Si vous avez un animal de compagnie, vous vous êtes peut-être déjà demandé s’il avait le sens de la musique. Dans ce nouveau chapitre d'INFRA, on explore la musicalité dans la nature et on se demandera si les animaux peuvent apprécier la musique humaine. Accrochez-vous, o va parler d’oiseaux qui ont appris à fabriquer des instruments, de papillons qui imitent les chauves-souris, d’otarie qui danse et de musique pour singe !


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    Note : cet article est une retranscription du podcast INFRA, animé par Emma HollenEmma Hollen et produit par Futura. Pour une expérience optimale, écoutez l'épisode en cliquant sur le lecteur ci-dessous.

    Découvrez le podcast INFRA à l'origine de cette retranscription. Cliquez sur Play et laissez-vous porter ou cliquez ici pour vous abonner sur vos plateformes préférées. © Futura

    Il suffit de regarder une compilation de vidéos d'animaux sur YoutubeYoutube pour se rendre compte que nos compagnons à quatre pattes - ou à deux, huit, trois pattes ou même zéro, si vous êtes plutôt serpents - sont vraiment capables d'une ingéniosité remarquable. Par exemple, sur l'une d'elle, on voit un border collie réaliser des postures de yoga parfaitement synchronisées avec celles de son humaine. Dans une autre, un perroquet gris du Gabon apprend à se servir d'AlexaAlexa pour ajouter ses aliments favoris à la liste des courses [Perroquet : « Alexa. (l'enceinte émet un son.) Add pulled pork. » Alexa : « You already have it on your shopping list. »]. Ou encore, dans une troisième, un chat appuie sur le bras de son humain sourd pour attirer son attention puis porteporte la patte à son museau pour lui réclamer de la nourriture.

    Intelligence animale et musicozoologie

    Avec tous ces exemples d'intelligenceintelligence animale que l'on observe au quotidien, et si on prend en considération le fait que les oiseaux, les cochons d'Inde, les chats, les chiens, les vaches, les lapins, les moutons et bien d'autres vivent à nos côtés depuis des millénaires, on pourrait penser que les études sur leur capacités cognitives sont riches d'exploits et d'histoires incroyables. Que les chercheurs ont prouvé que les iguanes savaient compter jusqu'à 100 ou que les chinchillas avaient appris à se rendre plus mignons pour avoir du rab de céréales [des couinements de chinchilla]. Et pourtant, le champ disciplinaire de la cognitioncognition animale est étonnamment récent. Avant le XIXe siècle, qui remet la nature sur le devant de la scène, ce sont principalement les contes et les fables qui documentent les comportements étonnants des animaux. Bien sûr, on peut toujours trouver une mention à ce sujet dans une autobiographie, une extrait de journal, ou dans une courte lettre envoyée à l'Académie des sciences, par exemple, mais ce n'est vraiment qu'avec L'Origine des Espèces de Charles DarwinCharles Darwin que l'être humain commence sérieusement à se demander s'il n'a pas quelque peu sous-estimé ses colocataires terrestres.

    Cet amazone à front jaune a appris à chanter Chandelier de Sia. © RM Vidéos, YouTube

    Le simple fait que nous ramenions sans cesse l'intelligence des animaux à la nôtre, en disant qu'un perroquet a le niveau d'un enfant de huit ans ou qu'un chien comprend notre vocabulaire, prouve que la discipline est encore jeune et n'a pas encore réussi à se créer son propre cadre de référence. Un cadre qu'on qualifierait alors de « biocentré » plutôt qu'« anthropocentré ». Bon, après, ceci étant dit, je ne veux pas minimiser l'avancée incroyable qui a été réalisée au cours du dernier siècle et demi. Grâce à la passion et au travail de personnes comme Jane GoodallJane Goodall, Joan Procter, Charles Turner, ou Irene Pepperberg, pour ne citer que quelques-unes de celles dont nous avons parlé dans nos podcasts, un monde fascinant s'est ouvert à nous. Un monde de faucons qui maîtrisent le feufeu [un cri de faucon brun], de pieuvres qui construisent des cités, de rats-taupes nusrats-taupes nus polyglottes ou de fourmisfourmis infirmières. Il va sans dire que si vous voulez en apprendre plus, je vous renvoie vers notre excellent podcast immersif Bêtes de Science, animé par Gaby FabresseGaby Fabresse et Agatha Liévin-BazinAgatha Liévin-Bazin. Et tant que j'y suis, côté livres, je vous recommande À quoi pensent les animaux ?, de Marc Hauser, et Le Génie des Oiseaux, de Jennifer Ackerman, deux très bonnes lectures qui vous feront regarder - et écouter - le monde autrement.

