Des premières études d'Ariane 5 au développement d'Ariane 6, Futura et Jean-Marc Astorg, directeur des lanceurs du Cnes, vous racontent la formidable histoire de ce lanceur devenu la référence sur les marchés commerciaux des satellites lancés en orbite de transfert géostationnaire.  


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    Fin juin 2023, Arianespace lancera une Ariane 5Ariane 5 pour la dernière fois. À l'occasion du centième lancement d'une Ariane 5, en septembre 2018, nous avions rencontré Jean-Marc Astorg, directeur des lanceurs du Cnes, qui nous avait expliqué les grandes lignes de l'histoire de ce lanceur dont le « succès a dépassé les espérances de ses concepteurs ». Nous vous proposons de relire ou découvrir cette interview d'autant plus passionnante que ce dernier vol d'une Ariane clôt une ère formidable pour l'industrie des lanceurs européens. 

    Ce diplômé de l'École centrale des arts et manufactures a fait toute sa carrière au Cnes, au sein de la direction des lanceurs, excepté un passage dans un poste transverse comme directeur des achats et des affaires juridiques du Cnes de 2012 à 2015. Il a participé au développement d'Ariane 5 et a été en charge du développement de l'étage supérieur ECA d'Ariane 5 qui aura permis au lanceur de passer de sept à dix tonnes de performance en orbite de transfert géostationnaire (GTO). Jean-Marc Astorg a aussi été chef de projet de l'implantation du lanceur russe SoyouzSoyouz en Guyane, une autre aventure spatiale.

    De quand datent les premières études d’Ariane 5 ?

    Jean-Marc Astorg : Les premières études d'un lanceur de forte capacité datent de 1977 et le premier avant-projet intitulé Ariane 5 remonte à 1978, bien avant même le premier vol d'Ariane 1 (le 24 décembre 1979), avant le démarrage du programme Ariane 3 et avant les premières études du concept Ariane 4 !

    C’est une sacrée anticipation. Dès la fin des années 1970, le Cnes avait une idée de l’avenir du marché à l’horizon de l’an 2000 ? 

    Jean-Marc Astorg : Oui, une idée assez précise mais il est vrai que les choses étaient beaucoup plus simples à cette époque : le marché commercial était essentiellement concentré sur l'orbite de transfert géostationnaire (GTO) du fait du développement des télécommunications spatiales, et la masse moyenne des satellites augmentait d'environ 150 kilos par an. En 1978, les études dimensionnent un lanceur avec une capacité de 10 tonnes en orbite basse ou en version tri-étage capable d'injecter des charges utiles de 4 tonnes en GTO. Quelques années plus tard, il devint clair qu'il fallait un lanceur encore plus lourd pour assurer l'injection de 5,5 tonnes en GTO et 10 tonnes en orbite basse.

    L’Ariane 5 envisagée à cette époque était dérivée d’Ariane 4 ?

    Jean-Marc Astorg : Oui. Pour répondre aux exigences et besoins identifiés en 1978, le concept Ariane 5 est dérivé d'Ariane 4, avec un premier étage chargé de 180 tonnes d'ergols. Cela ne suffit cependant pas : en décembre 1980, il fallut charger encore plus le premier étage, L210, en l'équipant de cinq moteurs VikingViking, et en surchargeant également le second étage, devenu H55. La performance d'A5A5 Référence était alors de 6 300 kilos en GTO et 11 500 kilos en orbite basse.

    Premières études conceptuelles d'une famille Ariane 5 (avril 1983). © ArianeGroup
    Premières études conceptuelles d'une famille Ariane 5 (avril 1983). © ArianeGroup

    On est bien loin des capacités actuelles d’Ariane 5 ?

    Jean-Marc Astorg : Oui, vous avez raison. Il faut savoir qu'en 1981, la spécification de performance vers l'orbite basse évolue à nouveau, passant à 15 tonnes, mais sur une orbite à 400 kilomètres d'altitude au lieu de 200 kilomètres, en préparation des opérations de futures stations spatialesstations spatiales.

    C’est à partir de ce moment que le Cnes décide d’abandonner l’idée d’un lanceur dérivé d’Ariane 4 ?

    Jean-Marc Astorg : Oui. Les exigences pour ce qu'on appelait alors Ariane 5 Prime étaient de pouvoir placer 7,5 tonnes en GTO, 10 tonnes en SSO et 15 tonnes en orbite basse à 400 kilomètres, compatible avec les vols habitésvols habités. Il est apparu que la configuration dérivée d'Ariane 4, même avec un bel étage cryotechnique en second étage, ne permettrait pas de suivre l'évolution rapide de la demande du marché.

    L’Ariane 5 d’aujourd’hui est donc née de ces besoins identifiés dès le début des années 1980 ?

