au sommaire


    Quoi de mieux que la métaphore textile, avec la symbolique du tissage en réseau, pour illustrer combien l'imagination se fonde sur la matérialité. Toute pensée humaine est représentation, avec l'imagination qui y assure un rôle essentiel de « connecteur ». La dynamique de l'imagination est analogiqueanalogique. Elle permet la représentation du réel (information) par un rapport proportionnel et continu entre l'information initiale et sa représentation.

    Au sein de la matière textile se réalise le continuum de texturetexture naturelle et artificielle. Que ses fibres soient d'origine végétale (cellulose), animale (kératinekératine), chimique (polymère), inorganique ou minérale, voire recyclées, elle réalise la synthèse de toutes les catégories de matière. Aujourd'hui, avec l'apport du numériquenumérique, les textiles actifs composent avec de nouveaux paramètres comme l'immatériel et le mouvement. Ils mettent en œuvre des connexions imperceptibles entre le rationnel (sciences) et l'onirique, au seuil de la pensée humaine. La matière textile se situe à la confluence entre nature et création humaine, entre espace et sensibilité.

    Le textile vu comme une « matière à penser »

    La structuration de la société correspond à la matérialisation d'un enchevêtrement de significations imaginaires produites par les êtres humains. Ces significations sont émises et reçues par des individus eux-mêmes dans un réseau d'informations où ces notifications prennent corps. À notre ère digitale, que dire du processus de socialisation des individus qui se fait maintenant à travers « l'espace public numérique », ce qui modifie profondément la maïeutique des échanges d'idées pour faire éclore une réflexion commune ?

    On retrouve ici confondus l'imaginaire du textile/du texte/de la toile. Métaphore de l'assemblage harmonieux des contraires (la chaîne et la trame), l'enchevêtrement des signes symboliques est comme un tissage fait par entrecroisement de fils tendus. Dans l'élaboration de la pensée, il y a ce passage du multiple, les fibres, à l'unifié, le tissu. D'une certaine façon, le textile peut y être vu comme une « matière à penser » : d'abord il y a des touffes de laine ou de coton, fibres éparses, discontinues, extraites de la matière animale ou végétale (cardage). Puis vient la magie du filage qui unifie les fibres, les tord en un fil continu, avant la mise en cohérence du tissage par l'entrecroisement des fils sur le métier.

    Le fil, la toile sont synthèses : l'unité de l'étoffe naît de l'entrecroisement de rythmes divers. La structure du tissu est un all-over (partout). Son motif pourrait s'étendre à l'infini s'il n'était pas arrêté par les dimensions du métier. Nomade et mobilier par excellence, le tissu a voyagé plus vite et plus loin que bien d'autres supports des signes. Aucune frontière linguistique ne l'a jamais arrêté. Dans la tradition de l'Islam, les deux ensouples du métier à tisser portent respectivement le nom de « Ciel » et de « Terre », évoquant par-là l'inscription de l'être humain dans l'espace. Mais les dimensions de ce « métier » sont maintenant distendues par l'hybridationhybridation avec les univers virtuelsunivers virtuels. Sans doute faudra-t-il abandonner cette image, trop contraignante, pour adopter la métaphore du treillistreillis qui ouvre à de nouveaux possibles...

    Filet de pêche. © Oxfordian Kissuth, <em>wikimedia commons,</em> CC3.0
    Filet de pêche. © Oxfordian Kissuth, wikimedia commons, CC3.0

    Le textile pour concevoir des enveloppes immersives

    Les espaces hétérotopiques sont des refuges d'individualité. Ils peuvent être vus comme des réserves d'imagination, où se joue à la fois « ce que je suis » et « ce que je pourrais être ». Michel Foucault appelait à une description de ces lieux que chaque culture constitue en son sein : « Les hétérotopies supposent toujours un système d'ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. » L'architecture délimite les espaces et elle est souvent responsable de l'isolement des êtres. Avec le textile, l'architecture « fibreusefibreuse » peut devenir un média pour ressentir le monde. Elle appelle la contribution de celui qui l'habite pour l'aider à exister en tant qu'être sensible entier.