    Alors, il vous vient peut-être une question avec tout ça. Si l'étude de l'intelligence animale est si récente, sait-on seulement quoi que ce soit concernant leur perception musicale ? Eh bien... oui, sinon cet épisode serait beaucoup plus court. Mais effectivement, ce que l'on appelle la zoomusicologie, c'est-à-dire l'étude de la musicalité des sons produits par le vivant pour communiquer, est bien plus jeune que sa grande sœur. On doit ce terme au français François-Bernard MâcheMâche, qui publie, en 1983, Musique, mythe, nature ou les dauphins d'Arion [une page qu'on tourne]. Dans cet ouvrage, le compositeur applique ses connaissances en théorie musicale au chantchant des oiseaux, pour démontrer que certains utilisent une structure et des techniques pas si différentes de celles que l'humain emploie dans ses propres compositions. Si l'on prend quelques uns des exemples qu'il cite, on peut apprécier le subtil sens du rythme du bruant des roseaux [un chant aigu et rythmé], les arpèges du troglodyte des canyons [un chant descendant et saccadé], les répétitions de l'hypolaïs ictérine [un oiseauoiseau répète deux mesures identiques], ou encore, mon préféré, le chant joyeux du merle, auquel il ajoute perpétuellement de nouvelles variations et touches de créativité : [un merle entonne un chant rauque qui se conclut avec des enjolivements plus aigus].

    Les oiseaux, ces incroyables chanteurs

    Il faut dire que les oiseaux sont un excellent point de départ quand on veut étudier la musicalité chez les animaux. Environ 50 % d'entre eux appartiennent au sous-ordre des passeri, ou oscinesoscines, plus communément appelés « oiseaux-chanteurs ». Ces derniers forment la majorité écrasante d'un club très fermé, celui des espèces capables d'apprendre à produire des mélodies et des motifs vocaux. Mis à part eux et les humains, on y retrouve les perroquets, les colibriscolibris, les chauves-sourischauves-souris, les éléphants, et quelques animaux marins comme la baleine. [Une ambiance de parc en ville.] À l'instar de l'être humain, les oiseaux apprennent à chanter en imitant leurs pairs et pratiquent leurs chansons pour les perfectionner. Dans Le Génie des oiseaux, Jennifer Ackerman raconte qu'un jour, elle se promène dans le parc de l'université de Georgetown. En passant à côté d'un buisson, elle entend soudain le [chant fluet d'un troglodyte de Caroline]. Suivi du [rire moqueur d'une sittelle à poitrine blanche]. Puis du [piaillement cristallin d'un cardinal rouge]. Et, dans la seconde qui suit, des [vocalisations véhémentes d'un merle d'Amérique]. En [écartant les branches du buisson], elle tombe alors neznez-à-nez - enfin... nez-à-becbec - avec un moqueur polyglotte ; un magnifique oiseau vêtu de nuances de gris et qui, comme son nom l'indique, possède des prédispositionsprédispositions en matièrematière d'imitation. Comme beaucoup d'autres oiseaux, mais aussi comme nous, les êtres humains, le moqueur s'inspire des sons qu'il entend autour de lui et les incorpore à ses propres créations. Pour prendre un autre exemple, c'est comme ça qu'un merle vivant en ville peut se retrouver à intégrer une sonnerie de téléphone dans ses vocalises [un merle imite le son d'un téléphone fixe].

