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    À mesure qu'on approfondissait les connaissances sur les temps anciens et qu'on s'enfonçait dans le passé de la Terre, la question de l'âge absolu de ces terrains se posait avec une acuité croissante, et avec elle celle de l'âge de la Terre. 

    La stratigraphie, en étudiant de proche en proche les terrains superposés, déterminait leur âge relatif et permettait de les disposer en une colonne comme l'avaient fait les géognostes, mais sans pouvoir dire leur durée et leur ancienneté en années.

    Cycles émersifs de comblement, et de régression et lacunes. En jaune : laminations algaires dolomitisées. Lias de la plateforme carbonatée du Musandam, Oman. © Septfontaine, <em>Wikimedia commons,</em> 4.0
    Cycles émersifs de comblement, et de régression et lacunes. En jaune : laminations algaires dolomitisées. Lias de la plateforme carbonatée du Musandam, Oman. © Septfontaine, Wikimedia commons, 4.0

    Le temps n'est pas une valeur absolue

    Le mouvement lent des étoiles dans le ciel nous enseigne un temps long, astronomique, et nous, par rapport à ces astres, nous avons conscience de n'appartenir qu'à un temps court. Ainsi le temps terrestre est un temps court. Pourtant, même à l'échelle humaine, on constate que la Terre change : le temps court a donc comme corollaire des événements brefs, violents, des catastrophes. Toute prête dans les esprits, tenue pour historique, la catastrophe du déluge est très tôt apparue comme une nécessité.

    De fait, depuis longtemps se heurtaient les tenants de la durée « courte » et ceux de la durée « longue ». Dans la mythologie indoue, bien avant notre ère, le concept de temps long semble accepté : « chez les jaïns, le temps est représenté par une roue qui fait une révolution complète en deux quadrillions d'océans d'années... au cours de chaque avasarpini (tranche de temps) apparaissent l'un après l'autre 24 grands sages, les tirthamkaras... le 23e est réputé être venu au monde, à Bénarès, 84.000 après la mort de son prédécesseur » (P. Grimal, 1963).

    HérodoteHérodote (env. 484-425 avant J.-C.) évoquait des phénomènes qui puissent s'étendre sur 20.000 ans pour expliquer certains aspects de la sédimentationsédimentation du Nil. Au lycée d'Athènes encore (vers 350-200 avant J.-C.), puis au musée d'Alexandrie (280-100 avant J.-C.), AristoteAristote, Straton et Ovide se penchèrent sur le rôle du temps en géologiegéologie. Ils pensaient déjà que l'accumulation de petites causes suffisait à produire de grands effets. Mais la pensée gréco-romaine, en matière de durée des temps géologiques, va péricliter au Moyen Âge, relayée par les enseignements bibliques des pères de l'Église.

    Dans notre monde occidental, empreint d'une culture chrétienne, le monde a été créé par Dieu : il y a donc un commencement et le temps est orienté, vectoriel.

    Mais comment appréhender l'âge de la Terre ?

    La Bible, livre de vérité dans nos civilisations, donne des informations qui pouvaient être exploitées pour évaluer l'âge de la Terre. Les âges des générations de patriarches additionnés permettent de calculer une date pour le commencement. En sommant les âges des patriarches décrits dans la Bible, certaines écoles ont cherché à calculer l'âge de la Création. La plus célèbre proposition est celle de l'évêque Ussher, qui, au milieu du XVIIe siècle, avait calculé que la Terre avait été créée le 22 octobre, en 4004 avant notre ère (1). Cet âge était admis comme une vérité : Shakespeare, dans la pièce As you like it fait dire à Rosalin « this poor world is almost six thousand years old ». Cet âge fait sourire aujourd'hui, et pourtant... C'était là le résultat de données réputées très solidessolides, celles de la Bible, le livre de la Vérité par excellence, qui avaient été traitées selon des méthodes mathématiques très élaborées. Le résultat ne pouvait être que solide ! Ne trouve-t-on pas aujourd'hui des déclarations très doctes, issues de calculs effectués par des gens très crédibles sur des machines très élaborées et qui ont, pour ces seules raisons, force de vérité ?

