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    Les partisans d'un monde fini ont buté sur une difficulté fondamentale : il semblait indispensable d'assigner à un monde fini un centre et une frontière. Or, la notion de « bord » de l'univers est vite devenue problématique...

    « L'infini du ciel, avec ses défis, son roulement, ses mots innombrables, n'est qu'une phrase un peu plus longue, un peu plus haletante que les autres. » René Char, Possessions extérieures.

    Notre monde est-il fini ou infini ? Ici, schéma de l'histoire de l'univers. © Luis Fernández García, <em>Wikimedia Commons</em>, DP
    Notre monde est-il fini ou infini ? Ici, schéma de l'histoire de l'univers. © Luis Fernández García, Wikimedia Commons, DP

    La notion de centre ne pose guère de difficulté conceptuelle : il suffit d'y placer la Terre, comme dans les systèmes géocentriquesgéocentriques de l'Antiquité (les apparences vont dans ce sens), ou encore le Soleil, comme le propose dès le IIIe siècle avant notre ère Aristarque de Samos dans son système héliocentriquehéliocentrique. La notion de « bord » de l'univers est en revanche plus problématique.


    Quelles sont la forme et la taille globale de l’univers ? Au cours de l'histoire des sciences, de nombreux modèles ont été proposés, infinis ou non, ouverts, fermés ou encore plats. Et la question fait toujours débat. Futura a posé la question à Jean-Pierre Luminet, astrophysicien de renom, qui nous parle de sa théorie de l’univers chiffonné en vidéo. © Futura

    Le paradoxe d'Archytas de Tarente

    Archytas de Tarente, pythagoricien du Ve siècle, énonce le premier un paradoxe visant à démontrer l'absurdité de l'idée d'un bord matériel du monde. Son argument a connu une fortune considérable dans tous les débats sur l'espace : si je suis à l'extrémité du ciel des étoiles fixes, puis-je allonger la main ou un bâton ? Il est absurde de penser que je ne le peux pas et, si je le peux, ce qui se trouve au-delà est soit un corps, soit l'espace. Nous pouvons donc aller au-delà de cela encore, et ainsi de suite.

    Et s'il y a toujours un nouvel espace vers lequel on peut tendre le bâton, cela implique clairement une extension sans limites. On est ainsi conduit à considérer que ce qui est au-delà du monde, substance ou espace, fait toujours partie du monde. Si bien que le monde ne peut logiquement être borné sans qu'il y ait paradoxe...

    Cieux concentriques au Moyen Âge. Jusqu'au début de notre siècle, il semblait qu'un monde fini devait avoir un bord. Mais alors, qu'y avait-il au-delà de ce bord ? Les mathématiques et la physique d'aujourd'hui ont supprimé ce paradoxe : il est possible d'envisager, sans contradiction aucune, un espace fini mais sans frontière, aussi bien qu'un espace infini. Ici, gravure coloriée par Blandine Lemoine. © Explorer, 1993, original au <em>Deutsches Museum,</em> Munich, coll. Carmen
    Cieux concentriques au Moyen Âge. Jusqu'au début de notre siècle, il semblait qu'un monde fini devait avoir un bord. Mais alors, qu'y avait-il au-delà de ce bord ? Les mathématiques et la physique d'aujourd'hui ont supprimé ce paradoxe : il est possible d'envisager, sans contradiction aucune, un espace fini mais sans frontière, aussi bien qu'un espace infini. Ici, gravure coloriée par Blandine Lemoine. © Explorer, 1993, original au Deutsches Museum, Munich, coll. Carmen

    Univers fini vs univers infini

    Les atomistes, tel Lucrèce, qui donne l'image d'une lance jetée depuis le bord de l'univers, et, par la suite, tous les partisans d'un univers infini comme Nicolas de Cues et Giordano BrunoGiordano Bruno, reprendront le raisonnement. Il est clair que, si l'on conçoit l'Univers comme un espace enclos dans une enveloppe (par exemple la surface de la sphère des étoiles fixes telle qu'elle est imaginée par Platon et AristoteAristote), le paradoxe est insoluble. Mais, au cours des siècles, les défenseurs de l'univers fini tenteront de trouver des explications satisfaisantes.

