Les outils de pierre taillée vieux de plusieurs millions d’années sont l’œuvre des membres de la lignée humaine de genre Homo, qui ont développé une technologie nouvelle nécessaire à leur avènement… Du moins c’est ce que l’on peut s’imaginer à partir de ce que la recherche est en mesure d’affirmer, mais cette conception pourrait bien changer.


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    La question de la première apparition d'outils en pierre est fondamentale pour l'étude des espècesespèces humaines anciennes, car cette technologie témoigne notamment de capacités intellectuelles particulières et de comportements associés, et son développement pourrait participer à expliquer la prolifération de notre lignée. Les plus vieux exemples d'industrie lithique connus à ce jour proviendraient du site de Lomekwi 3, dans le bassin du lac Turkana au Kenya, daté de 3,3 millions d'années. Si ces outils font l'objet de discussions quant à leur âge et leur authenticité, ils font manifestement partie d'un mode de technique de taille, le Lomekwien, différent de celui de l'Oldowayen qui caractérise les seconds outils les plus vieux que l'on connaisse. Datés d'environ 2,6 millions d'années, ceux-ci étaient aussi les outils les plus vieux pouvant être attribués au genre HomoHomo, avant qu'une nouvelle étude ne fasse ressurgir la question de la parentalité de l'industrie lithique.

    Le site de fouilles de Nyayanga, au Kenya, daté d'environ 2,9 millions d'années. © J.S. Oliver, Homa Peninsula Paleoanthropology Project (2016)
    Le site de fouilles de Nyayanga, au Kenya, daté d'environ 2,9 millions d'années. © J.S. Oliver, Homa Peninsula Paleoanthropology Project (2016)

    L'origine lointaine des premiers outils de pierre taillée

    Le mode technique de l'Oldowayen regroupe des éléments relativement rudimentaires, produits durant le Paléolithique inférieur qui a commencé il y a environ 3 millions d'années et s'est achevé vers -300 000 avant notre ère. Le nom provient des sites archéologiques des gorges d'Olduvai en Tanzanie, où les premiers outils lithiques attribués à ce mode ont été découverts en 1936. La palette d'outils oldowayens est simple mais permet d'accomplir de manière très efficace des fonctions variées. Le percuteur,  un galet généralement ovoïde, est utilisé pour écraser un matériau, ou entrer dans la confection d'outils pour produire des éclats en frappant un nucléus. Celui-ci est un bloc de roche dont on débite des fragments tranchants qui servent à découper ou racler. Les outils oldowayens datés de 2,6 millions d'années qui avaient été découverts sur le site de Ledi-Geraru en Éthiopie n'avaient pas pu être liés à une fonction particulière, ce qui laissait ouverte la question de l'utilisation de ces outils par ceux qui les avaient produits. De récentes découvertes publiées dans une étude parue dans la revue Science le 9 février apportent une partie des réponses à cette question. 

    Des exemples d'outils oldowayens trouvés dans le site. L'outil de gauche est un percuteur, celui au milieu est un nucléus, et à droite se trouvent plusieurs éclats tranchants. © T.W. Plummer, J.S. Oliver, & E. M. Finestone, Homa Peninsula Paleoanthropology Project
    Des exemples d'outils oldowayens trouvés dans le site. L'outil de gauche est un percuteur, celui au milieu est un nucléus, et à droite se trouvent plusieurs éclats tranchants. © T.W. Plummer, J.S. Oliver, & E. M. Finestone, Homa Peninsula Paleoanthropology Project

    L'étude menée par des scientifiques du Smithsonian’s National Museum of Natural History, du Queens College, de la City University of New York, des National Museums of Kenya, de la Liverpool John Moores University et du Cleveland Museum of Natural History décrit le site de fouilles de Nyayanga. Celui-ci est situé aux alentours du lac Victoria au Kenya, dans la péninsulepéninsule de Homa à l'ouest du pays. Il est éloigné de plus de 1 200 kilomètres de Ledi-Geraru, ce qui augmente considérablement l'aire dans laquelle est retrouvée la technologie oldowayenne. L'intervalle de temps donné pour dater le site et les nouveaux outils décrits est de -2,58 à -3 millions d'années, mais plusieurs indices portent à croire qu'ils se situeraient à environ -2,9 millions d'années, selon Thomas Plummer, premier auteur de l'étude. La datation a été déduite en croisant diverses techniques basées sur la radiochronologie, une méthode de datation absolue utilisant la vitesse de dégradation d'éléments radioactifs, l'étude du paléomagnétismepaléomagnétisme, ou encore la biochronologie, méthode de datation relativedatation relative utilisant la présence de fossilesfossiles d'âge connu sur le site.  