    Un merle imite une sonnerie de téléphone entendue dans son environnement. © Wild Is My Garden, YouTube

    On aurait tort de penser qu'un oiseau répète bêtement une mélodie codée dans ses gènesgènes ou entendue dans son entourage. Au cours de ses jeunes années, notre oiseau va pratiquer et peaufiner ses phrases musicales des milliers, voire des centaines de milliers de fois avant de les considérer parfaites. [Le chant rythmé et mélodieux d'un troglodyte musicien, qui répète sa chanson.] Et, chose incroyable, il semblerait qu'il savoure ce genre d'exercice ! Les chercheurs ont pu mesurer que son cerveaucerveau libérait de la dopaminedopamine et des opioïdesopioïdes, des hormoneshormones liées au plaisir et au sentiment de récompense, lorsqu'il produisait une mesure particulièrement satisfaisante. En véritables virtuoses à plumes, les oiseaux recherchent donc la perfection lorsqu'ils chantent et savent apprécier la justesse de leurs propres vocalises. C'est peut-être pour ça que Mozart s'était pris d'affection pour de nombreux oiseaux, dont un étourneau sansonnet qui lui a tenu compagnie pendant trois ans. À sa mort, le compositeur lui aurait même écrit un poème émouvant en guise d'oraison funèbre. [Le chant virtuose d'un étourneau.]

    Faire de la musique avec ses ailes

    Mais saviez-vous qu'il existe d'autres façons pour un oiseau de se faire entendre ? JetonsJetons à deux énergumènes un peu hors normes, qui ont appris à se faire remarquer sans utiliser leur voix. [Un paysage de jungle amazonienne.] Commençons par le manakin à ailes blanches. Alors, si vous ne connaissez pas les manakins, j'ai une demande à vous faire : allez absolument vous renseigner à leur sujet ; croyez-moi, ils valent le détour. C'est une famille d'oiseaux assez uniques en leur genre, qu'on retrouve en Amérique du Sud, et chez qui la musique et la danse occupent un rôle particulièrement important, notamment pendant la parade amoureuse. Par exemple, chez les manakins à longue queue, les mâles s'entraînent pendant des années à réaliser une chorégraphie synchronisée [des battements d'ailes rapides] pour séduire les femelles. Le manakin filifère danse une espèce de twist effréné en exorbitant les yeuxyeux, et le manakin à cuisses jaunes est connu pour son moonwalk impeccable. [Un wooh! chanté par Mickael Jackson mais donnant l'impression de provenir des profondeurs de la jungle.] Leur syrinxsyrinx, l'équivalent du larynxlarynx chez les oiseaux, est distinct de celui des autres espèces, ce qui leur permet, notamment, de produire des bruits de feu d'artifice [des sons de pétards qui éclatent].

    Ce manakin à ailes blanches produit de la musique en frottant ses rémiges secondaires plusieurs centaines de fois par secondes ! © Choco Toucan Birding Tours, YouTube

    Mais le plus impressionnant, c'est le manakin à ailes blanches. Écoutez ça : [un pip-piiii un peu nasillard, qui ressemble presque à un son digitaldigital]. Croyez-le ou non, ce son n'est pas une vocalisation. Pendant sa parade, ce petit oiseau baisse la tête, relève le derrière et dresse ses ailes au-dessus de son dosdos en produisant un bruit aigu [pip-piii]. Ce mouvementmouvement ne dure qu'une seconde, et il est si rapide que pendant longtemps, il a été impossible de l'observer en détail. Mais en son temps, Darwin avait déjà noté que ce bruit devait provenir des rémiges secondairesrémiges secondaires de l'oiseau, des plumes dont la forme très atypique devait les doter de propriétés acoustiques singulières. Ce n'est qu'en 2002, équipée d'une caméra haute vitessevitesse, que le Dr Kimberly Bostwick a enfin pu faire la lumièrelumière sur ce mystère. Lorsqu'il dresse ses ailes en l'airair, le manakin les fait vibrer plus d'une centaine de fois par seconde. Ce faisant, il frotte les extrémités de ses plumes les unes contre les autres et produit un son tournant autour de 1 400 HzHz [pip-piii]. On appelle ça de la sonation, c'est-à-dire l'ensemble des bruits produits par les oiseaux autrement qu'avec leur syrinx.
Et justement, notre deuxième oiseau en est probablement l'exemple le plus surprenant. Parce que la cacatoès noir, pour sa part, a appris à se servir d'instruments.

