Les images des trous noirs que peut livrer l'Event Horizon Telescope ouvrent un nouveau chapitre de l'histoire de l'astrophysique relativiste et donc de l'histoire de l'Humanité. Parmi les pionniers de cette nouvelle imagerie en astrophysique qu'illustrent aujourd'hui les images des trous noirs supermassifs de M87 et de la Voie lactée il y a l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet qui commente les observations de l'EHT pour Sgr A* au coeur de notre Galaxie.


au sommaire


    Il y a environ 2.500 ans, le philosophe grec Anaxagore, représentant de l'école ionienne qui comportait des penseurs et des savants aussi illustres que ThalèsThalès et Anaximandre préfigurant les maîtres de la philosophie naturelle moderne, tel Einstein ou Pauli, avançait que « le but de la vie est l'investigation du Soleil, de la Lune et des cieux ». Si c'est une grande vérité, on peut peut-être alors lui appliquer ce qu'un autre savant philosophe dira plus tard, Niel Bohr, à savoir « le contraire d'une vérité profonde, c'est une autre vérité profonde ».

    Toujours est-il que plus de 300 personnes ont consacré une partie de leur vie au succès de la collaboration Event Horizon Telescope (EHT) qui vient de nous révéler la première image du trou noir supermassif présumé qui se trouve au cœur de la Voie lactée et qui avait été découvert la première fois sous la forme d'une source radio puissante :  Sagittarius A*.


    Regardez cette séquence vidéo qui fait un zoom sur le trou noir (Sgr A*) au centre de notre Galaxie. Après une vue d'ensemble de la Voie lactée, nous plongeons dans les nuages denses de gaz et de poussière du centre de notre Galaxie. Les étoiles qui s'y trouvent ont été observées par le Very Large Telescope de l'ESO et l'interféromètre du Very Large Telescope de l'ESO pendant des décennies, l'immense attraction gravitationnelle du trou noir déformant les orbites des étoiles les plus proches de lui. Enfin, nous arrivons à Sgr A*, dont la première image a été obtenue. Le trou noir est représenté par une région centrale sombre appelée ombre, entourée d'un anneau chaud et lumineux. Les diverses observations utilisées ici ont été prises à des moments différents, par des équipes différentes et avec des installations différentes, et rassemblées pour les besoins de l'effet de zoom. Les images vont des longueurs d'onde visibles au début jusqu'à l'infrarouge, la toute dernière image étant prise aux longueurs d'onde radio. © ESO, L. Calçada, N. Risinger (skysurvey.org), DSS, Vista, VVV Survey/D. Minniti DSS, Nogueras-Lara et al., Schoedel, NACO, Gravity Collaboration, EHT Collaboration (Music : Azul Cobalto)

    Aussi appelée Sgr A*Sgr A*, l'image obtenue le concernant grâce à la fameuse technique de synthèse d'ouverture par interférométrie qui permet de combiner les observations de plusieurs télescopestélescopes pour obtenir un instrument virtuel dont la taille peut atteindre plus de 300.000 kilomètres de diamètre, avait déjà été en partie simulée il y a une vingtaine d'années par le radioastronome néerlandais-allemand Heino Falcke, aujourd'hui professeur de radioastronomie et de physiquephysique des astroparticulesastroparticules à l'Université Radboud de Nijmegen. Il est à l'origine du concept de « l'ombre d'un trou noirtrou noir » et de la prédiction de la possibilité de l'observer dans le cas de Sgr A*, ce qui a conduit à former l'EHT.

    Mais il n'est pas le premier à avoir prédit l'aspect que devait avoir un trou noir entouré d'un disque d'accrétiondisque d'accrétion et donc ce à quoi des astronomesastronomes devaient s'attendre à voir en utilisant un instrument adéquat.

    Comme Futura l'a rappelé à plusieurs reprises, c'est bel et bien l'astrophysicienastrophysicien et cosmologiste Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet à qui revient l'honneur d'avoir été le premier à calculer cet aspect de façon réaliste à l'aide d'un ordinateurordinateur en 1979. Une version plus précise sera obtenue une dizaine d'années plus tard par son collègue astrophysicien Jean-Alain Marck, hélas, décédé trop tôt.