    Le site de Nyayanga en 2014, avant les toutes premières campagnes de fouille. Les sédiments rougeâtres où seront trouvés les outils oldowayens et les fossiles appartiennent au Pliocène supérieur. © T.W. Plummer, Homa Peninsula Paleoanthropology Project 
    Le site de Nyayanga en 2014, avant les toutes premières campagnes de fouille. Les sédiments rougeâtres où seront trouvés les outils oldowayens et les fossiles appartiennent au Pliocène supérieur. © T.W. Plummer, Homa Peninsula Paleoanthropology Project 

    Le régime alimentaire des premiers tailleurs de pierre

    Les fouilles ont débuté en 2015 d'après les suggestions de Peter Onyango, un collaborateur local. Elles ont mis au jour quelque 330 objets, 1 776 os et deux molairesmolaires d'homininéhomininé. Les outils oldowayens témoignent d'une relative sophistication, ils sont produits en frappant un nucléus tenu dans une main avec un percuteur manié par l'autre, ce qui requiert une certaine dextérité. Les outils lomekwiens en comparaison, sont produits en martelant un galet sur une grande pierre plate faisant office d'enclume afin d'en tirer des éclats plus grossiers. L'analyse de l'usure microscopique des outils et d'os montre que ces outils lithiques étaient utilisés pour découper et traiter différents matériaux d'origine végétale et animale. Le site de Nyayanga a livré au moins trois squelettes partiels d'hippopotames, dont deux témoignent d'actes de boucherie. Les homininés ont vraisemblablement découpé et raclé de la chair attachée à ces os, ou les ont écrasés pour en extraire la moelle. Les outils ont aussi servi à travailler des plantes telles que des racines. Ces artefacts ne sont donc pas seulement les plus vieux outils oldowayens jamais découverts, ils donnent également de nombreuses informations sur le régime alimentaire de ceux qui les ont créés, et constituent la plus ancienne preuve d'homininés consommant de très gros animaux !

    Ces innovations sont d'une importance capitale pour la suite de l'histoire évolutive de la lignée. Rick Potts, un des principaux auteurs de l'étude et titulaire de la chaire Peter Buck de l'initiative Human Origins portée par le Smithsonian's National Museum of Natural History, explique : « Avec ces outils, il est possible de mieux écraser qu'un éléphant ne peut le faire avec ses molaires, et mieux trancher qu'un lionlion ne le peut. Développer la technologie oldowayenne a été comme produire soudainement tout un lot de nouvelles dents, et cela a permis à nos ancêtres des savanes africaines d'accéder à de nouveaux aliments. » Puisque le feu ne sera maîtrisé qu'environ 2 millions d’années plus tard, les utilisateurs de ces outils mangeaient vraisemblablement cru ! Peut-être s'en servaient-ils pour « réduire la viande en un tartare d'hippopotame plus facile à mâcher », avancent les auteurs. 

    Les différents restes fauniques retrouvés à Nyayanga. En haut à gauche, les impressionnantes molaires de <em>Paranthropus</em>, et en haut à droite, la mâchoire inférieure fragmentaire de <em>Megantereon</em>, un félin à dents de sabre. En bas à gauche, une molaire supérieure d'<em>Eurygnathohippus</em>, un équidé fossile, et en bas à droite, un fragment de mâchoire de <em>Paracolobus</em>, un singe colobiné. © S. E. Bailey & J.S. Oliver, Homa Peninsula Paleoanthropology Project
    Les différents restes fauniques retrouvés à Nyayanga. En haut à gauche, les impressionnantes molaires de Paranthropus, et en haut à droite, la mâchoire inférieure fragmentaire de Megantereon, un félin à dents de sabre. En bas à gauche, une molaire supérieure d'Eurygnathohippus, un équidé fossile, et en bas à droite, un fragment de mâchoire de Paracolobus, un singe colobiné. © S. E. Bailey & J.S. Oliver, Homa Peninsula Paleoanthropology Project

    Qui sont donc ces tailleurs de pierre ? Parmi les restes fauniques retrouvés sur le site, on trouve des fossiles d'hippopotame, d'équidé, de grand félinfélin, de singe, mais aussi d'homininé. Les fouilles ont livré deux grosses molaires d'un représentant de la lignée humaine, du genre ParanthropusParanthropus. Oui, pour le moment, aucune trace d'Homo sur le site. Ces molaires constituent les plus vieux restes jamais découverts attribués à ce membre relativement éloigné de notre famille. En effet comme son nom l'indique, Paranthropus a beau faire partie de notre lignée, il n'est pas tout à fait humain, au même titre qu'Australopithecus. Cela empêche les scientifiques parcimonieux d'affirmer qu'il est le créateur des outils oldowayens découverts à Nyayanga, même si la question mérite d'être posée. Selon Rick Potts, « les chercheurs ont toujours considéré que seuls les membres du genre Homo, celui des humains actuels, étaient capables de créer des outils lithiques. Mais retrouver Paranthropus aux côtés de ces outils pourrait indiquer que ce sont eux qui produisaient cette technologie, ou que plusieurs lignées le faisaient en même temps. » Quoi qu'il en soit, l'industrie oldowayenne s'est diffusée dans toute l'Afrique et au moins jusqu'en Géorgie et en Chine actuelles, et n'a pas été remplacée par les bifaces de l'Acheuléen avant -1,7 millions d'années, soit plus d'un million d'années plus tard !