Armés de simples bâtonnets, des généticiens menés par Spencer Wells ont dressé la carte des grandes migrations humaines depuis 60.000 ans, lorsque des hommes ont quitté le berceau africain. Lancé en avril 2005, ce projet ambitieux sera présenté dans un documentaire sur la chaîne du National Geographic. Intitulé La grande famille de l'Homme, il témoigne combien nous sommes proches les uns des autres.

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    De façon spectaculaire, l'histoire que nous raconte Spencer Wells, un généticiengénéticien passionné d'histoire humaine, commence aux Etats-Unis, à New York, dans le Queens, un district particulièrement cosmopolite. Le jour d'une kermesse de rue, son équipe et lui se sont promenés dans une rue d'Astoria, un quartier populaire, et ont proposé aux passants un étrange marché.

    La personne devait d'abord se saisir d'un bâtonnetbâtonnet à embout de coton, se frotter l'intérieur de la joue et rendre l'objet au généticien qui l'installait avec précaution dans un étui en plastique. Grâce à cette technique classique de prélèvement d'ADNADN (quelques cellules sont arrachées par le coton), Spencer Wells se faisait fort de retrouver quelques-unes des origines de la personne. Grâce à ce que les généticiens appellent des marqueurs, cette analyse, en effet, permet de tracer une lignée et de retrouver l'origine géographique de lointains ascendants, à plusieurs centaines de générations de distances, bien plus loin que ne peut remonter la généalogie.

    Quelque temps plus tard, chacun de ces cobayes recevait un dossier génétiquegénétique original, situant géographiquement l'origine de quelques ancêtres. Ainsi, Dave Reed, qui se pense à 100% Africain, se découvre une lignée européenne et asiatique. Sukhjinder Singh sait que, parmi ses ascendants, certains se sont installés en Inde... il y a 40.000 ans. Compoo Suddee, elle, est issue d'un groupe d'être humains qui furent un jour les premiers hommes à atteindre l'Asie du sud-est.

    L'exercice n'est pas futile et s'intègre dans un vaste projet, baptisé Genographic, financé notamment par la National Geographic Society et IBMIBM. Comme d'autres travaux scientifiques, l'idée est de retracer les grandes migrations humaines en analysant quelques éléments du génome de personnes vivantes. Car nous avons tous en nous des traces des brassages génétiquesbrassages génétiques qu'ont connus nos ancêtres.

    Cliquer sur l'image pour l'agrandir. Schéma des grandes migrations humaines depuis l'aube de l'humanité, parties d'Afrique de l'est, et obtenu par l'étude des chromosomes Y (lignes bleues) et de l'ADN mitochondrial (en jaune). Selon ce schéma, hormis les chasseurs-cueilleurs d'Afrique australe (les San), toute l'humanité descend d'un même groupe ayant quitté l'est de l'Afrique il y a 60.000 ans, là où ont dû vivre une « Eve africaine » et un « Adam africain ». L'Asie du sud est atteinte il y a environ 50.000 ans. Entre 40.000 et 35.000 ans, des hommes s'aventurent jusqu'en Sibérie... en pleine époque glaciaire. Entre 20.000 et 15.000 ans, <em>Homo sapiens</em> fait son apparition sur le continent américain en profitant d'un passage entre Sibérie et Alaska, permis par la baisse du niveau de la mer. Aujourd'hui, ces migrations se traduisent par la répartition des haplogroupes. © <em>National Geographic Map</em>

    Cliquer sur l'image pour l'agrandir. Schéma des grandes migrations humaines depuis l'aube de l'humanité, parties d'Afrique de l'est, et obtenu par l'étude des chromosomes Y (lignes bleues) et de l'ADN mitochondrial (en jaune). Selon ce schéma, hormis les chasseurs-cueilleurs d'Afrique australe (les San), toute l'humanité descend d'un même groupe ayant quitté l'est de l'Afrique il y a 60.000 ans, là où ont dû vivre une « Eve africaine » et un « Adam africain ». L'Asie du sud est atteinte il y a environ 50.000 ans. Entre 40.000 et 35.000 ans, des hommes s'aventurent jusqu'en Sibérie... en pleine époque glaciaire. Entre 20.000 et 15.000 ans, Homo sapiens fait son apparition sur le continent américain en profitant d'un passage entre Sibérie et Alaska, permis par la baisse du niveau de la mer. Aujourd'hui, ces migrations se traduisent par la répartition des haplogroupes. © National Geographic Map

    Spencer Wells s'intéresse à deux types de matériel génétiquematériel génétique, le chromosomechromosome Y et l'ADN des mitochondriesmitochondries. Le premier ne se transmet que de père à fils et piste donc la lignée paternelle. Les mitochondries, elles, renferment un ADN qui leur est propre et sont absentes des spermatozoïdesspermatozoïdes. Ces gènesgènes ne se transmettent par conséquent que de la mère à ses enfants. Dans ces gènes apparaissent parfois, et au hasard, de minuscules mutations (qui changent une base pour une autre). Les descendants porteront alors eux aussi ce code légèrement modifié et au bout de quelques générations, le groupe humain habitant cette région sera ainsi caractérisé par cette mutation apparue un jour chez un des ancêtres. On parle d'haplogroupe pour désigner un ensemble d'individus portant une de ces mutations.