    Le cacatoès qui a appris à jouer de la batterie

    [Un paysage de jungle australienne. Un cacatoès noir papote et crie.] Lorsqu'il est prêt à fonder une famille le mâle cacatoès noir commence à collectionner les branches, les brindilles et les graines de grévillier, des espèces de grosses noixnoix suffisamment dures pour produire du bruit. Il effectue sa sélection minutieusement et seule une partie des branchages qu'il récolte seront conservés. Les autres serviront à créer une plateforme pour son futur nid. À coups de bec, [il retire l'écorce], sculpte, et façonne ses instruments en ne laissant rien au hasard. Puis, enfin, il se perche sur un branche ou sur un arbrearbre creux et se met à taper en rythme contre le boisbois pour attirer l'attention de ces dames alentour. [Un toctoc toc toc creux et régulier.] Pendant 7 ans, un groupe de chercheurs a filmé des cacatoès noirs dans leur habitat naturel, au nord de l'Australie. Après des centaines d'heures d'enregistrement, ils sont parvenus à capturer 131 de ces « concerts », joués par 18 mâles différents. Et il se sont aperçu que le stylestyle de musique variait grandement d'un individu à l'autre. Certains battaient un rythme effréné et chaotique, d'autres visaient un tempo plus lent et plus régulier et d'autres encore mélangeaient les deux. Et dans tous les cas, chaque mâle avait sa propre signature et pouvait répéter des motifs musicaux qui lui plaisaient.

    Quelques concerts de cacatoès noirs mâles, capturés par les chercheurs de l'université nationale d'Australie. © ANU TV, YouTube

    Bref, je m'arrête là pour les oiseaux parce qu'il y a encore beaucoup de choses à dire, mais que notre épisode est loin d'être terminé. Après une courte pause, je vous propose qu'on parle de quelques autres animaux capables de produire des sons similaires à de la musique. On fera ensuite un rapide tour des compositeurs et compositrices qu'ils ont inspiré·e·s au fil de l'histoire. Puis dans une troisième partie, on verra comment une vidéo Youtube a complètement renversé le domaine de la musicozoologie, en prouvant que les animaux pouvaient danser en rythme sur de la musique humaine.

    Quand les chauves-souris chantent

    Éloignons-nous donc un instant des oiseaux mais restons dans les airs pour nous intéresser au cas des chauves-souris. Parce que oui, les chauves-souris chantent aussi, et leurs mélodies peuvent se révéler aussi complexes que celles des oiseaux : elles ont leur propre structure et leur syntaxe, composées de syllabes, de phrases, de motifs répétés et d'un rythme identifiable. Les chauves-souris apprennent elles aussi à chanter au contact de leurs parents, et elles peuvent, elles aussi, improviser de nouveaux airs pour épater la galerie... souterraine [un badum tsss signalant une blague douteuse]. Désolée. On compte une vingtaine d'espèces de chauves-souris chantantes, sur environ 1 400 espèces identifiées. J'en profite pour placer une statistique qui m'épate à chaque fois : les chauves-souris représentent plus de 20 % des espèces de mammifèresmammifères connues ! 1 espèce de mammifère sur cinq appartient à l'ordre des chauves-souris, les chiroptères. C'est l'un des plus gros succès évolutifs de l'histoire. Fin de l'aparté. Revenons-en à nos chansons. Dans une étude fascinante parue en 2008, une équipe tchèque a analysé en détail les vocalisations de la pipistrelle de Nathusius pour en identifier les motifs récurrents et tenter d'en fournir une traduction. Ils obtiennent ainsi la suite de motifs ABCED, signifiant grossièrement : [des sons de chauve-souris en arrière-plan] « Écoute-moi, je suis un membre de l'espèce P. Nathusii, je suis un mâle, plus spécifiquement cet individu particulier - appelons-le Charles -, viens te poser ici, nous partageons une identité sociale et des modes de communication similaires. » Bon, d'accord, c'est pas très sexy ni très poétique dit comme ça, mais franchement, avec très peu de remaniement sur la formulation et une IAIA capable de pondre une musique, on a une bonne base pour une chanson romantique. 

    [Une chanson mielleuse à la guitare, chantée par une voix masculine:]

    Écoute-moi,
    Comme toi je suis de la famille pipistrella.
    Je suis un homme, et je m'appelle Nicolas,
    Viens te poser près de moi.
    On traîne dans les mêmes groupes,
    On parle la même langue.
    Allez bébé, viens par là.

