Aujourd’hui, dans le Cabinet de Curiosités, nous partons en Amérique du Sud à la rencontre des tsantsas que l’on connaît mieux sous le nom de têtes réduites. Âmes sensibles, il est possible pour vous de passer votre chemin. Pour les autres, installez-vous confortablement, faire bouillir de l’eau pour votre thé — et seulement pour votre thé —, et commençons.


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    Qu'on les retrouve dans une salle d'attente aux portesportes de l'Inframonde dans Beetlejuice, ou à l'avant d'un bus magique dans l'univers d'Harry Potter, les têtes réduites ont depuis longtemps captivé l'imaginaire collectif et continuent régulièrement de s'immiscer dans les œuvres de fiction. Car si une main coupée ou un livre relié en peau humaine ont déjà de quoi choquer, porter atteinte à la tête et au visage d'un individu, c'est nuire à son essence, un acte sacrilège pour nombre d'entre nous, un tabou implicite qui bouscule la raison et excite l'imaginaire. Mais, croyez-le ou non, la véritable horreur associée à ces têtes ne réside pas tant dans l'artefact lui-même ou les raisons qui motivent sa conception, mais plutôt dans la manière dont les étrangers à cette culture ont corrompu la pratique.

    Quelques précisions pour commencer

    On les appelle tsantsas dans leur langue d'origine. Objets fétiches, vaisseaux de pouvoirs, pivots de la vie sociale des Shuars, les têtes réduites sont une institution chez les Jivaros. (N.B. ce terme est encore parfois utilisé aujourd'hui pour désigner un ensemble de cinq tribus résidant dans les forêts de la Haute-Amazonie et appartenant au même groupe ethnolinguistique. Il est cependant problématique et ne sera utilisé qu'une fois dans ce texte afin de situer le lecteur ou la lectrice qui l'aurait déjà croisé. En effet, le terme xibaro est utilisé dès le XVIe siècle par les Espagnols pour désigner indistinctement les populations qu'ils jugent sauvages ou moralement dépravées. C'est une appellation rejetée par les membres de ce groupe, et nous préférerons donc utiliser le nom de chaque tribu qui le compose.)

    Pas plus grande qu'une orange, la peau brunâtre et tannée, les traits caricaturaux, les lèvres et les paupières scellées, la tsantsa est une figure que l'on retrouve chez les Achuars, les Huambisas, les Aguarunas et les Shuars. De par leur proximité commerciale avec les Européens, c'est de ces derniers que nous tenons le plus d'informations concernant cette pratique, les rituels qui l'entourent, et la façon dont sa signification a été amenée à changer en l'espace de quelques décennies, jusqu'à ce qu'elle disparaisse complètement. Mais avant de nous plonger dans la désintégration de cette tradition, tentons d'abord de comprendre ce qu'elle signifie et comment les têtes réduites sont produites.

    Si les musées s'efforcent de restituer progressivement les tsantsas authentiques à leurs tribus d'origine, ou de retirer des collections celles créées dans des conditions douteuses, il reste aujourd'hui possible de trouver de véritables tsantsas disponibles aux enchères pour les collectionneurs particuliers. © Eve Enchères SVV
    Si les musées s'efforcent de restituer progressivement les tsantsas authentiques à leurs tribus d'origine, ou de retirer des collections celles créées dans des conditions douteuses, il reste aujourd'hui possible de trouver de véritables tsantsas disponibles aux enchères pour les collectionneurs particuliers. © Eve Enchères SVV

    Comment fabriquer une tête réduite ?

    Si la loi nous apprend que le respect dû aux cadavres humains ne cesse pas avec la mort, la culture shuar, elle, nous enseigne que l'esprit d'un Homme ne cesse pas d'exister lorsque son corps s'arrête de respirer. Il continue de vivre à travers son Wakaní, la part immortelle de son âme, mais lorsqu'il est victime d'un meurtre, il peut aussi hanter les vivants sous la forme du Muisak, l'esprit vengeur qui tente d'assassiner celui qui l'a tué ou des membres de sa famille. Afin de se prémunir contre les sombres desseins de son défunt ennemi, il est donc nécessaire pour le guerrier d'enfermer son esprit avant que celui-ci ne s'échappe de son corps. La tête de la victime est coupée au plus près des épaules, et commence alors un long processus transmis de père en fils, dont les étapes ont été décrites de diverses manières par les ethnologues.

