L'une des dernières déclarations de Jeff Bezos fait le buzz, laissant croire à nouveau que la conquête de l'espace menée par les milliardaires est déconnectée de la réalité, voire nuisible, et qu'ils feraient mieux de se préoccuper de l'environnement plutôt que de se payer des jouets pour gamins gâtés. La réalité est bien évidemment complètement à l'opposé, même si elle relève plutôt de la Science-fiction pour le moment.


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    Qu'est-ce que c'est et quel rapport avec Jeff Bezos ? Les réponses en lisant cet article ! © Erik Wernquist

    Il y a 60 ans, nous ne nous sommes heureusement pas préoccupés du bilan carbonebilan carbone total du programme ApolloApollo pour justifier son arrêt, ce qui a permis de catalyser et d'accélérer plusieurs révolutions technologiques et même sociétales dont nous continuons encore à avoir des retombées, des cellules solaires aux satellites qui nous permettent d'étudier le changement climatique en passant bien sûr par l'électronique et l'informatique. Le programme Apollo a aussi inspiré plusieurs générations d'enfants et d'adolescents, les poussant à devenir les scientifiques et les ingénieurs d'aujourd'hui.

    Dans ce contexte, ce n'est pas anodin de se souvenir également que l'un des tout premiers écologistes modernes, Stewart Brand, convaincu que voir une image de la Terre entière changerait notre perception de la planète et de nous-mêmes, a ensuite fait campagne pour que la Nasa publie l'image de la Terre vue de l'espace désormais célèbre et prise par les astronautes d'Apollo 8. Carl SaganCarl Sagan lui emboîtera le pas plus tard avec A Pale Blue Dot.


    Carl Sagan nous parle de l'esprit d'Apollo, qui a marqué deux générations dont l'une personnifiée aujourd'hui par les exemples d'Elon Musk et Jeff Bezos. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Reid Gower

    La conquête de l'espace n'est donc pas un luxe et elle s'inscrit très profondément dans ce qui a poussé les hominines à sortir de la savane, explorer l'espace externe et interne en repoussant leurs limites physiques, intellectuelles et mentales. Bien évidemment, Homo sapiensHomo sapiens étant aussi Homo demens, et l'un n'allant pas sans l'autre dans les premières étapes de son développement dont nous ne sommes pas encore sortis, comme l'a expliqué lucidement il y a longtemps Edgar Morin, la conquête de la technologie et de la Terre ne s'est pas faite sans catastrophes et trahisons de ses sources rationnelles, et osons le dire philosophiques.

    La génération X aux prises avec le XXIe siècle

    Musk, Branson et Bezos ne sont pas des saints, loin de là, mais ils font clairement partie des héritiers de l'esprit des années 1960 et 1970, des rêves et des idéaux auxquels nous devons une large part des aspects positifs du monde moderne (médecine, éducation, énergie, etc.) et qui font que l'Humanité vaut la peine de se battre pour elle en plus d'éviter la catastrophe humaine qui se prépare sous nos yeux avec le réchauffement climatique et la perpétuation d’une exploitation irrationnelle et injustifiée des ressources de notre Planète bleue.

    Sachant cela, qu'y a-t-il derrière la déclaration récente de Jeff BezosJeff Bezos après le succès de son vol dans l'espace grâce à la compagnie qu'il a fondée, Blue Origin ? : « Nous devons prendre toute l'industrie lourde, toute l'industrie polluante et la déplacer dans l'espace, et conserver la planète Terre comme une belle pierre précieuse. Cela va prendre des décennies et des décennies, mais nous devons commencer. »


    L'esprit de Blue Origin marche clairement sur les mêmes chemins que celui de Carl Sagan. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Blue Origin

    Contrairement à ce que certains prétendent sans esprit critique et sans doute uniquement motivés par la jalousie de ne pas être milliardaire et de pouvoir financer une entreprise comme Blue Origin, Bezos est parfaitement conscient de l'urgence de la crise climatique et environnementale actuelle et donc du fait que nous ne pouvons pas continuer à consommer les ressources de la Terre comme nous le faisons. À l'échelle des décennies qui viennent, il est évidemment illusoire de ne rien changer à nos habitudes sous prétexte que la conquête de l'espace va nous sauver.

    Il reste encore à juger Jeff Bezos sur pièce et à démontrer qu'il ne fait pas seulement du greenwashinggreenwashing (Amazon doit toujours montrer sa volonté d’atteindre la neutralité carbone pour 2040 ou pour le moins de s’en approcher le plus possible par exemple) mais certains ont oublié un peu vite, ou n'ont pas fait d'effort pour le savoir, que l'année dernière, en mars 2020mars 2020, il a officiellement annoncé qu'il allait consacrer 10 milliards de sa poche à raison d'environ un milliard par an pour lutter contre le réchauffement climatiqueréchauffement climatique via le Bezos Earth Fund.

