simple, le silence - le silence absolu en tout cas... ça n'existe pas. Il faut donc plutôt le définir comme une expérience relative et subjective. Une interprétation de notre cerveau plutôt qu'un phénomène physiquephysique concret.

    Mais ce n'est pas parce qu'on a du mal à le délimiter ou qu'il n'a pas de mesure objective que le silence est dénué de tout pouvoir. Un silence dans une conversation, au beau milieu de la nuit ou après une journée harassante sur un chantier peut tout à la fois être source de réflexion, d'inquiétude ou de détente. Cette année, des scientifiques de l'université Johns Hopkins ont d'ailleurs prouvé que notre cerveau « entendait » le silence, un peu de la même manière que les sons. Plus précisément, en remplaçant du bruit par du silence dans une célèbre illusion auditive, ils ont démontré que l'absence de son pouvait mener aux mêmes distorsions de perception que le son lui-même. [Une ambiance de restaurant bruyant. Une voix énonce « One », puis un court silence se fait, suivi d'une courte reprise du son de restaurant, d'un nouveau silence de même duréedurée, puis de la reprise de l'ambiance à nouveau. Un instant plus tard, la voix énonce « Two » puis un silence prolongé se fait avant que l'ambiance sonore ne reprenne. Le début du premier silence court et la fin du deuxième silence court sont séparés par exactement la même durée que celle du silence long. Mais du fait de l'illusion auditive, ce deuxième silence semble bien plus long.] Même lorsqu'il n'y a, en théorie, rien à écouter, notre cerveau traite le silence comme une information en soi.

    Dans cette hallucination auditive, la durée des deux silences combinés avec le petit bruit qui les sépare semble plus courte que celle du longue silence. Pourtant elle est exactement identique ! © Johns Hopkins University, YouTubeYouTube

    Or, avec la multiplication des émissionsémissions de radio et de télévision, des vidéos et des reels, des podcasts et des vocaux sur WhatsApp, il semblerait qu'une partie de la population ait développé une certaine... allergie au silence. Au cours d'une étude longitudinale menée sur 5 ans, auprès de 580 étudiants, le chercheur Bruce Fell a constaté que ces derniers avaient tendance à perpétuellement s'entourer de bruit et à ressentir une certaine anxiété dans les moments de silence. [Le son distant d'un journal télévisé.] Contrairement à ce que l'on pourrait présumer, il ne blâme pas tant les réseaux sociauxréseaux sociaux que l'habitude transmise par les parents ou les grands-parents d'avoir toujours un fond sonore, en gardant la radio ou la télévision allumée par exemple. Conditionnés pour vivre dans un environnement bruyant, ses étudiants perçoivent le silence comme quelque chose de déstabilisant, de gênant, voire de menaçant. Car il se peut aussi que le silence active notre instinct de survie et nous fasse redouter un danger. Notre cerveau de primateprimate a peut-être appris que quand les animaux se taisent autour de nous, c'est parce qu'une menace rôde. Dans une étude de 2015, la chercheuse Imke Kirste et son équipe ont fait écouter différents bruits ainsi que du silence à des souris. En mesurant l'impact de ces stimuli sur le cerveau des rongeursrongeurs, ils ont constaté que seul le silence avait tendance à promouvoir l'apparition de nouveaux neuronesneurones au niveau de l'hippocampehippocampe, même après une phase d'habituation. Pour les chercheurs, l'explication la plus probable est que les souris se mettent en alerte face à l'absence inhabituelle de bruit. Et il n'est pas impossible que vous fassiez de même.

    Chambre anéchoïque : la pièce la plus silencieuse au monde

    On va dire que ce n'est donc plus à prouver : le silence, même s'il a d'autres bénéfices par ailleurs, peut causer du stressstress. Mais peut-il en causer assez pour rendre fou ? Que se passerait-il par exemple si l'on vous enfermait pendant une heure dans une chambre anéchoïquechambre anéchoïque, une pièce si bien isolée qu'aucun son ne pourrait y entrer ni même rebondir contre ses mursmurs ? Eh bien, on peut tenter l'expérience, et certain·e·s l'ont même déjà fait. Il existe plusieurs chambres anéchoïques à travers le monde et chacune est un petit bijou d'ingénierie. Chez MicrosoftMicrosoft par exemple, on a construit une grande pièce en bétonbéton, puis une deuxième plus petite à l'intérieur, montée sur des ressorts destinés à absorber les vibrationsvibrations. Dans la chambre, tout, du sol au plafond, est recouvert de moussemousse découpée en tranches, un peu comme des grandes parts de gâteau disposées perpendiculairement les unes par rapport aux autres. Aucun son ne parvient à pénétrer la chambre anéchoïque, [un écho qui s'atténue petit à petit :] et si vous donniez de la voix à l'intérieur, vous seriez étonné·e de constater qu'elle ne vous revient pas en écho comme dans une pièce classique. Au lieu de ça, le son va rebondir et se dissiper sous forme de chaleur entre les tranches de mousse, tant et si bien que même les personnes aveugles et malvoyantes qui utilisent l'écholocalisation pour se repérer, ont du mal à s'orienter dans ce type d'espace. La chambre anéchoïque de Microsoft est tellement silencieuse que le son ambiant y est de -20 dB, 20 décibelsdécibels en dessous de l'audition humaine. 