    La production rituelle d'une tsantsa se déroule habituellement comme suit. Une entaille est pratiquée à l'arrière de la tête jusqu'à la base du cou, puis la peau est précautionneusement décollée du crânecrâne, des muscles et des tissus conjonctifs. Les paupières sont cousues de l'intérieur et les lèvres scellées à l'aide de trois pointes en boisbois de palmier ; la peau est ensuite plongée dans un pot en céramiquecéramique rempli, selon les sources, d'une eau claire ou d'une eau mélangée d'herbes contenant une forte concentration en tanins. Celle-ci est portée à ébullition afin de détacher les derniers résidus de graisse, puis l'intérieur de la peau, qui ne mesure plus qu'un tiers de sa taille d'origine, est à nouveau gratté et nettoyé.

    Un chasseur de tête shuar présentant fièrement sa <em>tsantsa</em>. © <em>Colección Biblioteca Abya Yala</em>
    Un chasseur de tête shuar présentant fièrement sa tsantsa. © Colección Biblioteca Abya Yala

    L'arrière du crâne est par la suite recousu à l'aide de fibres végétales, afin que la tête puisse être remplie jusqu'au cou de pierres puis de sablesable brûlants. Ces derniers ont alors pour rôle de resserrer un peu plus ce cuir humain et de le tanner de l'intérieur, puis ils sont utilisés sur la surface extérieure de la peau, où il servent cette fois-ci à remodeler les traits de la tsantsa. La tête réduite est mise à sécher au-dessus d'un feu, puis, lorsque son apparence est définitivement figée, les pointes sont retirées et les lèvres sont cousues avec de longues fibres végétales. Huit heures après le début de cette longue opération, il ne reste plus qu'à enduire la tsantsa de cendre de balsa qui, en plus de la bouche et des yeuxyeux scellés de la victime, empêchera le Muisak de s'échapper.

    Transfert des pouvoirs

    La « vie » de la tsantsa ne s’arrête pas là car, contrairement à un objet de pouvoir dont la valeur est intrinsèque, elle n'est que le vaisseau des pouvoirs de l'ennemi mort au combat, qui devront être transmis pour prendre toute leur valeur. Au retour des vainqueurs du raid, une grande fête est organisée, suivie d'une ou deux autres en l'espace de trois ans. Celles-ci durent plusieurs jours, accueillent plus d'une centaine de personnes et constituent des événements capitaux (littéralement) dans la vie sociale de la communauté. On y boit, on y danse, on y mange, et l'on y accomplit le rituel durant lequel le pouvoir du Muisak est transmis à la femme de l'hôte, ce qui lui permettra d'accroître le rendement de ses cultures.

    Les tsantsas jouent donc un rôle important chez les Shuars, mais ce n'est pas tant l'objet que ce qu'il symbolise qui fait son importance. Une fois drainée de ses pouvoirs, elle devient, selon plusieurs ethnologues, rien de plus qu'un simple objet décoratif, doté tout au plus d'une valeur sentimentale, qui pourra être enterré avec son propriétaire. Sa véritable richesse réside dans la dimension rituelle et spirituelle qu'elle incarne, dans le statut qu'elle confère au guerrier qui va bénéficier de sa magie, et il en a probablement été ainsi depuis des siècles. Mais l'arrivée des colons espagnols puis des explorateurs de tout poil en terre shuar à la fin du XIXe siècle va complètement renverser la signification de cet objet.

    Les Shuars continuent de défendre et de perpétuer leurs traditions en Amérique du Sud de nos jours. © Jlh249
    Les Shuars continuent de défendre et de perpétuer leurs traditions en Amérique du Sud de nos jours. © Jlh249

    Rencontres houleuses

    Les premières interactions entre les conquistadors et les Shuars remontent au milieu du XVIe siècle, mais elles ne sont que de courte durée. Après quelques années d'échanges commerciaux pacifiques, les tribus locales rejettent avec toujours plus de véhémence l'asservissement que tente de leur imposer ce nouvel arrivant assoiffé d'or, avec ses missionnaires, ses impôts et ses armes. Il ne faut que peu de temps pour qu'une violente insurrection éclate en 1599, durant laquelle les Shuars massacrent les colons, capturent leurs femmes et, mythe ou réalité, torturent leur gouverneur jusqu'à la mort en lui faisant avaler de l’or fondu. Les survivants quittent le territoire en toute hâte et ne parviendront pas à le reconquérir durant les siècles qui suivront.

