Que sait-on des migrations humaines du passé, et comment les reconstruit-on ? Les archéologues répondent traditionnellement à ces questions en étudiant les vestiges et les cultures anciennes, mais un outil, qui vient moins à l’esprit et qui est pourtant extrêmement puissant, peut apporter de solides compléments : la paléogénomique. Des fossiles français ont été utilisés dans la dernière grande étude qui a jeté un nouvel éclairage sur la génétique des populations passées.


au sommaire


    Le peuplement de l'Europe par les premiers Homo sapiensHomo sapiens venus de l'est date d'il y a au moins 45 000 ans, mais les différentes phases et trajectoires de cette colonisation n'ont pas toujours été très claires. Une équipe pilotée par les chercheurs de l'Université de Tübingen et de son Centre Senckenberg pour l'Évolution humaine et le Paléoenvironnement, de l'Université de Pékin et de l'Institut Max PlanckMax Planck d'Anthropologie évolutive de Leipzig, en collaboration avec pas moins de 125 scientifiques internationaux, s'est penchée sur cette épineuse question. L'étude parue dans la revue Nature porteporte sur 356 individus qui peuplaient l'Europe et l'Asie centrale entre -35 000 et -5 000 ans avant notre ère, alors que la Terre connaissait la fin de sa dernière période glaciaire et le passage à l'Holocène, l'époque géologique actuelle. Les auteurs ont reconstitué les migrations des humains associées à différentes cultures préhistoriques à travers le continent pendant ces millénaires de profonds changements, en utilisant du matériel français encore inédit !

    Au cours des millénaires, et avec les mouvements de populations humaines, certains groupes européens ont perduré, quand d'autres se sont éteints. Les Gravettiens de l'ouest ont survécu à leurs cousins de l'est de l'Europe, avant que de nouveaux arrivants n'entrent en scène… © Michelle O'Reilly & Laurent Klaric, d'après l'œuvre originale de Benoit Clarys
    Au cours des millénaires, et avec les mouvements de populations humaines, certains groupes européens ont perduré, quand d'autres se sont éteints. Les Gravettiens de l'ouest ont survécu à leurs cousins de l'est de l'Europe, avant que de nouveaux arrivants n'entrent en scène… © Michelle O'Reilly & Laurent Klaric, d'après l'œuvre originale de Benoit Clarys

    Un périple de 30 000 ans 

    Les chercheurs ont pu établir que, 35 000 ans avant notre ère, l'espèce humaine est répartie en populations qui partagent certes une même culture gravettienne, mais qui sont parfois génétiquement distinctes. Deux blocs génétiquesgénétiques sont observés, l'un se trouve en Europe de l'Ouest et du Sud-Ouest (France, Espagne et Portugal actuels), l'autre est établi en Europe centrale et du Sud (République Tchèque et Italie actuelles). Mais, à partir de -25 000, les chasseurs-cueilleurschasseurs-cueilleurs subissent le dernier maximum glaciaire (DMG), la période la plus froide de la glaciationglaciation. L'Europe est alors bien plus désertique et inhospitalière qu'aujourd'hui. Le groupe de chasseurs-cueilleurs de l'ouest, qui a alors développé une culture magdalénienne, reste sur son territoire où les conditions sont plus clémentes, avant de s'étendre vers le nord-est du continent lorsque les températures s'adoucissent. Quant au groupe resté sur la péninsule italienne, dernier survivant du bloc génétique de l'est, il s'éteint dans la région isolée par la mer et les glaciers, laquelle semble avoir agi davantage comme un cul-de-sac meurtrier que comme un refuge climatique. 

    L'Europe, durant la dernière glaciation, connait deux principales masses glaciaires, l'une au nord, et l'autre sur la région alpine, où elle est dénommée « glaciation de Würm ». Cette dernière participe à l'isolement de la péninsule italienne. Cette carte présente le relief, le niveau de la mer et la localisation des glaciers en Europe entre -70 000 et -20 000. © Ulamm, <em>Wikimedia Commons</em>
    L'Europe, durant la dernière glaciation, connait deux principales masses glaciaires, l'une au nord, et l'autre sur la région alpine, où elle est dénommée « glaciation de Würm ». Cette dernière participe à l'isolement de la péninsule italienne. Cette carte présente le relief, le niveau de la mer et la localisation des glaciers en Europe entre -70 000 et -20 000. © Ulamm, Wikimedia Commons

    Les populations coincées sur la péninsule sont remplacées lors du redoux (vers -19 000), par de nouveaux peuples de culture épigravettienne venus des Balkans. Ceux-ci se dispersent ensuite dans toute l'Europe il y a au moins 14 000 ans, et se substituèrent aux populations de l'ouest. Après cette large dispersion, deux populations distinctes occupent l'Europe et n'échangent guère pendant 6 000 ans. Elles sont différentes génétiquement et physiquement, les humains de l'ouest ayant une peau plus foncée et des yeuxyeux plus clairs que leurs cousins de l'est. Ils se retrouvent finalement il y a 8 000 ans, peu avant que des populations venues d'Anatolie ne se répandent depuis la Grèce, apportant avec elles l'agricultureagriculture et faisant naître le Néolithique en Europe.