    Une chambre anéchoïque à l'université technique du Danemark. © Jacob Kirkegaard, Wikimedia Commons

    Alors comment vont réagir vos oreilles et votre cerveau à ce silence inhabituel ? Jazz Myers, de la Brigham Young University, décrit l'expérience à peu près comme ceci : une fois installé·e, vous allez d'abord remarquer le bruissement de vos vêtements, alors que vous bougez sur votre chaise [le frottement du tissu]. Puis, à mesure que votre audition se recalibre, les bruits humides produits par votre bouche et votre gorge vous sembleront plus forts [des bruits de bouche, une respiration discrète et un son de déglutition]. Si vous restez un peu plus longtemps, vous deviendrez de plus en plus réceptif·ve aux moindres mouvements de votre corps, et vous aurez peut-être même la  chance d'entendre le sang traverser votre crânecrâne [un SHHHhhSHHHhhSHHHhh]. Certaines personnes rapportent, de manière anecdotique, avoir entendu les battements de leur propre cœur ou même avoir eu des hallucinations auditives durant leur séjour dans la chambre anéchoïque. Et on devine que pour une personne naturellement anxieuse, qui a du mal à se trouver dans un silence complet, la situation pourrait être pour le moins désagréable.

    Pour attirer l'attention des médias, plusieurs laboratoires, comme celui d'Orfield, au Minnesota [un chronomètrechronomètre se déclenche], ont lancé le défi à leurs visiteurs de rester le plus longtemps possible seuls dans le noir à l'intérieur de leur chambre anéchoïque [tic !, le chronomètre s'arrête]. En ont résulté des articles... peut-être un peu trop sensationnalistes. Parmi les gros titres, on peut lire que personne n'a réussi à rester plus de 45 minutes à l'intérieur de la chambre, ou qu'à peine 10 minutes de ce silence complet suffisent à rendre fou. [Le cri humoristique d'un homme paniqué.]
    Alors, je vous rassure tout de suite, ce ne sont que des légendes urbaines. Effectivement, le record du temps le plus long passé dans la chambre des laboratoires Orfield est de 45 minutes. Mais bon, rien ne nous dit pourquoi la personne a fini par en sortir. Après tout, trois quarts d'heure dans le noir, les fesses vissées sur une chaise à ne rien faire, ça commence à faire long. Et puis, si on sait qu'on a battu le record, pourquoi s'embêter à rester plus longtemps ? Par ailleurs, depuis, Derek Muller de la chaîne Veritasium et Mitchell Moffit, animateur de AsapSCIENCE, ont respectivement passé une et deux heures dans une chambre anéchoïque sans pour autant y perdre la tête. Même Moffit, qui se décrit comme quelqu'un de naturellement anxieux et effrayé par l'obscurité, semble avoir plutôt bien vécu l'expérience.

    Le communicateur scientifique a fait l'expérience d'une chambre anéchoïque pendant deux heures. Il a également expérimenté l'une des salles les plus bruyantes au monde. © AsapSCIENCE, YouTube

    Solitude en Antarctique

    Du coup, ce n'est peut-être pas tant la qualité du silence qui importe, mais plutôt sa quantité. Pour savoir comment l'esprit humain résisterait à des jours, des semaines ou des mois de silence, on peut se tourner vers les récits d'explorateurs et d'exploratrices en milieux désertiques ou polaires.

    [Un blizzardblizzard glacé.]
    Nombreuses sont les histoires d'équipages rendus fous par les longs mois d'isolement sur la banquisebanquise, l'absence totale de vie, les nuits interminables et les sons de la glace pressant impitoyablement contre le flanc des navires [qui craquent sous la pression]. Dans son livre Cauchemar en AntarctiqueAntarctique, que je vous recommande vivement si ce type de récits vous intéresse, l'auteur Julian Sancton décrit la descente aux enfers de l'expédition Belgica, prisonnière de la mer de Bellinghausen durant une année entière. Cernés par les icebergs, privés de toute échappatoire mais aussi d'activités capables de rompre la monotonie, les hommes y ont vu leur santé mentale s'émousser progressivement. Un jour, un matelot [griffonne sur un bout de papier] qu'il n'arrive plus à parler ni à entendre. Il recouvrera sa capacité de parole et d'audition en l'espace d'une semaine mais pas sa raison, menaçant régulièrement d'assassiner son supérieur. Adam Tollefsen, initialement l'un des membres les plus précieux de l'expédition pour son aisance sur la glace, développera pour sa part une paranoïa profonde qui ne le quittera jamais. Et nombre de ses compagnons de fortune connaîtront des épisodes plus ou moins graves de dépression, d'anxiété ou de psychosepsychose.
    Inspiré par ces événements, Ernest Shackleton invitera l'un de ses membres d'équipage à emmener son banjo à bord de l'Endurance [une musique douce au banjo], qui restera pour sa part bloquée huit mois dans la péninsulepéninsule antarctique, quelques années plus tard. La musique, qualifiée de « remède vital » par l'explorateur, permettra à l'ensemble des marins de traverser les longs mois d'hiverhiver en gardant leurs esprits. 