    La pipistrelle de Nathusius chante des mélodies complexes, que les chercheurs sont parvenus à traduire. © XX Vulzok Xx
    La pipistrelle de Nathusius chante des mélodies complexes, que les chercheurs sont parvenus à traduire. © XX Vulzok Xx

    Alors, je n'ai pas réussi à mettre la main sur la version pipistrelle de cette mélodie, qui sonne probablement beaucoup mieux, mais voici un autre exemple de chant, enregistré chez la chauve-souris molosse du Brésil : [un chant rythmé et intense, rappelant celui d'un oiseau.] C'est plutôt joli, à noter que l'enregistrement a quand même dû être ralenti dix fois pour être moins aigu et pour rendre ses nuances plus appréciables pour nos oreilles.

    Un papillon de nuit au chant qui paralyse

    Tournons-nous du côté des insectesinsectes maintenant, une classe d'animaux à laquelle on ne pense pas forcément quand on parle de musique mais qui possède pourtant un sens du rythme irréprochable. Les chercheurs ont très longtemps étudié les cigales, les grillons ou encore les criquets pour leur capacité à tenir un tempo, mais aussi pour leur aptitude à se caler sur le rythme les uns des autres. Soit ils se synchronisent pour amplifier le volumevolume, comme cet immense groupe de sauterellessauterelles [un shh shh shh shh synchronisé, donnant l'impression d'une foule applaudissant dans une arènearène], soit ils alternent leurs chants, pour que chacun puisse se faire entendre, mais aussi et surtout pour éviter de faire trop de bruit et d'attirer l'attention d'un prédateur.

    Voir aussi

    Le bousier navigue grâce à la Voie lactée

    Mais si on veut aller encore plus loin, on peut s'intéresser à la parade des papillons-chanteurs. Oui, vous avez bien entendu, certains papillons de nuitpapillons de nuit chantent ! Bien sûr, cette mélodie est inaudible pour nos oreilles, mais grâce à des microphones capables d'enregistrer les productions ultrasoniques de ces insectes volants, les scientifiques ont pu démontrer que la musique peut prendre toutes sortes de formes. L'exemple le plus fascinant est probablement celui d'Ostrinia furnacalis. Ces petits papillons ont l'ouïe particulièrement fine, ce qui leur permet de détecter les sons produits par les chauves-souris lorsqu'elles chassent. Lorsqu'un chiroptère est dans les parages, Ostrinia furnacalis s'immobilise pour éviter d'attirer l'attention. Or, il semblerait que l'évolution ait poussé les mâles à produire eux aussi un chant ultrasonique, suffisamment proche de celui des chauves-souris pour que la femelle soit incapable de les distinguer l'un de l'autre. Dès que son prétendant se met à vocaliser, la courtisée cesse de bouger, permettant ainsi au mâle d'accomplir ce pour quoi il est venu. Cet insecte en apparence discret est tout bonnement parvenu à développer un chant qui paralyse.

    Le chant de la baleine à bosse

    Enfin, on ne peut pas parler de musique animale sans citer l'une de ses plus grandes stars : la baleine à bossebaleine à bosse. [Nous sommes non loin de l'océan.] Dans les années 50, l'ingénieur militaire Frank Watlington est stationné dans les Bermudes par la Navy pour épier d'éventuels signaux en provenance de sous-marinssous-marins russes. [Le bip éthéré d'un sonarsonar.] Or, il se trouve que durant certaines périodes de l'année, son sonar détecte des sons étranges, de longues plaintes mélancoliques qu'il n'a jamais entendues auparavant et qui semble provenir des entrailles de l'océan Atlantique [des chants fantomatiques de baleines]. Il finit par déduire que ce son doit être produit par les baleines à bosses qui passent l'hiverhiver dans les Bermudes. Il décide de ne pas ébruiter l'information, de peur qu'elle n'attire les baleiniers dans la région, mais il met la main sur le contact de Roger Payne, le fondateur de Ocean Alliance, un organisme dédié à la protection des baleines. Payne décide de se rendre sur place en compagnie de son épouse, zoologue, et du naturaliste Scott McVay.

