La raréfaction des grands animaux depuis la fin de l’ère glaciaire, et surtout depuis l’agriculture et la pêche commerciale, aurait considérablement réduit l’apport de nutriments à la surface des océans et sur les terres émergées. C’est la conclusion de chercheurs qui ont quantifié ce transport de fertilisants par les excréments et les cadavres, un moyen de transport jusque-là négligé. La baleine, le saumon et le goéland seraient des assistants trop ignorés de nos cultures…

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    En s'appuyant sur les données connues concernant les populations d'animaux actuels et disparus et en ayant recours à des modèles, une équipe de chercheurs a étudié les animaux sous un angle inédit : le transport de nutrimentsnutriments entre l'océan et les terres émergées. Par leurs excréments et la décomposition de leurs cadavres, ils dispersent en effet de nombreux composés, comme le phosphorephosphore, entre les terres et la mer, agissant comme des agents fertilisants. Les excréments des cétacés, par exemple, flottent et essaiment de la matièrematière organique et des minérauxminéraux près de la surface tandis que les oiseaux de mer, par leurs fientes, ramènent sur les îles et les continents quelque chose des poissons qu'ils ont mangés. Les saumons, et autres poissons anadromesanadromes (ceux qui remontent les rivières), font de même.

    Longtemps, cette contribution animale a été considérée comme négligeable devant les échanges dus à l'érosion des continents (qui fait couler du phosphore dans les océans, notamment) et à l'action des plantes. Elle serait bien plus importante d'après l'étude menée par Joe Roman, spécialiste des baleines de l'université de Vermont (États-Unis), et ses collègues. Surtout, elle aurait considérablement diminué avec la disparition de la « mégafaune », l'ensemble mal défini d'animaux de grandes tailles qui ont peuplé les terres et les mers mais qui ont disparu.

    Le schéma des transports de nutriments des mers vers les terres par les grands animaux, dont beaucoup ont disparu ou dont les populations ont fortement régressé (représentés en gris). Ces transporteurs bénévoles, par leurs excréments et leurs cadavres, sont les mammifères marins (<em>marine mammals</em>), les oiseaux de mer (<em>seabirds</em>), les poissons anadromes (<em>anadromous fish</em>) et les herbivores terrestres (<em>terrestrial herbivores</em>). Les flux montants sont exprimés en kilogrammes de phosphore par an (<em>kg P yr<sup>-1</sup></em>). Pour les herbivores terrestres, l'unité est le kilomètre carré par an (<em>km<sup>2</sup> yr<sup>-1</sup></em>) ; elle mesure la capacité d'un milieu à diffuser les nutriments (c'est l'équivalent de la diffusivité thermique d'un matériau). © <em>Pnas</em>, dessin de Renate Helmiss

    Le schéma des transports de nutriments des mers vers les terres par les grands animaux, dont beaucoup ont disparu ou dont les populations ont fortement régressé (représentés en gris). Ces transporteurs bénévoles, par leurs excréments et leurs cadavres, sont les mammifères marins (marine mammals), les oiseaux de mer (seabirds), les poissons anadromes (anadromous fish) et les herbivores terrestres (terrestrial herbivores). Les flux montants sont exprimés en kilogrammes de phosphore par an (kg P yr-1). Pour les herbivores terrestres, l'unité est le kilomètre carré par an (km2 yr-1) ; elle mesure la capacité d'un milieu à diffuser les nutriments (c'est l'équivalent de la diffusivité thermique d'un matériau). © Pnas, dessin de Renate Helmiss

    Naguère, un monde peuplé de géants

    Les chercheurs ont quantifié les mouvementsmouvements verticaux de nutriments assurés par les grands animaux entre la fin de l'âge glaciaire, donc vers douze mille ans avant notre ère, et l'époque actuelle. Leur référence est une époque où existaient « 150 espèces de grands animaux aujourd'hui disparues ». « Ce monde avait dix fois plus de baleines, vingt fois plus de poissons anadromes, le double d'oiseaux de mer et dix fois plus de grands herbivoresherbivores, comme les paresseuxparesseux géants et les mastodontes », résume Joe Raman dans le communiqué de l’université du Vermont.

    Il s'agit donc d'espèces disparues mais aussi de réductions de populations. Même si la prédation par les Hommes est souvent invoquée dans la disparition de la mégafaune, les premiers chasseurs ne sont pas responsables de toutes les disparitions d'espèces survenues quand le climatclimat s'est réchauffé à la fin de la dernière ère glaciaire. Pour les grands cétacés, en revanche, la chute des effectifs de baleines bleuesbaleines bleues au cours des derniers siècles est indéniable...

    Quantitativement, les résultats de leurs calculs, publié dans les Pnas, est étonnant. Par rapport à il y a environ 12.000 ans, les valeurs actuelles sont descendues à :

    • 8 % pour le transport de nutriments au sein des terres par les animaux ;
    • 5 % pour le transport au sein des océans ;
    • 23 % pour le transport du phosphore vers la surface de l'océan par les mammifèresmammifères marins. Les auteurs indiquent un transfert de 340.000 tonnes par an avant les extinctions et 75.000 aujourd'hui. « 350.000 baleines bleues peuplaient les océans, rappelle Joe Raman. Il en reste seulement quelques milliers » ;
    • 4 % pour le transfert de nutriments vers les terres par les oiseaux de mer et les poissons anadromes. Initialement à environ 150.000 tonnes par an, il se serait donc réduit de 96 %.

    Pour les auteurs, cet apport est probablement important pour les écosystèmesécosystèmes des eaux de surface et des terres émergées. On sait même que l'activité biologique est un facteur influant sur la capacité de l'océan à absorber le gaz carboniquegaz carbonique de l'atmosphèreatmosphère, et même que les baleines y jouent un rôle (une étude du même auteur). Joe Raman ne manque pas de rappeler que les Hommes ont eux-mêmes mis en place un transport de nutriments de ce genre quand ils utilisaient les os et la chair de cétacés comme engrais. Il souligne aussi qu'une remise en état de cette circulation est possible si l'on restaure des populations de grands animaux, citant les bisons, et si l'on exploite mieux les populations animales de l’océan, laissant les cétacés tranquilles, par exemple.