    Le marin Adam Tollefsen, devenu fou à bord du Belgica, prise dans la glace pendant un an. © Follo Museum, MiA

    Ceci étant dit, il est difficile de savoir exactement ce qui pousse les voyageurs à perdre pied. Après tout, le son de l'accordéon résonnait régulièrement à bord du Belgica, et les hommes avaient toujours leur conversation pour rompre le silence. Les nuits polaires sans fin, l'absence de vie animale, l'alimentation douteuse, la blancheur uniforme du paysage ou le simple fait d'être confiné pendant des mois dans un bateau que la glace engloutit peu à peu sont autant de facteurs qui ont pu jouer un rôle crucial dans leur déclin progressif. 
    D'ailleurs, pour certains aventuriers modernes, c'est justement le silence de la banquise qui attire. Durant sa marche de 50 jours à travers le pôle Sud, sans compagnon ni radio, l'explorateur polaire Erling Kagge semble avoir trouvé du réconfort dans le silence ; l'opportunité de s'extraire du vacarme de la vie quotidienne, de réfléchir et de méditer. Il partage son expérience dans un court ouvrage baptisé Quelques grammes de silence, dont je vous mets le lien en description. [Un dernier coup de vent feuillette les pages d'un livre.]

    Il apparaît donc que ni la quantité, ni la qualité du silence ne soient suffisants pour briser l'esprit d'un être humain. Et tant mieux. Mais peut-être existe-t-il un dernier facteur qui parvienne à faire tout basculer : la contrainte. Après une courte pause, je vous propose de vous joindre à moi pour une excursion dans l'ombre des prisons, loin des regards et des caméras, là où le silence est utilisé comme une forme de torture sur des milliers de détenus chaque année. On parlera du supplice de la salle blanche, du mitard et de cellule d'isolement, le tout en compagnie de deux ex-détenus qui ont accepté de partager leur expérience face au silence pour cet épisode. 

    Torture blanche : faire souffrir avec du rien

    En janvier 2004, Amir Abbas Fakhravar, condamné à 8 ans de prison pour son opposition au régime iranien, est conduit au centre de détention d'Evin, dans la banlieue de Téhéran. Sur place, il est vêtu d'un uniforme blanc et placé dans une cellule sans fenêtrefenêtre aux quatre murs entièrement blancs. À l'intérieur, le lit est blanc, les draps sont blancs, le lavabolavabo est blanc et au plafond, blanc, brillent continuellement des néonsnéons qui dissipent la moindre parcelle d'ombre sur le sol, blanc. En guise de repas, on lui sert du riz blanc non assaisonné dans des assiettes blanches jetables. Et s'il souhaite aller aux toilettes, il doit glisser un bout de papier blanc sous sa porteporte blanche, afin que les gardes, équipés de chaussures silencieuses, l'y accompagnent. Ces gardes ont pour instruction de ne pas produire le moindre son, d'énoncer le moindre mot, et Amir a l'interdiction formelle de parler à qui que ce soit. Il est brièvement relâché au début du mois de février, deux courts jours durant lesquels il va pouvoir témoigner de son expérience à Amnesty International, avant d'être replacé en confinement. Ce supplice de la salle blanche, ce que l'on appelle plus exactement la torture blanche, « shekanjeh-e sefid » (شکنجه-ا سفید), il la subira pendant 8 mois au total. Huit mois d'un silence qu'il qualifiera d'« assourdissant » [un son aigu résonne, comme un acouphène]. Depuis, plusieurs témoignages ont suivi, et cette année, en 2023, l'activiste Narges Mohammadi a reçu le prix Nobel de la Paix pour son combat pour les droits humains en Iran, notamment grâce à un livre et un documentaire baptisés White Torture, dans lesquels elle livre les témoignages de plusieurs femmes victimes de ce procédé. De ce que l'on sait, la torture blanche serait également pratiqué au Vénézuela et aux États-Unis.

    Narges Mohammadi a reçu le prix Nobel de la Paix pour son combat pour les droits humains en Iran. Elle a dénoncé la pratique de la torture blanche dans un livre et un documentaire compagnon, White Torture © Voice of America

    L'impact psychologique de la solitude a fait couler beaucoup d'encre pendant la pandémiepandémie de Covid-19Covid-19 : dépression, anxiété, diabètediabète de type 2, troubles cardiaques, addictionsaddictions, démencedémence, pensées suicidaires et mort prématurée sont autant de risques graves associés à un isolement social prolongé. Imaginez donc les dangers encourus par une personne non plus isolée mais confinée de force dans un espace dépourvu de toute distraction. Que l'incarcération ait lieu dans une pièce blanche ou non, la littérature scientifique parle de modifications visibles de l'activité cérébrale en cas de confinement total, de confusion, d'agitation, de vertiges, de violence, d'hallucinations, de paranoïa, de détérioration sévère du sommeilsommeil et des capacités cognitives, de perte des défenses immunitaires, de déliredélire, de dépersonnalisation, de suicide et de dommages psychiatriques irréversibles. Ces effets varient grandement d'un détenu à l'autre, selon sa résiliencerésilience psychologique et son passif, mais ils sont suffisamment graves pour avoir poussé de nombreuses associations de lutte pour les droits humains à combattre ces pratiques, exhortant les gouvernements à n'en faire usage qu'en cas d'ultime recours et pour une durée impérativement inférieure à 14 jours. 