    Les tsantsas découvertes durant leurs premières incursions continuent cependant de fasciner les Européens, et de temps à autre, un explorateur audacieux tente d'obtenir plus d'informations sur la pratique ou de mettre la main sur l'une de ces têtes réduites. Mais ce n'est qu'à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que l'intérêt pour ces objets de curiosités prend son plein essor. Entre les années 1870 et 1930, de nouveaux campements (européens et équatoriens) s'établissent aux frontières du Pérou et de l'ÉquateurÉquateur, cette fois-ci avec pour objectif la récolte et l'exportation d’écorce du quiquina, utilisée à l'époque pour lutter contre la denguedengue. Pour se nourrir, ces colons de la nouvelle ère déciment le gibier en masse dans la région et bientôt, les Shuars se voient contraints de reprendre leurs transactions avec eux. En échange de leur travail ou de leurs produits alimentaires, ils reçoivent des armes qui leur permettent de chasser sur un pied d'égalité avec leurs concurrents.

    L'arbre à quinquina fournissait aux Européens un fébrifuge essentiel pour lutter contre les effets de la dengue. © Robert Bentley, Wellcome Collection
    L'arbre à quinquina fournissait aux Européens un fébrifuge essentiel pour lutter contre les effets de la dengue. © Robert Bentley, Wellcome Collection

    Progressivement cependant, les colons se tournent vers l'élevage et n'ont bientôt plus besoin de l'assistance des Shuars pour se nourrir. Si ces derniers veulent continuer d'acquérir des armes à feu, des munitions et des machettes, ils devront cette fois-ci troquer leurs tsantsas. Une nouvelle économie se crée sous les yeux du gouvernement qui y voit là une sorte d'assimilation capitaliste des indigènesindigènes ; celle-ci, il en est certain pour le moment, ne peut être que bénéfique à la région. Pour les Shuars, les têtes réduites acquièrent une nouvelle signification et une nouvelle valeur : une fois déchargées de leur pouvoir, elles peuvent encore garantir au propriétaire - qui choisit de ne plus se faire enterrer avec - l'apport de biens matériels.

    Têtes de contrefaçon

    En l'espace d'un battement de cilscils, la demande dépasse la production, mais les commerçants de tsantsas ne se laissent pas décourager pour autant. Dès 1872, on trouve trace des premières têtes réduites de contrefaçon, fabriquées par des étrangers à partir de têtes d'animaux (paresseuxparesseux, singes), ou de cuir de chèvre. En Équateur, en Colombie et au Panama, des docteurs, des taxidermistestaxidermistes et des employés des morgues se lancent à leur tour dans cet étrange pratique avec certains des corps qui leur ont été confiés. On estime qu'aujourd'hui, 80 % des têtes réduites exposées dans les musées sont d'origine frauduleuse, trahies par l'utilisation de méthodes non-traditionnelles ou l'emploi de crânes non-humains. Du côté des Shuars, la chasse aux têtes s'intensifie pour répondre à la demande, et avec elle les meurtres et les tensions, notamment avec les Achuars. D'après des analyses menées sur les pièces du musée Mütter, les Shuars n'hésitent pas d'autre part à recourir à l'utilisation de victimes européennes pour la production des tsantsas destinées au commerce.