    L'une d'elles, issue de la doctrine aristotélicienne revue par le Moyen Âge chrétien, propose un bord graduel : le monde physique, domaine des éléments corruptibles, se change progressivement en monde spirituel, de nature incorruptible. Cette solution résout le paradoxe de deux façons : soit la lance, constituée d'éléments terrestres, retombe vers son lieu naturel qu'est la Terre, soit elle passe effectivement la frontière, mais se transmute en élément éthéré... Une autre explication moins alambiquée, prônée par les stoïciens, est le bord mobilemobile : le monde matériel est fini, mais il est entouré d'un vide infini. Projeter la lance au-delà du bord agrandit simplement le cosmoscosmos, en en repoussant la frontière.

    Il faudra attendre le développement des géométries non euclidiennes au XIXe siècle pour résoudre la controverse de façon satisfaisante. Ces nouvelles géométries permettent de concevoir des espaces aux propriétés différentes de celles que nous apprenons à l'école : la somme des angles d'un triangle n'est pas toujours égale à 180° ; par un point extérieur à une droite, ne passe pas toujours une parallèle et une seule... Surtout, de tels espaces peuvent être d'extension finie sans avoir de bord, tout comme, à deux dimensions, la surface d'une sphère. En outre, les recherches modernes sur la topologie globale des espaces (que ces derniers soient euclidiens ou non) aboutissent également à des solutions de volume fini mais sans bord.

    Un univers fini mais sans bord ?

    Si de tels espaces ont, au début, paru posséder des propriétés « monstrueuses », les mathématiciensmathématiciens les ont vite reconnus comme parfaitement fondés. Et les physiciensphysiciens ont à leur tour considéré qu'ils offraient de meilleures représentations de l'espace réel. Appliquées à la cosmologie, toutes ces nouvelles géométries permettent de considérer sans contradiction aucune un univers fini mais sans frontière.

    Ces notions ne sont toutefois guère intuitives. Encore aujourd'hui, dans l'esprit de beaucoup de gens, c'est plutôt la conception stoïcienne qui prévaut. Tous ceux qui, à propos des modèles de Big BangBig Bang proposés par la cosmologie moderne, se demandent dans quoi l'univers se dilate, ont cette image mentale d'un cosmos-bulle à bord mobile, gonflant dans un espace vide et infini. Or, cette image doit être abandonnée. Les modèles cosmologiques relativistes identifient l'univers à l'espace, précisément, à une entité physique et géométrique plus générale, l'espace-tempsespace-temps-|b4738d662eb424a59421b0eceac8fc64| Donc, l'univers, qu'il soit fini ou infini, ne peut gonfler dans quoi que ce soit, car il n'y a pas d'espace en dehors de lui-même !

    De la même façon que le concept de centre cosmique est éliminé par le « principe cosmologique » (en vertu duquel l'univers, homogène, est partout le même), la notion de bord de l'univers est éliminée par le « principe du contenu » : l'univers physique contient tout ce qui est physique et rien d'autre. Cet énoncé semble trivial, mais il est plus profond qu'il n'y paraît. Il dit en particulier que l'univers n'est pas un objet physique comme les autres. Tout objet a un bord, même si celui-ci n'est pas net, comme dans le cas du SoleilSoleil ou d'une galaxiegalaxie. Or, l'univers n'a pas de bord. L'espace et le temps ne sont pas des réceptacles vides dans lesquels le monde matériel peut être placé, à la façon d'un objet. Ils font partie intégrante de l'univers. Pour reprendre l'heureuse expression de Nicolas de Cues : « La fabrique du monde a son centre partout et sa circonférence nulle part ».