    L'isolement dans les prisons françaises

    Pourtant, aujourd'hui, en France, les prisons pratiquent encore l'isolement pour des durées allant de quelques jours pour les petits « délits » à plusieurs années, pour les personnes impliquées dans des affaires de terrorisme ou relevant du grand banditisme. Pour cet épisode, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec deux personnes qui ont connu l'un et l'autre. Alice est une jeune femme transgenretransgenre de 25 ans, qui a été incarcérée pendant deux ans dans une prison pour hommes peu de temps après sa majorité. Au cours de sa détention, elle a été placée au mitard, une cellule d'isolement du quartier disciplinaire, pendant 21 jours. Yannick, 54 ans, a pour sa part connu un long parcours carcéral, 22 ans au total depuis sa première peine à l'âge de 16 ans. Il a lui aussi connu le mitard, mais ce qui l'a le plus marqué, c'est sa mise à l'isolement pendant plusieurs mois à la prison d'Angoulême. [Une porte se ferme avec fracas sur le son de la prison.]
    Alors, pour bien comprendre de quoi on parle, voyons d'abord ce qu'est le mitard.

    On donne ce nom aux cellules individuelles situées dans le quartier disciplinaire de la prison, ou QD. Contrairement à une cellule d'isolement destinée à la protection de certains individus, le mitard, lui, a bien pour vocation de punir en mettant le détenu à l'écart du reste de la population carcérale. Lorsqu'un détenu commet une faute ou enfreint le règlement de l'établissement, il peut être condamné au mitard pour une période allant de un à trente jours, selon la gravitégravité son infraction, bien souvent laissée à l'appréciation subjective des surveillants, malgré le code pénitentiaire en place. Pour Yannick, c'est l'usage du téléphone, interdit en cellule, qui lui a le plus souvent valu des passages au mitard. Une faute disciplinaire dit « du deuxième degré » qui aurait normalement dû lui valoir entre 7 et 14 jours de peine maximum.

    Une cellule d'isolement au quartier disciplinaire. © OIP, CGLPL
    Une cellule d'isolement au quartier disciplinaire. © OIP, CGLPL

    [YANNICK :] « Quand on se fait prendre avec un téléphone, on le sait tous, ça peut varier d'une semaine de mitard à 45 jours, à l'époque, de mitard, en fonction des prisons où on est. Quand on est condamné à une semaine de mitard, bon voilà, on prend le risque, on sait ce qu'on risque. Même si on trouve pas ça vraiment adapté comme sanction, on fait avec. Évidemment, quand on est condamné à 45 jours de mitard, c'est juste atroce parce que ça paraît interminable. Ça paraît être non pas des semaines, mais des mois. Et juste, pour avoir communiqué avec l'extérieur, c'est vraiment très cher payé, donc c'est vraiment difficile à vivre. »

    Quand on est condamné à 45 jours de mitard, c'est juste atroce parce que ça paraît interminable.

    Cette peine, elle est décidée lors d'un conseil disciplinaire qui permet théoriquement au détenu de faire appel. Mais pour beaucoup d'entre eux, ce procès au sein de la prison relève plutôt de la farce. 

    [YANNICK :] « Quand on arrive en conseil disciplinaire, c'est comme un petit tribunal. On voit la directrice ou le directeur, on voit ses adjoints, les premiers gradés, quelques surveillants... Mais tout est déjà fait, en fait. On arrive, quoi qu'on dise, c'est vraiment pas pris en compte. »

    [ALICE :] « J'ai eu le tarif qu'ils voulaient me mettre, sans forcément qu'il y ait eu d'échange, de discussion. Bon, ils m'ont donné la parole, hein, mais bon... C'était 21 jours, c'était comme ça. C'était... pfff. Vraiment, j'ai eu l'impression que c'était plus un prétexte, ce conseil de discipline, qu'autre chose. »

    [YANNICK :] « C'est pas une discussion, c'est pas un échange. C'est vraiment un jugement qui est déjà prédéfini à l'avance. Tout est déjà dit, tout est déjà fait. Leur décision, elle est déjà prise. C'est vraiment une mascarade quoi, c'est... Ils connaissent le profil, ils savent la personne pourquoi il vient, donc ils savent déjà de toutes façons ce qu'ils vont nous mettre. Parce que même si on a le droit de faire appel dessus, on ne sort pas du mitard et de toute façon, l'appel sera examiné bien après qu'on ait déjà purgé notre peine de mitard. »

    [ALICE :] « 21 jours, c'est énorme. Le pire, c'est qu'au moment où ça a été prononcé, je ne m'en suis pas rendu compte, en fait. Je sais pas, 21 jours comme ça, ça paraît pas... Ça paraît pas beaucoup. Mais en fait, c'est énorme. »

    Le détenu peut aussi bien être amené au mitard à l'instant même où la faute a été constatée (en cas d'agression ou de tentative de fuite, par exemple) qu'après des mois d'attente, sans avertissement préalable.

    [ALICE :] « J'ai pas été prévenue, en fait, au moment où j'allais être transférée. Ça a été assez rapide après le conseil de discipline. Mais... Mais ouais, je sais pas, on ne m'a pas prévenue la veille en me disant : « t'y pars demain », quoi. On ne m'a pas laissé le choix. On ne m'a pas dit... J'ai dit : « mais, je peux appeler quelqu'un ? ». C'était... C'était pas possible. Donc ça, ç'a été... Ça, ç'a été violent. »

    Seuls entre quatre murs

    Une fois au quartier disciplinaire, le détenu y sera placé dans une minuscule cellule dotée d'un lit, d'une table, et d'un tabouret soudés au sol et de toilettes, avec pour seule compagnie une radio et un interphoneinterphone lui permettant de communiquer avec les surveillants. Pas de placardplacard, d'étagères, de miroirmiroir ni d'effets personnels. Durant sa peine de mitard, le détenu aura droit - du moins, en théorie - à au moins trois passages aux douches par semaine, une heure de marche par jour dans une cour individuelle et un maximum d'un parloir tous les sept jours. La seule chose qui circule en abondance au QD, c'est le tabac.