    Jean-Marc Astorg : Oui. Le concept retenu sera une Ariane 5 à poudre, architecturée autour de deux gros boosters à propulsion solide, entourant un gros étage cryotechnique propulsé par le moteur Vulcain, surmonté d'un moteur stockable baptisé Aestus.

    Pourtant, Ariane 4 était un lanceur modulaire qui avec ses six versions offrait une plage de performance très large ?

    Jean-Marc Astorg : Oui, mais il y a toujours une limite à l'amélioration des capacités d'un lanceur. Les évolutions d'Ariane 4 permettaient d'espérer des performances élevées, tant en GTO qu'en LEOLEO, mais sans aucune marge, et en tirant les designs au bout et sans potentiel de croissance. Ce choix, d'abandonner une évolution d'Ariane 4, sera conforté dès les premiers vols d'Ariane 4, quand le Cnes se rend compte qu'il est nécessaire d'augmenter la performance d'Ariane 4. Les 4,7 tonnes ne sont pas suffisantes pour répondre aux besoins du marché et notamment à l'augmentation des masses de satellites.

    Les premières études de l'étage principal d'Ariane 5 montraient un étage dérivé d'Ariane 4. Finalement, il sera pris la décision de construire un nouveau moteur à la place des moteurs Viking (Vulcain). © ArianeGroup
    Les premières études de l'étage principal d'Ariane 5 montraient un étage dérivé d'Ariane 4. Finalement, il sera pris la décision de construire un nouveau moteur à la place des moteurs Viking (Vulcain). © ArianeGroup

    Quand est donné le feu vert au programme Ariane 5 ?

    Jean-Marc Astorg : En 1987, lors de la conférence ministérielle de l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne. En 1985, on avait décidé de développer un nouveau moteur, de type cryotechnique, d'environ 100 tonnes de poussée, contre 9 tonnes de poussée pour le HM7 d'Ariane 4. Ces deux décisions ont été prises alors que le premier vol d'Ariane 4 n'avait pas eu lieu (le premier vol d'Ariane 4 date du 15 juin 1988).

    Le saviez-vous ?

    Le Cnes est à l’origine du programme Ariane qu’il a développé par délégation de maîtrise d’ouvrage de l’Agence spatiale européenne (ESA) avant de créer Arianespace en 1980, première société commerciale privée de services de lancement. Ainsi, le Cnes et ses partenaires européens ont conçu la gamme des lanceurs Ariane 1 à 5 dont la version actuelle Ariane 5ECA est restée leader sur le marché mondial pendant plus de 15 ans avec un record de fiabilité et de performance.

    Décider Ariane 5 avant de savoir si Ariane 4 allait fonctionner était-il un pari très audacieux ou maîtrisé ?

    Jean-Marc Astorg : Avec le recul, je dirais que les faits nous donnent raison. Avec cent tirs à son actif, un taux de fiabilité de 0,985, ce lanceur a permis à ArianespaceArianespace de s'imposer sur le marché des lancements commerciaux.

    Quel était l’objectif de coût et a-t-il été atteint ?

    Jean-Marc Astorg : La spécification était d'avoir un lanceur 20 % moins cher que la version la plus puissante d'Ariane 4 et oui, les objectifs ont été tenus et c'est bien ce qui explique le succès commercial d'Ariane 5 ! Il faut rendre hommage à Arianespace et à l'industrie européenne qui ont réussi à baisser le coût du lanceur à chaque nouveau lot de production grâce à un effet d'apprentissage important et à des efforts de compétitivité continus.

    Des regrets avec Ariane 5. Ce lanceur ne devait-il pas lancer l’avion spatial Hermès et le laboratoire scientifique Columbus ?

    Jean-Marc Astorg : Effectivement. Mais l'accident de Challenger en janvier 1986, associé à des difficultés techniques et financières du développement d'HermèsHermès, ont eu raison des programmes Hermès et ColumbusColumbus qui ont été abandonnés en douceur. Finalement, le fait qu'Ariane 5 ait été conçue avec un composite inférieur (l'étage principal cryotechnique et les deux étages d'accélérateur à poudre) très surdimensionné, a été en final une grande chance pour le programme Ariane 5 puisqu'il a suffi de remplacer l'étage à propergols stockablesétage à propergols stockables par un étage cryotechnique propulsé par le moteur HM7B d'Ariane 4, pour atteindre 10 tonnes de performance en orbite GTO. Avec des satellites qui dépassent très souvent les 5 tonnes de masse au lancement, une telle performance était absolument nécessaire dès le début des années 2000.

    Cette capacité de 20 tonnes en orbite basse sera finalement peu utilisée ?