    Rappelons aussi que Jean-Pierre Luminet avait expliqué en détail, en français et en anglais sur le blogblog que Futura a mis à sa disposition, l'origine et les caractéristiques des images des trous noirs entourés d'un disque d'accrétion avec un plasma chaud que l'on pouvait s'attendre à voir. Il y retraçait également l'histoire de l'astrophysiqueastrophysique relativiste à ce sujet.

    Une illustration réalisée par Jean-Pierre Luminet à partir des résultats d'une simulation sur ordinateur montrant l'aspect d'un trou noir entouré d'un disque d'accrétion. L'effet Doppler produit par la matière chaude en rotation la rend plus lumineuse lorsqu'elle s'approche de nous à une fraction notable de la vitesse de la lumière et, au contraire, la rend presque sombre lorsqu'elle s'éloigne (à droite). Le champ de gravitation du trou noir est si fort que les rayons lumineux issus du disque derrière le trou noir sont courbés en direction de l'observateur et que l'on peut donc voir ce disque au-dessus du trou noir. © Jean-Pierre Luminet, CNRS Photothèque
    Une illustration réalisée par Jean-Pierre Luminet à partir des résultats d'une simulation sur ordinateur montrant l'aspect d'un trou noir entouré d'un disque d'accrétion. L'effet Doppler produit par la matière chaude en rotation la rend plus lumineuse lorsqu'elle s'approche de nous à une fraction notable de la vitesse de la lumière et, au contraire, la rend presque sombre lorsqu'elle s'éloigne (à droite). Le champ de gravitation du trou noir est si fort que les rayons lumineux issus du disque derrière le trou noir sont courbés en direction de l'observateur et que l'on peut donc voir ce disque au-dessus du trou noir. © Jean-Pierre Luminet, CNRS Photothèque

    Jean-Pierre Luminet et Sagittarius A*

    Futura avait donc relayé à l'occasion de la révélation, ce 12 mai 2022, de l'image de Sgr A* les premiers commentaires de Jean-Pierre Luminet qu'il nous avait signalés et qu'il avait mis sur sa page FacebookFacebook.

    « 1/ Ce n'est pas une annonce aussi sensationnelle que cela, dans la mesure où l'image ressemble énormément à celle déjà obtenue en 2019 avec M87*M87*, bien qu'à des échelles de massesmasses et de tailles très différentes (Sgr A* est 1.500 fois moins massif, donc plus petit, que M87*). Cela confirme d'une part (mais le contraire eût été très étonnant !) que les lois de la relativité généralerelativité générale décrivent correctement les environnements de trous noirs indépendamment de leur taille (je parle évidemment des trous noirs astrophysiques, pas des hypothétiques micro-trous noirs primordiaux qui, eux, pourraient s'évaporer par effet quantique). Et plus encore ce que j'écrivais à la fin de mon article de 1979 concluant mes simulations numériquessimulations numériques : « Figures 9-11 are valid for a large number of black hole situations, i.e. black holes with any mass accreting matter at any raterate sufficiently far below the Eddington limit. Thus our picture could represent many relatively weak sources. »

    Le taux d'accrétion (masse de gazgaz absorbée par unité de temps) de SgrA* est en effet très faible, très en dessous du taux maximal (limite d'Eddingtonlimite d'Eddington), ce qui était aussi le cas de M87*.

    2/ Contrairement à ce que certains espéraient, il n'y a pas de vidéo ni de time lapsetime lapse : pour cela, il faudra au moins attendre les résultats de la deuxième campagne d'observations qui a eu lieu en mars 2022, soit pas avant 2024.