    [ALICE :] « On est seul, on a pas de livre, on a... une radio. Voilà. On a une possibilité de promenade. C'était une heure dans la journée. Enfin, moi, c'était deux fois une demi-heure, en fait. Les premiers jours, c'était même pas à l'extérieur, c'était dans une petite pièce. Après, j'ai pu avoir une petite cour extérieure qui n'est vraiment pas grande, quoi. J'avais une fenêtre. Ça faisait une petite lucarne, en fait, qui était en hauteur. Je pouvais même pas voir ce qui passait dehors. Ouais, c'était étouffant. Évidemment, que c'était étouffant. Mes journées, c'était... J'écoutais un peu la radio. Beaucoup la radio. Je fumais des clopes. C'était un peu ça. Puis on réfléchit à... On réfléchit. Le seul aspect positif, c'est que je pouvais vraiment être moi-même, quoi. Vraiment être la meuf que je suis. »

    Un détenu dans une cellule au mitard. Le mur a été brûlé, possiblement suite à une perte de contrôle ou pour attirer l'attention des surveillants ; une mesure drastique souvent employée par les détenus désespérés par l'isolement. © Grégoire Korganow / CGLPL

    [YANNICK :] « C'est vraiment dur parce qu'on est complètement coupé. On voit rien de l'extérieur. On est vraiment entre quatre murs. Il n'y a pas de télé, y a pas de... À l'époque, en tout cas, il y avait pas de radio. On n'a pas... Moi, par exemple, j'ai toujours fait des cours par correspondance, je les avais pas avec moi, j'avais pas mes livres. Donc le temps, il est vraiment... Les heures, c'est des jours, les jours, on a l'impression que c'est des semaines. On n'a rien à faire, en fait. Même si on essaye de faire un petit peu de sport pour s'occuper, on va faire du sport pendant une heure, mais il reste 23 heures encore dans la journée à occuper. Quand on nous ouvre la porte pour aller en promenade, c'est l'hiver, on va tourner en rond pendant une heure dans une petite cour de promenade au froid - surtout qu'on peut pas rentrer quand on veut, donc on est obligé d'aller jusqu'au bout ! Donc des fois, ben on décide de pas y aller. C'est vraiment... On a vraiment, vraiment l'impression d'être coupé du monde. Et c'est vrai que même dans une courte période, quand on sort du mitard, ben on a vraiment le sentiment d'avoir été libéré comme si on avait été libéré de prison. C'est vraiment le sentiment qu'on avait tous, quand on échangeait, quand on en parlait entre nous. »

    [ALICE :] « Franchement, j'étais soulagée. J'étais d'abord soulagée, vraiment. On idéalise presque la prison classique quand on est au mitard. C'est plus après qu'on... Enfin, très vite en fait, on se dit : « merde, mais je suis toujours enfermée. »

    On idéalise presque la prison classique quand on est au mitard.

    Hallucinations, paranoïa : quand le silence fait perdre pied

    Violences, humiliations, abus, les témoignages les plus terribles ressortent du mitard. Pour cet épisode, j'ai voulu me concentrer sur le sujet de l'isolement et du silence, mais si vous souhaitez en apprendre plus, je vous conseille le documentaire Mitard, l'angle mort, produit par Arte et disponible sur YouTube, ainsi que les nombreux témoignages recueillis par l'OIP, l'Observatoire International des Prisons. Dans l'un d'eux Khaled, ancien détenu, déclare que « le mitard, c'est la prison dans la prison, c'est la solitude dans la solitude. » Et cette solitude, comme on l'a dit, elle peut avoir un impact délétère profond sur la santé mentale de celui ou de celle qui y est condamnée. C'est pourquoi la plupart des associations préconisent son interdiction formelle pour les personnes fragiles psychologiquement. Alice était en pleine transition de genre durant son incarcération. Une période délicate, importante et qui nécessite un soutien et un accompagnement régulier par un professionnel de santé. S'il lui avait été permis de poursuivre son traitement hormonal depuis son arrivée en prison, ce dernier lui est retiré sans explication lors de sa peine de mitard. Un acte symbolique violent, mais aussi une mise en danger pour son équilibre mental. Au cours de ces 21 jours, l'expérience du silence pour Alice a été celle d'un combat pour garder contact avec la réalité.

     

    Le documentaire Mitard, l'angle mort, produit par Arte, fait la lumière sur les violences subies par les détenu·e·s au QD. © Arte, YouTube