    En France : la grotte de La Marche

    L'étude de ces épopées croisées qui ont façonné l'histoire génétique de l'Europe a été permise par une collaboration scientifique internationale, et la mobilisation de centaines de restes humains venant des quatre coins de l'Europe et de l'Asie centrale. En France, une dizaine de sites archéologiques ont livré du matériel, notamment le site exceptionnel de la grotte de La Marche, à Lussac-les-Châteaux (Vienne). Le groupe humain qui a occupé la région il y a environ 18 000 ans faisait partie des survivants de la rude période du DMG, il a produit des milliers de plaques de calcaire gravées qui rendent les collections d'art mobilier de La Marche uniques en leur genre. Celles-ci sont conservées et exposées dans divers musées, dont le musée Sainte-Croix à Poitiers et le musée de préhistoire de Lussac-les-Châteaux.

    Les œuvres gravées que ces humains ont façonnées représentent de nombreuses figures animales et humaines, comme cette plaquette ornée d'une tête humaine de profil, la plus célèbre de toute la collection. © Zunkir, Musée d'archéologie nationale, <em>Wikimedia Commons</em>
    Les œuvres gravées que ces humains ont façonnées représentent de nombreuses figures animales et humaines, comme cette plaquette ornée d'une tête humaine de profil, la plus célèbre de toute la collection. © Zunkir, Musée d'archéologie nationale, Wikimedia Commons

    La grotte a également livré « des milliers de restes fauniques, mais aussi des charbonscharbons et des boulettes d'ocreocre », comme l'explique Gildas Merceron dans une interview accordée à Futura. Le paléontologuepaléontologue et directeur du laboratoire de PaléontologiePaléontologie, Évolution, Paléoécosystèmes, Paléoprimatologie (Palevoprim) de l'Université de Poitiers, a participé, avec sa collègue Géraldine Garcia, à l'étude dont ils sont coauteurs. Les deux chercheurs et leur équipe ont étudié ces restes d'ossements et de dents (plus d'un millier de molairesmolaires de mammifèresmammifères, dont des humains), et ont décrit une faunefaune riche qui comprend des ongulés et des carnivores, mais aussi des animaux aquatiques comme des castors et des tortuestortues, ou même des phoques

    L'analyse de la faune aide aussi à comprendre le milieu dans lequel évoluaient les Magdaléniens de La Marche. Parmi les milliers de restes, les paléontologues et leurs étudiants ont identifié plus d'une dizaine de dents humaines, des phalangesphalanges, et des fragments de fémurfémur et de mâchoire supérieure. L'occupation de l'abri rocheux a pu « être fréquente et s'étaler dans le temps, avance prudemment Gildas Merceron, mais aucune fouille moderne visant à interpréter solidement le lieu n'a été effectuée ».

    Cette faune diverse fait l’objet de l’exposition du musée Sainte-Croix encadrée par le Palevoprim intitulée <em>Grotte de La Marche : images, fossiles et biodiversité au magdalénien</em>, qui compare le bestiaire animal représenté sur les plaquettes gravées et les fossiles. © Musées de Poitiers, Ch. Vignaud
    Cette faune diverse fait l’objet de l’exposition du musée Sainte-Croix encadrée par le Palevoprim intitulée Grotte de La Marche : images, fossiles et biodiversité au magdalénien, qui compare le bestiaire animal représenté sur les plaquettes gravées et les fossiles. © Musées de Poitiers, Ch. Vignaud

    Les restes humains intégrés à l’étude

    Parmi ces nombreux restes humains, deux dents de La Marche contenant de l'ADNADN ont été utilisées dans l'étude de la migration européenne. La première est une incisive définitive supérieure, tandis que la seconde est une prémolaire déciduale (une dent de lait). Les scientifiques ont utilisé les racines des dents pour réaliser une datation au carbone 14datation au carbone 14, qui a confirmé que les individus sont bien des Magdaléniens. Ils ont aussi prélevé de la matièrematière organique (de la pulpe dentaire et de la dentinedentine) sur les deux dents pour extraire de l’ADN, mais seul celui de la prémolaire était en assez bon état. Les analyses nous apprennent qu'elle appartenait à un jeune garçon âgé de 5 à 10 ans, et l'incisive, relativement usée, était probablement celle d'un adulte d'une trentaine d'années. 

    La face occlusale de la prémolaire du jeune garçon magdalénien âgé de 5 à 10 ans. La barre d'échelle mesure 1 centimètre. © Palevoprim 2017
    La face occlusale de la prémolaire du jeune garçon magdalénien âgé de 5 à 10 ans. La barre d'échelle mesure 1 centimètre. © Palevoprim 2017

    Ces deux individus, dont la vie quotidienne peut-être déduite grâce à l'interprétation des vestiges archéologiques, s'inscrivent aussi dans la longue histoire génétique et migratoire d'Homo sapiens en Europe. À l'issue de nouvelles analyses, leurs dents pourraient encore révéler de nouvelles informations, associées cette fois à leur alimentation. La grotte de La Marche n'a pas fini de dévoiler tous ses secrets !