    Cette vidéo montrant dans plusieurs fréquences radio ce que pourrait voir à 360° un observateur en orbite autour du trou noir supermassif de la Voie lactée, entraîné par le flot de plasma de son disque d’accrétion. La simulation numérique a été réalisée avec des codes calculant la trajectoire des rayons lumineux courbés par le champ de gravitation du trou noir. Les décalages spectraux dus à ce champ — notamment par effet Doppler en raison des mouvements de la matière du plasma émettant de la lumière dans le domaine radio — sont scrupuleusement pris en compte. La simulation réalisée exhibe donc l'aspect du plasma tourbillonnant autour du trou noir supermassif de notre Galaxie et elle commence par la vue d'un observateur autour de ce trou noir et l'effet de lentille gravitationnelle qu'il provoque sur le fond d'étoiles. Le temps est bien sûr accéléré. Les effets relativistes sur les mouvements du plasma, techniquement, des calculs de magnétohydrodynamique relativiste pour décrire la matière chaude et ionisée dans le disque d’accrétion en espace-temps courbe du trou noir de Kerr en rotation derrière Sagittarius A*, ont aussi été pris en compte. © J. Davelaar, T. Bronzwaer, D. Kok, Z. Younsi, M. Moscibrodzka, & H. Falcke BlackHoleCam, Radboud University Nijmegen, Goethe University Frankfurt

    3/ Le système est vu encore plus de face que M87* (c'est-à-dire un angle de vue polaire, quasiment 90° au-dessus du plan du disque. L'image est donc encore plus éloignée de celle en noir et blanc que j'avais finalisée à la main avec une inclinaison d'à peine 10° au-dessus du plan du disque (malheureusement pour ma petite gloriole !). C'est la raison pour laquelle l'effet Dopplereffet Doppler, c'est-à-dire l'amplification importante du flux lumineux apparent du côté où le gaz chaud du disque d'accrétion s'approche d'un observateur lointain, disparaît. Le montage d'images ci-dessous que je viens de réaliser le montre bien. Dans la rangée du haut, les reconstructions d'image de Sgr A* à droite et de M87* à gauche. Dans la rangée du bas, les simulations faites en 1989 avec Jean-Alain Marck avec des angles de vue de 65° à gauche et de 90° à droite.

    4/ La principale différence concerne les taches chaudes. J'en déduis que la grosse tache chaude du disque de M87* est due à l'effet Doppler (similitude frappante avec la simulation numérique que j'ai mise en dessous) et non pas aux fluctuations de luminositéluminosité du disque (qui est très stable à l'échelle de M87*). En revanche, les trois taches chaudes du disque de Sgr A* ne pouvant résulter de l'effet de Doppler comme expliqué plus haut (et qui effectivement n'apparaissent pas dans la simulation numérique), elles sont dues à la turbulenceturbulence intrinsèque du disque (bulles chaudes, champ magnétiquechamp magnétique, etc.), que nous n'avions évidemment pas modélisée à l'époque, faute de moyens informatiques. »

    Dans la rangée du haut, les reconstructions d’image de Sgr A* à droite et de M87* à gauche. Dans la rangée du bas, les simulations faites en 1989 avec Jean-Alain Marck avec des angles de vue de 65° à gauche et de 90° à droite. © Luminet, ESO
    Dans la rangée du haut, les reconstructions d’image de Sgr A* à droite et de M87* à gauche. Dans la rangée du bas, les simulations faites en 1989 avec Jean-Alain Marck avec des angles de vue de 65° à gauche et de 90° à droite. © Luminet, ESO

    Mais ce vendredi 13 mai 2022, Jean-Pierre Luminet est en partie revenu sur ses premiers commentaires à la suite d'une lecture plus approfondie des articles scientifiques mis en lignes par la collaboration EHT. Voici ce qu'il pense maintenant.

    L'ombre de Sgr A* et le Machine Learning

    Hier après-midi, j'ai fait quelques commentaires « à chaud » sur l'image du trou noir galactique Sgr A* et de son disque d'accrétion juste après avoir écouté la conférence de presse qui n'avait donné que très peu de détails techniques. Hier soir, j'ai commencé à lire les articles spécialisés, et il s'avère que tout n'est pas aussi clair que ce que je pensais concernant l'inclinaison de la structure d'accrétion par rapport à l'observateur.