    Pour le moment il n'investit pas dans des sociétés technologiques mais bien plutôt dans des ONG et si ses premiers pas n'ont pas été parfaits, il est clair par cette action qu'il sait très bien qu'on ne va pas résoudre les problèmes de l'Humanité d'un coup de baguette technologique, fut-elle spatiale, dans les 20 ans qui viennent et qu'il y a urgence. Ceux qui pensent stupidement que Bezos n'est pas conscient des problèmes que l'Humanité doit résoudre à court terme se doivent de regarder le début de son discours dans la vidéo ci-dessous.


    Dans cette conférence datant de 2019, Jeff Bezos nous parle de ses préoccupations pour le futur immédiat et lointain de l'Humanité et ce qu'il entend catalyser avec Blue Origin qui sert de laboratoire technologique. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © Blue Origin

    Mais alors, à quoi pensait vraiment Jeff Bezos en proposant d'envoyer dans l'espace l'industrie polluante ? La réponse est également dans la même vidéo et c'est un secret de polichinelle que comme bien des membres de la génération X, celle d'Apollo, il a été fortement influencé par les projets de colonies spatiales issus des travaux de Gerard Kitchen O'Neill (6 février 1927 - 27 avril 1992), un des pionniers de la physique des accélérateurs de particules, professeur à l'université de Princeton au moment où le programme Apollo se réalisait. Gerard O'Neill a été à l'origine des anneaux de stockage en physique des particules, une technologie clé des accélérateurs modernes comme au Cern par exemple avec le LHCLHC.

    Il a marqué le grand public avec un livre publié en 1976 sur les colonies spatiales et dont le titre en anglais est The High Frontier. Lorsque Bezos était étudiant à Princeton il n'avait pas manqué de suivre les cours de O'Neill dont il avait lu l'ouvrage adolescent. On peut prendre connaissance de la vision du futur qu'avait O'Neill au début des années 1980 avec un autre ouvrage en accès libre sur la toile : 2081 : a hopeful view of the human future.

    Des explications pas trop techniques, mais avec calculs, peuvent se trouver dans un article publié en 1974 par Gerard O'Neill dans Physics Today.

    Cela prendrait plusieurs articles pour exposer les thèses de O'Neill ainsi que les autres projets que ses colonies spatiales cylindriques ont inspiré, comme le tore de Stanford. Essayons tout de même de faire court.

    Énergie et matières premières à gogo

    Tout a commencé par des exercices proposés aux étudiants de O'Neill pour faire en physique et en ingénierie des « back of the envelope calculations », c'est-à-dire des estimations « au dosdos de l'enveloppe » encore appelé estimation de Fermi. Dans ce but, pour enseigner la manière de faire des approximations correctes, sans données précises mais à partir d'hypothèses judicieusement choisies, un art dans lequel le physicienphysicien Fermi excellait, ce qui lui permettait d'avoir des ordres de grandeurordres de grandeur plausibles et des explications simples pour certains phénomènes physiques ou pour tester rapidement si certaines idées avaient une chance d'être valides, O'Neill a demandé à ses étudiants de déterminer si le développement d'une civilisation techniquement avancée était plus facile à la surface d'une planète ou dans une colonie spatiale.

    Les résultats aussi inattendus que surprenants penchaient en faveur de la seconde hypothèse. Voici quelques-uns des arguments esquissés.


    La bande-annonce d'un documentaire sur Gerard O'Neill et ses idées. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © The High Frontier Movie LLC

    Les calculs montrent qu'il est nettement plus facile de mettre en orbiteorbite des matériaux issus de la LuneLune ou d'astéroïdesastéroïdes, que ce soit des métauxmétaux, de l'eau que l'on peut électrolyser pour avoir de l'oxygèneoxygène et de l'hydrogènehydrogène, ou encore du régoliterégolite lunaire pour faire du bétonbéton, qu'à partir de la Terre. Le champ de gravitégravité de notre Planète exige de grandes quantités de carburants. Pour la même raison, transporter des matériaux et des personnes d'une région à une autre de l'espace interplanétaire est également moins énergivore que sur la surface de la Terre.

    Dans le cas de la Lune, comme dans le cas de l'espace proche de la Terre, le SoleilSoleil brille 24h/24h, nulle atmosphèreatmosphère ne vient absorber cette énergie, et des panneaux solaires de grande taille, puisque la pesanteur est faible ou inexistante, sont possibles et permettraient d'avoir une quantité d'énergie importante à peu de frais une fois la colonisation spatiale avancée. O'Neill a par exemple montré avec ses étudiants que de l'électricité lunaire permettrait facilement d'accélérer magnétiquement des charges utiles au point de les mettre en orbite en direction de points de Lagrangepoints de Lagrange où pourraient être construites des colonies spatiales. L'électricité peut aussi être utilisée pour extraire l'aluminiumaluminium, le titanetitane, le ferfer, le siliciumsilicium nécessaire à la constructionconstruction de colonies spatiales contenant des métaux et du verre.