    [ALICE :] « On entend des choses, on se demande si... Voilà, je me souviens, des fois, j'entendais des musiques, quand il n'y avait pas la radio. Et puis, je me disais : « mais est-ce que c'est dans ma tête ou est-ce que cette musique, je l'ai vraiment entendue ? » J'avais l'impression d'entendre des gens parler, sans savoir si c'est réel ou si... ou si c'est dans ma tête. Et c'est ça qui était vraiment très... très déstabilisant, en fait. Parce que... parce que c'était... On se persuade qu'on est en train de devenir f... fou. [Avec émotion.] C'était... Comment expliquer ça ? D'un instant à l'autre, j'avais l'impression d'être saine d'esprit. Et la minute d'après, de... Je sais pas, d'entendre des choses qui... n'avaient pas forcément... qui ne s'étaient pas forcément passées. Et... Et c'est hyper... déstabilisant. Je sais pas si c'est très clair comme je l'explique, hein, je suis désolée si c'est pas le cas. Mais en tout cas, voilà, la solitude fait qu'on n'a personne, en fait, pour nous dire si ce qu'on vit est réel ou pas. Il y a personne pour... pour confirmer qu'on a bien entendu quelque chose. Ça peut arriver dans la vie, hors de la prison. On demande « t'as entendu ce bruit », ou « tu sens cette odeur ? » Là, il y avait personne pour me confirmer ça et pour me dire que ce que j'entendais ou ce que je sentais, ben, c'était pas mon esprit qui le créait de lui-même. Il n'y avait personne pour me rassurer de ça. Et ce qui était le plus compliqué, c'était de me sentir observée. J'ai jamais été paranoïaque, mais là, il y a une paranoïa qui s'est vraiment installée en moi et j'avais l'impression d'être observée, en fait. Je pense que c'était pas qu'une impression, mais voilà. »

    La solitude fait qu'on n'a personne pour nous dire si ce qu'on vit est réel ou pas.

    Quant à Yannick, l'un de ses plus longs séjours au mitard manque de lui coûter la vie. Son histoire en dit long sur les abus de pouvoir des surveillants. Encore aujourd'hui, le mitard est la punition la plus utilisée en prison, représentant 75 % des sanctions.

    [YANNICK :] « J'étais dans une prison où on avait le droit de prendre la douche jusqu'à 11h du matin. Et pour pouvoir appeler le surveillant, il fallait mettre un morceau de papier en travers de la porte. Et donc, c'était le jour de mon anniversaire. J'avais, je ne sais plus, 44 ans, je pense. Et donc, j'avais mis le papier en travers de la porte à 10h40. J'attends, j'attends, j'attends. 11h arrive et le surveillant ouvre la porte à 11h pile. Lorsqu'il ouvre la porte, je lui explique que j'avais mis le drapeau depuis une vingtaine de minutes pour prendre la douche. Et là, ce surveillant, qui était quand même un surveillant connu pour ses provocations, me provoque en me disant : « Vous êtes un menteur. » J'ai très mal pris l'insulte et, vraiment, il s'est rapproché de mon visage. Vraiment, pour me pousser, je pense, à le frapper. Et au dernier moment, j'ai eu un réflexe, je lui ai juste craché au visage en lui disant qu'il ne méritait pas mieux, que j'allais garder mes poings uniquement pour les hommes et pas pour les gens comme lui. Donc, il a sonné l'alarme et j'ai pris 45 jours de mitard pour ça. Je suis arrivé au mitard, ç'a été difficile parce que ç'a été ma plus longue incarcération - donc j'étais condamné à 17 ans pour du trafic de stupéfiants. J'ai eu tout qui a ressurgi, les trahisons de mes pseudo-associés, mon divorce, le fait que je voyais pas mes enfants, le fait que le juge m'avait retiré tous mes permis de visite, le fait que j'avais perdu tout ce pour quoi j'avais entrepris mes délits. Vraiment, tout m'est remonté en mémoire et au bout de, je sais plus, trois, quatre jours, j'ai fait une tentative de suicide qui, heureusement, a échoué. »

    Mise à l'isolement : un châtiment pire que le mitard ?

    Mais pour Yannick, le pire, si l'on peut dire, reste à venir. Un jour, sur la base d'un faux témoignage d'un des détenus, il est conduit à l'isolement à la prison d'Angoulême. Un isolement plus strict et total encore que celui qu'il a subi au mitard. Désormais, il est complètement maintenu à l'écart de la population carcérale. Plus moyen d'essayer de communiquer au-dessus du mur de sa cour avec les autres détenus, pendant les promenades, plus une chance de les croiser lors de son passage à l'infirmerie. Même ses parloirs sont isolés et le jour de la naissance de son fils, ses droits de visite lui sont complètement retirés. Et cette fois-ci, il ne sait pas pour combien de temps il en a avant de connaître un retour à la normale.

    [YANNICK :] « On m'a conduit dans une cellule au rez-de-chaussée. J'ai été retiré de toutes mes affaires. J'étais vraiment avec le strict minimum. On m'y a mis le matin et le soir-même, un surveillant vient m'ouvrir la porte en me disant d'aller rejoindre une cellule d'attente. J'y suis allé sans trop comprendre pourquoi. Deux heures plus tard, c'est le directeur de la prison qui m'ouvre la porte, en me disant que je ne suis plus sous sa responsabilité, mais qu'il allait me confier « à ces messieurs », m'a-t-il dit. Donc, j'ai regardé, je vois des hommes cagoulés en noir. C'était ce qu'on appelle les ERISERIS, un groupe d'intervention. Donc, je suis déjà fouillé à nu. Vraiment, on m'a regardé sous tous les angles. On m'a menotté, entravé et on m'a conduit dans... Il y avait deux fourgonnettes, donc dans l'une d'elles, avec des armes pointées sur moi et j'ai été conduit à la prison d'Angoulême, à l'isolement. Et là, je suis resté deux mois dans cet isolement, pour des raisons qui étaient inexistantes, enfin, qui n'étaient pas la réalité, en tout cas. Deux mois, donc avec absolument aucun contact avec l'extérieur, tous mes courriers étaient saisis - et complètement saisis, ils étaient pas redistribués. J'avais plus aucun droit. Je voyais plus aucun détenu. J'étais vraiment isolé, une prison à l'intérieur d'une autre prison. Et le fait de vivre, d'une part, l'injustice des conséquences, en tout cas, de ce qu'a inventé ce détenu, plus les conséquences d'un magistrat qui me mettait vraiment la pression en retirant tous mes permis de visite le jour de la naissance de mon fils, le fait d'avoir tous mes courriers de saisis, de ne plus avoir aucune nouvelle de l'extérieur et que l'extérieur n'avait plus aucune de mes nouvelles, le fait de plus rien pouvoir faire, à part subir cet isolement, c'est quelque chose que j'ai très mal vécu. La grande différence entre le mitard et l'isolement, c'est que quand on se retrouve au mitard, c'est pour un temps donné qui est établi dès le départ, alors que l'isolement, vous pouvez y être pour un temps totalement indéfini. Donc on rentre dedans, mais on ne sait pas quand est-ce qu'on sort. »