    J'ai écrit que le système était vu de face parce qu'on ne voyait pas d'effet Doppler, et les trois taches brillantes de la structure gazeuse étaient des bulles de gaz chauds. De fait, contrairement au système de M87* montrant clairement des jets, ce qui permettait de fixer une inclinaison de 30° par rapport à l'axe polaire (donc de 60° par rapport au plan du disque), Sgr A* ne montre pas ou plus de jets - sans doute parce que le taux d'accrétion est devenu extrêmement faible par rapport à des temps passés.

    Il en résulte que les observations ne donnent aucune indication sur l'inclinaison du système Sgr A* par rapport à l'observateur (ici je précise, à la lecture de certains commentaires, qu'il n'y a strictement aucune raison pour que le plan du disque ou du tore d'accrétion soit aligné sur le plan galactique, les deux systèmes aux échelles de taille et de masse radicalement différentes étant totalement découplés sur le plan dynamique).

    Les équipes de l'EHT ont donc dû faire des milliers de simulations numériques en faisant varier les paramètres gouvernant l'image : angle d'inclinaison, moment angulairemoment angulaire du trou noir, taux d'accrétion, etc., et ce n'est qu'en comparant les reconstructions de données prises par l'EHT avec cet immense catalogue numérique que des plages possibles de valeurs des paramètres peuvent être suggérées.


    Racontée par Katie Bouman de Caltech, cette vidéo explique comment elle et ses coéquipiers du projet Event Horizon Telescope ont réussi à prendre une photo de Sagittaire A *, le trou noir supermassif situé à 27.000 années-lumière au cœur de notre galaxie de la Voie Lactée. Les explications qu'elle donne complète celles que Jean-Pierre Luminet a esquissées pour expliquer comment les chercheurs ont déduit les propriétés du trou noir. Clairement, la chercheuse et ses collègues ont utilisé des techniques de classification qui laissent penser que des connexions sont possibles avec celles du Machine Learning. De fait, le ML semble prometteur pour les futures découvertse de l'EHT. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Caltech

    En tout état de cause, les meilleurs (ou moins mauvais) ajustements sont obtenus pour un angle d'inclinaison de 10° par rapport à l'axe polaire, soit 80° par rapport au plan du disque, et toutes les inclinaisons supérieures à 50° (c'est-à-dire proches d'une vue de profil comme celle que j'avais publiée en 1979) sont totalement exclues. Le système est donc vraisemblablement « presque » vu de face, pas tout à fait mais un peu plus quand même que M87* -- sur ce point, je ne m'étais pas trompé, l'effet Doppler est quasi inexistant (les articles n'en parlent même pas), et les comparaisons que j'ai faites avec nos simulations de 1989 pour différents angles de vue restent pertinentes.

    Pour les taches chaudes, c'est moins clair. Il est certain qu'en raison de la turbulence magnétohydrodynamique, il y a des bulles de gaz chauds qui apparaissent plus lumineuses que le reste de la structure d'accrétion, mais elles tournent autour du trou noir à des vitessesvitesses proches de la vitesse de la lumièrevitesse de la lumière et effectuent un tour complet en quelques minutes à peine, de sorte qu'avec la résolutionrésolution temporelle limitée de l'EHT, il est impossible de les localiser précisément. L'image montrée n'est donc qu'une moyenne entre plusieurs reconstructions floues, et les trois points lumineux le long de l'anneau pourraient être des artefacts de superposition plutôt que les vrais emplacements de bulles chaudes -- les articles techniques ne sont pas très clairs à ce sujet.

    Concernant le spinspin du trou noir (moment angulaire normalisé, compris entre 0 pour une rotation nulle et 1 pour le maximum permis par la relativité générale), un des articles mentionne un « best fit » de 0.5, valeur assez élevée qui me surprend un peu dans la mesure où d'autres observations pré-EHT suggéraient que le spin de Sgr A* ne devait pas dépasser 0.1.

    Affaire à suivre, donc. Je pense qu'il faudra attendre au moins 2024 pour avoir de nouveaux résultats issus de la campagne du réseau EHT étendu, qui s'est déroulée en mars dernier.


    Joshua Yao-Yu Lin, University of Illinois at Urbana-Champaign, explique que le Machine Learning peut être utilisé par la collaboration EHT et que des recherches sont en cours à ce sujet. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Physics Meets ML