    Une étude menée dans le monde entier

    En retrouvant ces mutations, que l'on appelle des marqueurs, une étude soigneuse de multiples groupes humains actuels doit donc permettre de dessiner les grandes lignes de leur proximité génétique et de remonter aux grandes étapes de migrations, voire d'estimer la taille de populations anciennes. « De plus, souligne Spencer Wells, l'ADN mitochondrialADN mitochondrial se recombine peu, ce qui simplifie l'interprétation des résultats. » Et, ajoute Lluis Quintina-Murci, généticien à l'Institut Pasteur et responsable européen de Genographic, « les études séparées de l'ADN mitochondrial et de celui du chromosome Y nous donnent une distinction entre hommes et femmes qui peuvent, selon les cultures, migrer de manières différentes, par exemple, en cas de polygamie ».

    L'opération dans le Queens n'est que la partie la plus médiatisée du projet Genographic, qui, depuis 2005, s'est étendu à 130 pays. Dans le monde entier, les équipes ont su convaincre des peuples autochtones de collaborer à l'étude. A la question de savoir s'il est difficile d'expliquer le principe d'une analyse génétique à des populations à la culture traditionnelle, Spencer Wells explique que la discussion est souvent bien plus simple qu'aux Etats-Unis. « Dans beaucoup de cultures traditionnelles, on considère que "quelque chose", qui peut porter différents noms, se transmet d'une génération à l'autre. Il suffit de dire que nous, nous appelons cela l'ADN, et tout le monde comprend. Avec l'Américain moyen, c'est parfois plus difficile, car lui n'a pas cette notion. »

    Pour étendre encore le nombre d'analyses, les promoteurs du projet ont fait participer financièrement les personnes elles-mêmes. Sur le site de Genographic, il est possible d'acheter un kit de prélèvement, pour 99 dollars, une manière d'aider le projet mais aussi d'en connaître plus sur ses ascendants. En tout, 350.000 personnes ont ainsi confié leur ADN.
    Pierre Darlu, directeur de recherche au CNRS, et présent à la conférence présentant les résultats du projet à Paris, a émis des réserves, en soulignant que l'information donnée aux personnes collaborant au projet est finalement assez restreinte, puisqu'elle n'indique que deux lignées, remontant à un grand-père et une grand-mère, un arrière-grand-père et une arrière-grand-mère, etc., en ignorant tous les autres ancêtres. Pour une personne collaborant au projet, le résultat ne sera donc pas la preuve d'une appartenance à un groupe ethnique - ce que proposent parfois des services de généalogie génétique que l'on trouve sur le Web -, mais simplement d'une filiation avec de lointains ancêtres qui, un jour, ont habité ou conquis un autre continent.

    Spencer Wells répond que les promoteurs du projet sont clairs sur ce point et que les personnes sont informées du type de renseignement qu'elles recevront : une idée approximative de migrations auxquelles ont participé certains de leurs ancêtres.

    Les San, souvent appelés <em>bushmen</em> en anglais, descendraient d'ancêtres s'étant séparés du reste de l'humanité il y a 100.000 ans. © NGT / Isham Randolph

    Les San, souvent appelés bushmen en anglais, descendraient d'ancêtres s'étant séparés du reste de l'humanité il y a 100.000 ans. © NGT / Isham Randolph

    Qu'en est-il des résultats ? La trace génétique, expliquent les auteurs, remonte la piste de l'aventure humaine jusqu'à 60.000 ans en arrière, quelque part au nord-est de l'Afrique, là où se trouverait le berceau de l'humanité. Des changements climatiques obligent alors les humains à bouger. Après un climatclimat humide dans ce qui est aujourd'hui le Sahara, la sécheresse rend le centre de l'Afrique peu confortable. Certains sont partis vers l'est et ont traversé la Mer Rouge. D'autres avaient pris la poudre d'escampette bien avant, il y a 100.000 ans, et poussé vers le sud du continent africain. Spencer Wells affirme en avoir retrouvé leur descendance chez les actuels chasseurs-cueilleurs du sud de l'Afrique, que l'on appelle les San (et qui se reconnaissent notamment aux claquements faisant partie des sons de leur langage).

    Les migrants, eux, ont peuplé l'Inde puis toute l'Asie. A la faveur d'une baisse du niveau de la mer, ils se sont installés en Indonésie et jusqu'en Australie. D'autres ont poursuivi la route vers l'est, de génération en génération, et ont atteint l'Amérique du nord, tandis que d'autres peuples migraient vers l'ouest et parvenaient en Europe où ils rencontraient un cousin, l'homme de NéandertalNéandertal.

    Au fil de cette histoire, les peaux se sont éclaircies chez certains, d'autres ont replié leurs paupières supérieures, les tailles ont varié, la pilosité s'est modifiée mais tous ces changements ne reposent que sur une infime partie du génome. Aujourd'hui, à 99,9%, les humains sont génétiquement identiques tandis que de minuscules marqueurs témoignent en nous de l'histoire complexe de nos ancêtres.

    La chaîne National Geographic diffusera un documentaire complet sur cette aventure le dimanche 8 novembre, à 20 heures 40, sous un titre bien trouvé : La grande famille de l'Homme.