    Des séquelles psychologiques sur le long terme

    L'injustice de sa mise à l'isolement va pousser Yannick à se battre. Chaque jour, il [écrit] trois à quatre lettres à ses proches, en sachant pertinemment qu'elles seront interceptées. II envoie des demandes de liberté provisoire au juge d'instruction, puis il finit par recevoir une visite du directeur de la prison, qui parvient à lui obtenir un unique parloir avec sa femme et son fils nouveau-né. Un surveillant sera présent durant tout leur échange mais cette minuscule bouffée d'oxygène donne à Yannick la force de continuer de se battre. Son combat finira par payer : au bout de deux mois, son isolement mais également son incarcération prennent fin. C'était son dernier séjour en prison. Depuis 4 ans, Yannick reconstruit sa vie et a même écrit une autobiographie, Au-delà les murs, éditée chez Balland, dont je vous mets le lien en description. Lors de notre premier échange, il a du mal à mettre des mots sur l'impact psychologique que l'isolement a eu pour lui. C'est un sujet douloureux, compliqué et seul le terme « souffrance » parvient à traverser l'écran. Mais deux heures après notre appel, il m'envoie un message audio, dont la qualité n'est pas idéale, je m'en excuse, mais dont le contenu est précieux.

    [YANNICK :] « Je n'ai pas souffert du silence, mais par contre, j'ai beaucoup souffert de l'isolement, le fait d'être coupé du reste du monde. Et j'en ai gardé pas mal de séquellesséquelles. Par exemple, je me suis rendu compte très rapidement, après avoir été libéré - et c'est encore valable aujourd'hui -, lorsque je vais dans les grands magasins, dès qu'il y a un petit peu trop de monde, au bout d'un moment, je me sens oppressé et je suis obligé de sortir. Je ne supporte plus la foule. Je ne supporte plus quand il y a trop de monde. Les transports en commun, à Paris, je suis incapable de les prendre. Que je sois seul ou qu'il y ait du monde, c'est le fait de me sentir... Le fait de me sentir enfermé comme ça, ça me rappelle cette cellule de mitard, ça me rappelle ces petites cours de promenade, ça me rappelle... Et... c'est pareil, je me sens oppressé et je suis obligé de sortir. De la même manière, je me souviens, quand on sort du mitard, comme quand on sort de l'isolement d'ailleurs, et qu'on revient dans une détention normale, on est sur le qui-vive en permanence. Surtout le soir quand les portes sont fermées, le moindre petit bruit qu'on peut entendre à l'extérieur de la cellule, à travers les portes, tout de suite, on les interprète, on essaye de les sonder, on essaye de savoir... Et je pense, que quelque part, inconsciemment, c'est peut-être la peur de voir que notre porte va s'ouvrir, qu'on va se faire prendre à nouveau avec un téléphone, qu'on va retourner au mitard. Je crois que c'est instinctif. C'est même pas quelque chose de réfléchi, c'est vraiment instinctif. Et d'ailleurs, depuis toutes ces années, depuis que je suis sorti et bien avant, je n'ai jamais, jamais réussi à retrouver un sommeil profondsommeil profond, dormir une nuit complète de 8 heures sans me réveiller 10, 15 fois toutes les nuits, systématiquement. Le moindre petit bruit, je suis réveillé - mais même sans bruit, en fait, mon cerveau travaille en permanence. Il y a plein de moments qui me reviennent sans arrêt et, comme quand j'y étais, en fait, il y avait une question qui me revenait tout le temps. Pourquoi ? Je me demandais souvent cette question. Pourquoi ? Pourquoi je ne vois plus personne ? Pourquoi je me retrouve ainsi enfermé, si injustement ? »

    La mise à l'isolement peut avoir des conséquences psychologiques importantes, qui se poursuivent bien après que le·a détenu·e a purgé sa peine. © Ulia Koltyrina, Fotolia
    La mise à l'isolement peut avoir des conséquences psychologiques importantes, qui se poursuivent bien après que le·a détenu·e a purgé sa peine. © Ulia Koltyrina, Fotolia

    Pour Alice aussi, la punition du mitard s'est étendue bien au-delà de ses murs, attestant de l'impact profond de l'isolement sur la psyché humaine.