    Cette contrefaçon de <em>tsantsa</em> est trahie entre autres par sa peau grise et sa bouche ouverte. © Daderot, <em>Redpath Museum</em>
    Cette contrefaçon de tsantsa est trahie entre autres par sa peau grise et sa bouche ouverte. © Daderot, Redpath Museum

    Authentiques, contrefaites ou obtenues dans des circonstances douteuses, voire violentes, ces effigies à nulles autres pareilles sont produites et circulent jusqu'en Amérique du Nord et en Europe pendant près d'un siècle. Ce n'est qu'avec la colonisation intensive des tribus locales (notamment pour l'exploitation du pétrole) et une part d'assimilation culturelle que les tsantsas disparaissent progressivement. On dénombre aujourd'hui environ 40.000 Shuars qui continuent de faire vivre et de défendre leur identité, leurs droits et leurs traditions, certaines encore intactes, d'autres, transformées par des années de pressionpression religieuse et d'oppression culturelle (il n'est pas rare d'entendre un Notre Père lors d'un rituel de guérisonguérison, par exemple).

    Plusieurs caractéristiques permettent de distinguer par un premier coup d'œil les <em>tsantsas</em> authentique des contrefaçons : des paupières et une bouche scellées, une peau tannée et sombre, une compression latérale du crâne, des fibres sortant du scalp et de longs cheveux. © dalbera, Musée national d'ethnologie
    Plusieurs caractéristiques permettent de distinguer par un premier coup d'œil les tsantsas authentique des contrefaçons : des paupières et une bouche scellées, une peau tannée et sombre, une compression latérale du crâne, des fibres sortant du scalp et de longs cheveux. © dalbera, Musée national d'ethnologie

    Du rituel au sacrilège : l'héritage européen

    Objets de fascination et de fantasme, les tsantsas ont beaucoup à raconter sur la diversité des rituels qui existent de par le monde, sur notre traitement des tribus autochtones, et sur les projections auxquelles nous les soumettons. La poétesse shuar María Clara Sharupi Jua dénonce : « Lorsque des étrangers visitent nos communautés, c'est comme s'ils espéraient voir une culture de sauvages. Ils veulent vivre parmi des gens qui sont irrationnels, se promènent nus et ne possèdent rien. Ils ne veulent rendre compte que de ce qui est différent, et non de ce que nous avons en commun. J'ai souvent l'impression qu'ils nous considèrent uniquement comme la touche finale qui leur permettra de mener à bien une étude anthropologique ou une thèse d'études supérieures. »

    La professeure Laura Van Broekhoven, directrice du Pitt Rivers Museum, qui a pour sa part beaucoup travaillé avec les Shuars afin de comprendre comment traiter les tsantsas avec respect, souligne : « Nombreux sont ceux qui considèrent ces objets comme bizarres, horribles, barbares, un spectacle de monstres. La pratique de la chasse aux têtes, au lieu d'être mieux comprise, est aujourd'hui totalement incomprise. » Pourtant, la majorité des têtes qui observent aujourd'hui les visiteurs depuis leurs vitrines ne sont pas le résultat de la barbarie des Shuars, mais de ceux qui les ont colonisés. Dans son ouvrage Severed : A History of Heads Lost and Heads Found, l'anthropologue Frances Larson rappelle : « Certains ont volé des morts dans des morgues d'hôpitaux, acheté des corps en prison, offert des biens aux gens en échange de morceaux de leurs proches décédés ou demandé poliment aux habitants de la région des parties de corps de leurs ennemis, après des batailles et des raids. »

    Une tête réduite du <em>Pitt Rivers Museum</em>. © Narayan k28
    Une tête réduite du Pitt Rivers Museum. © Narayan k28

    Extorsion, colonisation, assimilation, trafic d'armes contre des corps dont on ne souhaitait pas regarder l'origine, si certains d'entre nous voient encore les Shuars comme des sauvages sans pitié, c'est pour ne pas contempler le terrible héritage dont nous sommes porteurs. Des années, des décennies et des siècles de sauvagerie banalisée, officialisée, dont l'écho continue de se perpétuer dans nos sociétés modernes sous la forme du racisme, de l'exclusion et des inégalités sociales. Les objets nous rappellent parfois qui nous sommes et où nous souhaitons aller ; assurons-nous donc de garantir une place privilégiée aux tsantsas dans notre Cabinet de Curiosités.

    Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du <em><a href="https://w-o-nderings.com/cabinet-de-curiosites" target="_blank">Cabinet de curiosités</a></em>. © nosorogua, Adobe Stock 
    Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du Cabinet de curiosités. © nosorogua, Adobe Stock