    Par sa proximité avec le corps humain, le textile peut contribuer à « rematérialiser », à rendre réels, des sensations « dématérialisées » issues du monde digital. Son caractère ubiquitaire, sa matière flexible, son aptitude à changer de forme l'ouvrent aux métamorphosesmétamorphoses. C'est ainsi qu'il inspire de nouvelles conceptions de l'espace, appréhendé comme un champ de relations dynamiques, où les êtres humains entrent dans des enveloppes textiles immersives animées par les technologies digitales. Avec la connectique, la matière fibreuse peut interagir avec son environnement, s'adapter à des sollicitations extérieures. Elle peut s'épandre au-delà de sa forme physiquephysique pour aller au contact virtuel des humains.

    Une architecture textile haptique

    Conçu par Philip Beesley et Diane Willow, le projet Reflexive Membranes a débuté par une réflexion sur ce que l'on nomme la « main du tissu », c'est-à-dire ses qualités tactiles, avec l'idée que le textile pourrait répondre à une sollicitation. Il a permis d'imaginer la conception d'un grand tissu hybride, composé d'éléments structurés selon une géométrie récursive assurant sa cohésion, et doté de capteurscapteurs contrôlés par des actionneurs. Les éléments électroniques opèrent des valves et des vibrissesvibrisses, suggérant des vaguesvagues au comportement hybride. Immergés dans cette structure, les visiteurs voient la membrane textile s'animer à leur contact physique, puis chercher à les toucher à son tour. Avec le temps, le tissu se transforme, absorbant les matériaux effleurés pour se composer une nouvelle apparence. Ainsi les Reflexive Membranes s'assimilent à des êtres vivants, évoquant l'harmonisation d'un monde artificiel avec des processus dits « naturels ».

    Caption: Philip Beesley and Diane Willow, Orgone Reef, 2003. Photo by Philip Beesley. Courtesy of the artists.
    Caption: Philip Beesley and Diane Willow, Orgone Reef, 2003. Photo by Philip Beesley. Courtesy of the artists.

    À propos de l'œuvre Orgone Reef : ce « récif artificiel vivant » est doté de fonctions mécaniques qui suscitent des échanges actifs avec les occupants. Les éléments utilisent les microprocesseursmicroprocesseurs « cricket », technologie développée au Media Lab du MIT, qui permet l'accroissement ou la concrétionconcrétion de réseaux miniatures.

    Découvrir le livre : 

    Stelios dans le treillis du métavers, Christine Browaeys, Éditions Maïa, coll. Philosophies, août 2023. <br><a href="https://www.editions-maia.com/livre/stelios-dans-le-treillis-du-metavers-browaeys-christine-9782384417117/" target="_blank">Cliquez pour acheter le livre </a>
    Stelios dans le treillis du métavers, Christine Browaeys, Éditions Maïa, coll. Philosophies, août 2023. 
    Cliquez pour acheter le livre 

    La dédicace de l'auteur :
    Forte d'une double expérience professionnelle, numérique et textile, j'ai écrit cet essai pour démontrer l'importance de l'imaginaire humain dans le devenir de notre société. Étant ingénieure texturgiste, j'utilise la métaphore textile, avec la symbolique du tissage en réseau, pour exprimer comment les expériences dans les univers virtuels s'insèrent dans l'appréhension imaginaire du réel, pour se combiner en une « étoffe  imaginaire » commune. 

    Le thème de ce livre est de démontrer la difficulté actuelle à déterminer ce qui fait sens pour nos communautés. Son originalité est d'utiliser le textile comme une « matière à penser ». La société s'est structurée par la matérialisation d'un treillis de significations (symboles). Aujourd'hui, le cyberespacecyberespace, et bientôt le métaversmétavers, nous immerge dans un réseau global de la connaissance intuitive. Il s'avère nécessaire de redéterminer ensemble un nouvel « ancrage symbolique » pour construire un monde signifiant, non pas malgré, mais avec le virtuel.