    [ALICE :] « J'essaie de le mettre derrière moi, mais j'y pense. Sur le moment, avec toute la fin de ma détention, ça a été un truc assez traumatisant. Le côté paranoïa, ça m'a... Je dis pas que j'étais forcément la plus sociable au début, mais... Disons que ça a renforcé un petit peu ce côté renfermé où j'avais pas forcément envie de... de discuter avec d'autres détenus. Donc, ouais, ça a pas facilité, on va dire, la fin de ma détention. La paranoïa et les hallucinations auditives, c'est resté encore pas mal de temps. Les moments où j'étais seule ou... Pas forcément en prison, parce qu'en prison, les moments de silence et de solitude, ils sont très rares. Donc voilà, mais, c'est plus revenu peut-être après, à ma sortie. C'est resté. La paranoïa, elle est restée aussi. Elle est restée aussi, longtemps après. Je ressens pas forcément des impacts au quotidien. Si j'ai répondu aussi, je pense que c'est parce que ça me fait aussi un peu du bien d'en parler. »

    La paranoïa est restée. Elle est restée longtemps après.

    Silence ou solitude ?

    Alors au final, l'ennemi, ce n'est peut-être pas tant le silence que la solitude. Même chez les personnes ayant perdu l'audition suite à une maladie ou à un accidentaccident, il semblerait que ce soit l'isolement social, plutôt que le silence soudain, qui contribue à accroître les risques de démence. Les dommages qu'il peut causer ont été démontrés maintes fois par de nombreux organismes et le Comité pour la PréventionPrévention de la Torture du Conseil de l'Europe invite les établissements pénitentiaires à revoir leur usage du confinement solitaire pour le limiter à des cas exceptionnels. 

    [ALICE :] « Comment on peut encore mettre des gens au mitard ? Enfin, ça paraît moyenâgeux. C'est une question de respect de la dignité humaine. De laisser quelqu'un comme ça, seul, tu comprends qu'il y ait des personnes qui... qui puissent tenter de se suicider, dans ces circonstances-là. »

    Merci d'avoir écouté cet épisode d'INFRA un peu différent de d'habitude. J'espère que celui-ci vous aura intéressé et que les témoignages d'Alice et de Yannick vous auront ouvert la porte à de nouvelles réflexions. Merci infiniment à eux pour leur courage et pour leur prise de parole. Merci également au groupe Paroles de détenus sur FacebookFacebook, qui m'a permis d'entrer en contact avec eux. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous redirige encore une fois vers l'autobiographie de Yannick, disponible dans les liens en description. J'ai aussi dû beaucoup raccourcir leurs interventions afin de conserver le fil rouge de cet épisode, mais si vous souhaitez écouter leurs interviews complètes, dites-le-moi en commentaire et je les posterai sous la forme d'épisode bonus la semaine prochaine. Si vous avez d'autres remarques ou des questions à poser, laissez-nous un mot sur SpotifySpotify, AppleApple Podcasts, Podchaser ou via les réseaux sociaux de Futura. Pour aider le podcast à se faire connaître et à grandir, pensez à lui laisser une note, à vous y abonner, et à le partager autour de vous. Et si vous connaissez une personne sourde ou malentendante à qui ce podcast pourrait plaire, n'hésitez pas à le lui recommander. Des transcriptionstranscriptions détaillées sont fournies en description pour que tout le monde puisse en profiter. On se retrouve dans trois semaines et d'ici là, écoutez le monde autrement.

    L'autobiographie Au-delà les murs, rédigée par Yannick à sa sortie de prison. © Yannick Deslandes, Balland

    Merci à vous toutes et tous d'avoir écouté jusqu'au bout. Cette semaine, pas de fun fact, j'ai préféré conclure avec cette intervention de Yannick qui à mon sens boucle parfaitement l'épisode.

    [YANNICK :] « Ce que je pourrais avoir envie de laisser comme message, c'est que, au-delà de ces murs, c'est l'histoire d'individus qui ont tous un passé, qui ont tous un parcours, qui ont tous des ressentis, des difficultés de vie. On ne se lève pas un beau matin en se disant : « Je vais devenir délinquant », « Je vais devenir trafiquant » ou « Je vais devenir braqueur ». C'est tout un parcours qui nous mène à vivre comme ça. Je sais par expérience qu'il n'y a pas d'âge pour s'en sortir, il n'y a pas d'âge pour changer de vie. J'en suis la preuve vivante puisque j'ai changé de vie à l'âge de 50 ans. Dans le système carcéral, dans l'administration carcérale, que ce soit au niveau des surveillants, des directions, il y a des gens, vraiment, qui travaillent avec leur cœur, qui y croient, qui essayent de construire des choses. Il y a des gens qui ont pas du tout la même approche, qui sont dans la sévérité, dans « les gens ne veulent pas s'en sortir, les gens aiment vivre comme ça, c'est des délinquants, il faut les enfermer, il faut les faire souffrir. » Enfin, voilà.  Mais je pense que le dialogue, c'est la clé de tout. Parce que pour s'en sortir, il y a une grande partie de soi. Il y a 80 % du travail qu'on doit faire nous-mêmes, mais les 20 % qui restent, c'est toutes les mains tendues qu'il peut y avoir. Et sans ces mains tendues, la réinsertion, elle est juste impossible. Et quand je parle de la réinsertion, ce n'est pas que la réinsertion une fois sortis, c'est aussi la réinsertion à l'intérieur, parce qu'elle se construit jour après jour. Et ça, il y a que tout le monde ensemble où on peut y arriver. Mais dans tous les cas, ce n'est ni le mitard ni l'isolement qui en sont la solution. »