    À la fin du XVIIsiècle, l'affirmation d'immenses durées (millions d'années) a parfois un caractère volontairement subversif, qu'il relève ou non d'une approche scientifique. L'affirmation va se transformer en démonstration au XVIIIe siècle. Les naturalistes ont alors depuis longtemps observé que des événements pluvieux provoquent des épisodes d'érosion-transport-sédimentation qui se matérialisent par de fins dépôts dans les plaines alluviales et les lacs (varvesvarves). À cette époque, la lamination des varves est déjà reliée à la récurrence saisonnière des pluies. En les comptant on peut donc connaître l'âge du remplissage de telle ou telle vallée. Utilisant ce principe, Jean-Étienne Guettard avait ainsi calculé en 1779 que les vallées de la région d'Étampes avaient plus de dix mille ans. Bien plus que les 6.000 ans admis pour l'âge de la Terre. Profondément religieux, Guettard en déduisit que sa méthode n'était pas fiable. Outre-Manche, l'abbé Needham était parvenu à la même conclusion en 1769 et avait reculé également devant cet abîme temporel. La science est faite par des Hommes, elle est donc soumise aux pressionspressions culturelles et sociales, et elle l'est toujours, bien évidemment.

    Portrait de Jean-Étienne Guettard.
    Portrait de Jean-Étienne Guettard.

    Mais d'autres persévèrent. Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, applique le même principe dans ses terres de Bourgogne. Il trouve alors que les vallées ont beaucoup plus de 10.000 ans, et qu'a fortiori la Terre est encore bien plus âgée. Quelques décennies auparavant, H. Gautier avait calculé « combien de vase les rivières emportent des continents chaque année dans les mers » et il en avait déduit le temps nécessaire pour éroder les continents (1721). On notera d'abord qu'il était précurseur en ce domaine. On relèvera ensuite qu'il avait proposé un âge de 35.000 ans, « ...j'ai trouvé par mes différents calculs de réduction, que la terre des continents pouvait être toute entraînée dans les mers environ dans les trente-cinq mille ans de temps ». Et pourtant, si on reprend les données livrées par Gautier, on ne peut pas trouver moins de quelques millions d'années. Cette étrangeté peut s'expliquer de deux façons : soit il ne savait pas compter, ce qui peut paraître surprenant pour un ingénieur des mines, soit il a volontairement affiché un résultat faux qui lui permettait de proposer sa méthode sans risquer l'ire des institutions pour lesquelles il était établi que le Terre avait 6.000 ans.

    En suivant une méthode proche de celle de Gautier, l'abbé Palassou (1784) était arrivé à dire qu'il faut au moins un million d'années pour éroder les Pyrénées. L'abbé Soulavie (1784), à partir de l'étude de l'altération, estime qu'il faut plus de six millions d'années pour araseraraser une seule coulée de lave. Cuvier, en 1812, parle également de « milliers de siècles » pour caractériser la durée des créations successives.

    La nécessité de longues durées géologiques traduit finalement un mouvement collectif de la pensée, qui s'appuie de plus en plus sur la phénoménologie physico-chimique. Une estimation de la durée des temps géologiques est tentée par l'astronomeastronome Halley, en 1715, sur la base de calculs fondés sur l'accroissement inexorable de la salinité de l’eau de mer depuis la condensationcondensation de l'océan primitifocéan primitif. Ses travaux sont repris par Joly à la fin du XIXe siècle (1899) qui aboutit à un âge de 90 millions d'années. Pour résumer, jusque vers 1750,  seuls quelques « mal-pensants » isolés affirment les longues durées.

    1 - Pour être tout à fait précis sur les faits et la date, le calcul a été formalisé en 1654 par l'archévêque James Ussher qui est remonté jusqu'à Adam et Eve, puis repris et affiné quelques années plus tard à Cambridge par le Dr. John Lightfoot, qui écrivit : « Heaven and Earth, center and circumference, were made in the same instance of time, and clouds full of water, and man was created by the Trinity on the 26th of October 4004 B.C. at 9 o'clock in the morning. »