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    Corinne Boujot, chercheuse associée au Centre Edgar Morin de Paris, travaille sur le rapport de l'Homme à la nature, ce qui l'a amenée à s'intéresser aux venins animaux puis aux plantes toxiques. Elle répond ici à quelques questions pour Futura-Sciences.

    Manioc. © David Monniaux - CC BY-SA 3.0

    Manioc. © David Monniaux - CC BY-SA 3.0

    Futura : À quoi fait référence le terme de « poison » dans l'histoire ?

    Corinne Boujot : Le « poison » dans l'histoire fait référence aux potions, sa racine (potionem) puise à l'acte de boire. Comme son très ancien synonyme « venin » qui entra dans la langue française comme venesnom, philtre magique dédié à VénusVénus, décoction de plantes magiques, charmecharme. Si l'on s'en tient à une définition généraliste toujours d'actualité, le poison renvoie à des substances capables de troubler gravement ou d'interrompre les fonctions vitales d'un organisme. Le sens du mot « venin », lui, s'est rapidement refermé sur des substances d'origine animale, et le terme « venimeux » suppose une injection, alors que le vénéneuxvénéneux fait référence à l'ingestioningestion et concerne davantage le règne végétal.

    Le terme de poison n'est pas scientifique, et c'est délibérément que je l'ai choisi plutôt que celui de toxine, car il ouvre à l'ethnologue un champ de recherche plus vaste et plus pertinent pour servir une approche culturelle.

    Corinne Boujot est docteure en ethnologie au Centre Edgar Morin, à Paris. © DR

    Corinne Boujot est docteure en ethnologie au Centre Edgar Morin, à Paris. © DR

    Peut-on dire qu'il existe une forme de paradoxe sur le poison, qui peut à la fois être mortel et bénéfique ?

    Corinne Boujot : C'est toute l'ambiguïté du poison, et donc son intérêt. J'ai réalisé une étude des plantes toxiques dans différentes sociétés à travers le monde et à travers le temps. Il apparaît que toutes ces sociétés se dotaient (ou se dotent) d'un éventail parfois très large de substances toxiques. On peut les trouver employées dans à peu près tous les registres de la vie quotidienne : la chasse, la pêchepêche, l'agricultureagriculture, la médecine, la religion, la cosmétique, la convivialité, et même dans l'alimentation (l'exemple du manioc est parmi les plus parlants, mais il n'est pas unique) en jouant de cette ambiguïté.

    Prenons par exemple le curarecurare, poison de chasse violent tiré de plantes : sa confection exige à la fois une connaissance précise du végétal et le ou les savoir-faire techniques. Parce qu'il sert à la chasse en forêt tropicale (couvert végétal dense), il doit être extrêmement rapide et efficace sur le gibier sans pour autant rendre la viande impropre à la consommation. C'est déjà un trait un peu paradoxal. En plus, on le rencontre à plusieurs reprises utilisé à des fins thérapeutiques.

    L'usage des poisons n'est pas l'apanage des sociétés exotiquesexotiques ou anciennes, notre société est très gourmande de poisons. Si l'on regarde bien, chacun d'entre nous en utilise quotidiennement : faire son ménage, son jardin, se soigner, etc. Plus le poison est violent, plus il intéresse la recherche médicale et pharmaceutique pour son potentiel thérapeutique. La médecine conventionnelle utilise des substances toxiques, mais l'homéopathiehoméopathie aussi, quoique différemment ! Le médecin Anton von Störck, l'un des précurseurs d'Hahnemann, réalisait des recherches sur les plantes toxiques, qu'il expérimentait sur lui-même...

    Anton von Störck est un médecin autrichien du XVIII<sup>e</sup> siècle. Il avait la particularité d’observer l’effet de plantes sur les animaux, puis sur lui-même, avant de les donner à ses patients. © Wikipédia, DP

    Anton von Störck est un médecin autrichien du XVIIIe siècle. Il avait la particularité d’observer l’effet de plantes sur les animaux, puis sur lui-même, avant de les donner à ses patients. © Wikipédia, DP

    Pourquoi associe-t-on souvent les femmes au poison dans l'histoire ?

    Corinne Boujot : Je n'ai pas conduit de recherche à proprement parler sur ce thème ─ pourtant riche ─ des empoisonneuses. Toutefois, dans les recherches que j'ai menées, on retrouve l'idée de femmes venimeusesvenimeuses. Au XVIe siècle par exemple, dans la poésie de Pierre de Ronsard, la femme amoureuse a un regard vénéneux. L'érotisme féminin est vénéneux !

    C'est une dimension qu'on retrouve aussi dans la culture paysanne traditionnelle : quand une femme a ses règles, on considère qu'elle a un pouvoir corrupteur ; si ce pouvoir la rend plus érotique, il impose aussi qu'elle soit tenue à l'écart de la fabrication de la charcuterie, car son intervention exposerait celle-ci à la putréfaction. Le sang menstruel intervient encore, à La Réunion, dans la confection de philtres d'amour. Cette ancienne venimosité de la femme, au moins dans la culture française ─ pérennisée dans la culture paysanne, ─ s'étend aussi aux hommes, notamment aux roux. Elle implique la couleur rouge, celle du sang.

    Les poisons fascinent-ils ? Pourquoi ?

    Corinne Boujot : Les poisons fascinent à cause de leur ambiguïté fondamentale. Le poison représente le danger imminent, sa dimension létale est omniprésente. Il renvoie au domaine émotionnel, à l'effroi. Il y a une charge de violence particulière liée au poison, car il a le pouvoir de faire passer de la vie à la mort et symbolise la frontière entre la vie et la mort. Moins comme séparationséparation de deux états distincts que comme seuil entre les deux : l'ouverture du passage.

    Trop nombreuses sont les sociétés qui ont joué et jouent audacieusement et très habilement avec des substances variablement dangereuses, la variabilité tenant aussi bien à la substance retenue qu'à son dosagedosage, pour qu'il n'y ait pas là un outil fondamental de compréhension de la dimension humaine. Les poisons semblent être de puissants moteurs de la connaissance au sein des sociétés. Ils mobilisent beaucoup de qualités, dont la précision et l'inventivité, peut-être précisément parce qu'il vaut mieux ne pas ignorer leur présence dans l'environnement proche !