    Des stations solaires gigantesques en orbite géostationnaireorbite géostationnaire autour de la Terre pourraient renvoyer d'importantes quantités d'énergie sous forme de micro-ondes dans des désertsdéserts sur Terre où elles seraient captées avant d'être redistribuées sur l'ensemble de la planète. Le concept a été exploré initialement par l'ingénieur Peter Glaser (à ne pas confondre avec le prix Nobel Donald Glaser, l'inventeur de la chambre à bulles) en 1968. O'Neill lui a emboîté le pas.

    Bref, si l'on se transpose disons après 2050, les progrès de l'IAIA, de la robotiquerobotique, selon des lois exponentielles et parce que les bases de la physique nous disent que de vastes quantités d'énergies et de mineraisminerais (sol lunaire, astéroïdes métalliques et carbonés riches en glaces) sont disponibles dans l'espace et qu'il est moins coûteux en énergie de transporter et d'utiliser ces ressources que sur Terre, des machines pourraient rapidement créer les machines nécessaires pour construire des colonies spatiales en quelques décennies.

    Les calculs de O'Neill montraient également que non seulement une partie de l'humanité pourrait quitter la Terre, de sorte que des milliards de personnes pourraient vivre confortablement dans l'espace à l'horizon 2100, mais que la production industrielle, plus facile dans l'espace et basée sur l'énergie solaire, pouvait à son tour irriguer la Terre.


    Une belle présentation du concept de cylindre de O'Neill et de son influence sur Jeff Bezos. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © What If

    La clé du futur de l'Humanité après le XXIe siècle ?

    Au final, toujours à l'horizon de la fin du XXIe siècle, en supposant que l'humanité ne puisse pas facilement réguler au début sa croissance en population et en consommation, notamment parce qu'un certain niveau de vie est un minimum non négociable, et même sans cela, la Terre pourrait tout de même devenir une sorte de sanctuaire. Un sanctuaire où il n'existerait plus ni centrales nucléairescentrales nucléaires, ni consommation d'énergies fossilesénergies fossiles et où la diminution de l'occupation des continents et de l'exploitation de la nature pourrait amorcer une phase de récupération pour la biosphèrebiosphère, après la commotion causée par la révolution industrielle sans contrôle rationnel et la surpopulation. En transition vers un équilibre idéal, un développement durabledéveloppement durable et dans le but d'assurer à tous un niveau de vie au moins équivalent à celui des habitants des pays riches actuels, une partie de la population humaine se retrouverait donc dans les colonies envisagées par O'Neill et ses continuateurs.

    Comme Bezos l'a donc expliqué dans la vidéo ci-dessus en 2019, il sait que nous ne devons pas compter sur l'espace à court terme mais pense qu'à long terme ce sera le cas et qu'il faut commencer à développer cette solution maintenant.

    On peut bien sûr faire plusieurs objections. Exploiter les astéroïdes serait sans doute une bonne chose mais on ne voit pas bien comment faire redescendre sur Terre les matériaux produits, bien que certains aient pensé au concept d'ascenseur spatial. Envoyer dans l'espace des centaines de millions de personnes, disons après 2050-2075, est problématique à cause de la gravité de la Terre justement. Quid des radiations lors des tempêtestempêtes solaires pour les colonies spatiales ?

    Enfin, si l'on dispose de la technologie pour fabriquer ces colonies, pourquoi ne suffirait-elle pas à résoudre les problèmes sur Terre sans aller s'embarquer dans la colonisation massive de l'espace ? Ne pouvons-nous pas aussi suffisamment contrôler la population pour atteindre un équilibre écologique d'ici 2100 sans ces colonies ?

    Ce sont bien des questions auxquelles il faudrait répondre et on peut légitimement être pessimiste lorsque l'on voit que selon certaines des estimations de O'Neill, nous devrions déjà être en train de construire ces colonies. Nous en sommes encore très, très loin... Reste que comme on pourra s'en convaincre en étudiant en détail les arguments de O'Neill, Bezos n'est pas idiot et inconscient lorsqu'il envisage de déplacer la production industrielle polluante dans l'espace où elle pourrait se faire avec de l'énergie solaire massivement disponible et sans exploiter les ressources terrestres.

    En effet, répétons-le encore, Bezos sait qu'il y a des problèmes urgents à court terme qu'il nous faudra résoudre avant de pouvoir vraiment se lancer dans la colonisation de l'espace à grande échelle. Seul l'avenir dira si cette colonisation est une bonne idée ou non par rapport à ce que nous pourrons simplement faire déjà sur Terre.


    Une variante des idées de O'Neill, le tore de Stanford qui offre un début de solution possible au redoutable problème des rayons cosmiques. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © What If