    Jean-Marc Astorg : On ne peut pas dire cela. Ariane 5 a été utilisée pour lancer cinq Véhicules de transfert automatique (ATVATV) à destination de la Station spatiale internationaleStation spatiale internationale. Le 9 mars 2008, Ariane 5 L528 lançait le premier ATV, Jules VerneJules Verne, vers l'ISS, avec une masse record injectée en orbite de plus de 19 tonnes (les vols suivants dépassèrent les 20 tonnes). Elle a aussi lancé Envisat, l'énorme satellite environnemental de l'Agence spatiale européenne dont les 8,6 tonnes ont été placées en orbite héliosynchronehéliosynchrone à 774 kilomètres d'altitude.

    Ariane 5 a aussi évolué depuis son premier vol !

    Jean-Marc Astorg : Oui. La demande toujours croissante en performance fut telle qu'il fallut concevoir une évolution significative du design du lanceur. Si le composite inférieur d'Ariane 5 était très puissant, l'étage supérieur l'était nettement moins. D'où l'idée de remplacer l'étage supérieur initial (EPS) par un étage supérieur cryotechnique intitulé ESC. L'utilisation de cet étage supérieur plus puissant a permis de passer de 7 à 10 tonnes de performance en orbite de transfert géostationnaire. C'est en 1997 qu'est décidé le programme ECA. En novembre 2005, Ariane 5 bat le record du monde de masse injectée en GTO en un seul lancement, avec 9 140 kilos. Record que l'on fit tomber régulièrement par la suite, l'actuel étant de 9 968,7 kilos lors de VA237.

    Par contre, Ariane 5 n’a pas donné naissance à une gamme de lanceurs avec des performances moindres ?

    Jean-Marc Astorg : Le Cnes avait proposé une gamme de lanceurs dérivés d'Ariane 5 mais cette idée n'a pas été retenue. Pourtant elle faisait sens au regard de l'évolution du marché, notamment des charges utiles intermédiaires, de moins de 3,5 tonnes, et de l'avenir prometteur des satellites légers. Pour répondre à ces besoins, il a été décidé d'implanterimplanter Soyouz en Guyane, car Soyouz est un excellent lanceur dans sa catégorie et en parallèle de développer Vega sous l'impulsion de l'Italie.

    Une Ariane 5 partiellement ou totalement réutilisable a-t-elle été étudiée ?

    Jean-Marc Astorg : Oui, plusieurs études ont été menées. Il y a notamment eu, en 1982, un dossier portant sur la réutilisation partielle d'étages d'Ariane 5 Prime dont les conclusions sont encore très modernes 36 ans plus tard (un concept s'est même appelé Ariane 6Ariane 6 !). On a aussi réalisé une étude de la récupération sur barge. Ces travaux continuèrent jusqu'en 1986, mais il est vite devenu évident pour tous que la navette dont le concept est basé sur la réutilisation était un gigantesque échec commercial et les travaux de réutilisation sont restés des études papier sans suite, jusqu'à ce que d'autres relancent l'idée et démontrent qu'on peut récupérer un premier étage en utilisant ses propres moteurs, ce qui n'est possible qu'avec des moteurs liquideliquide. Lors des dix premiers lancements d'Ariane 5, on s'est affairé à récupérer en pleine mer les boostersboosters d'appoint du lanceur (les EAPEAP). L'idée n'était pas de les réutiliser mais de vérifier si le fonctionnement en vol avait été conforme aux modèles. C'est ce qui a été vérifié et les récupérations d'étage ont donc été arrêtées.

    Enfin, diriez-vous qu’Ariane 6 est dérivée d’Ariane 5 ?

    Jean-Marc Astorg : Je dirais que l'architecture générale d'Ariane 6 est proche d'Ariane 5 mais que tout le reste est différent ! Ariane 6 aura trois avantages majeurs sur Ariane 5 : un coût moindre, la capacité de rallumage de son étage supérieur et la modularité.

    Une conclusion ?

    Jean-Marc Astorg : Ariane 5 est restée le premier lanceur mondial pendant 15 ans sur un marché très disputé et je crois que c'est une grande fierté pour l'Europe. Je voudrais avant tout rendre hommage à tous ceux qui ont contribué à ce magnifique succès européen : les États participants qui ont financé le programme, l'Agence spatiale européenne, Arianespace qui l'a commercialisé et à tous les industriels qui produisent le lanceur avec une grande exigence de qualité, sans oublier bien sûr toutes les équipes du Cnes. Aujourd'hui encore, cette équipe d'Europe des lanceurs se mobilise comme au premier jour pour réussir chaque lancement. Je peux vous dire que travailler dans le domaine des lanceurs, c'est un métier difficile car l'écart entre l'échec et la réussite est ténu, mais nous le faisons avec fierté et passion.

    Note
    Merci à Christophe Bonnal, expert à la direction des lanceurs du Cnes pour sa recherche sur les données chiffrées du programme Ariane 5.