    L'album Le Chant des Baleines, basé sur les enregistrements de Frank Watlington et monté par Roger Payne. © Gordon Snyder, YouTube

    Ensemble, ils étudient les enregistrements de Frank Watlington et découvrent que ce qu'ils sont en train d'entendre n'est pas juste l'un des langages les plus complexes du royaume animal, mais de véritables chants, composés de motifs rythmiques et de répétitions. [Le chant d'une unique baleine.] Lorsqu'elle chante, la baleine à bosse combine des phrases qu'elle répète pour former un thème, et plusieurs thèmes mis bout à bout forment une chanson qui peut durer jusqu'à 30 minutes. Les baleines situées dans une même zone géographique auront tendance à chanter la même mélodie, mais les chercheurs ont noté que celle-ci évolue au fil des années, sans jamais se répéter. À ce jour, personne ne sait vraiment pourquoi les baleines à bosse, les mâles spécifiquement, chantent, mais ce qui est sûr, c'est que leur voix semble résonner profondément avec beaucoup de monde. À tel point que lorsque Roger Payne et Frank Watlington sortiront un album intitulé Le Chant des Baleines en 1970, celui-ci connaîtra un succès instantané et se vendra à plus de 100 000 exemplaires.

    Les animaux dans la musique

    Ce n'est pas la première ni la dernière fois que le chant d'un animal inspirera des compositions musicales. Dans de nombreuses tribus à travers le monde depuis les Kwakiutl et les Eskimos en Amérique du Nord, jusqu'aux Toungouses en Sibérie, les cris animaux se frayent régulièrement un chemin au sein des chansons qui les invoquent ou racontent leurs histoires. En Australie, le didjeridoo, un long tube de bois dans lequel le musicien souffle, crie et parle, permet d'incarner les figures les plus charismatiques du bestiaire du bush. Comme le kookaburra, ou martin-chasseur géant, un oiseau dont le rire tonitruant résonne le plus souvent au lever du soleilsoleil. [Un rire de kookaburra, ressemblant à la voix d'un singe, suivi de son incarnation au didjeridoo]. Au Lesotho, les éleveurs jouent du lesiba, un instrument à ventvent aux sonorités animales, pour rassembler leur troupeau [des grognements métalliques, mêlés des vocalisations du musicien]. Et sans surprise, les oiseaux figurent régulièrement parmi les sources d'inspirations des compositeurs et des musiciens. [Un extrait de Par Maintes Foyes, une pièce médiévale par Jean Vaillant.] Les historienshistoriens estiment que leur influence dans la musique occidentale remonte au moins au XIVème siècle, avec des compositeurs comme Jean Vaillant ou le très pertinemment nommé Pierre PassereauPassereau au XVIème siècle. D'autres animaux, comme la grenouille ou le grillon, bénéficient de leurs propres morceaux, mais les volatiles accaparent le devant de la scène, le rossignol devenant un modèle de virtuosité et d'improvisation jusque dans le Golfe persique.

    Un homme appelé Ntate Mahlomola joue du lesiba. © Indigenous Frequency Cast, YouTube

    À l'époque, l'imitation de ces bruits d'animaux est plus symbolique que littérale, mais petit à petit, des motifs récurrents, comme le chant du coucoucoucou, font de plus en plus régulièrement leur apparition à l'entrée dans le XVIIème siècle. [Un extrait de Sonata Representativa in A major, d'Heinrich Ignaz Franz Biber. Un instrument à corde imite le cou! cou! du coucou.] Avançons encore un peu, en saluant au passage Le Carnaval des Animaux, Le Vol du Bourdon et Pierre et le Loup, et poussons jusqu'à la deuxième moitié du XXème siècle. C'est à cette période qu'on peut voir apparaître les premières compositions expérimentales utilisant de véritables enregistrements d'animaux. Gypaètes barbus, corbeaux et faucons mais aussi baleines, criquets, et bateliersbateliers d'eau, de petits insectes aquatiques, intègrent le paysage musical et révèlent à l'auditeur la richesse acoustique du monde qui nous entoure. Je vous invite à aller explorer ces expériences sonores, que je ne peux malheureusement pas vous faire écouter. Mais avant ça, il nous reste encore un dernier bout de chemin à faire ensemble. On se retrouve dans 30 secondes maximum pour répondre à  notre dernière question : les animaux apprécient-ils la musique humaine ?

    Les animaux aiment-ils la musique humaine ?

    Connaissez-vous l'histoire d'Arion ? Ce poète, musicien et inventeur grec semble avoir autant inspiré les esprits de l'Antiquité pour ses véritables accomplissements que pour les légendes dont il a par la suite fait l'objet. HérodoteHérodote raconte qu'un jour, Arion remporte une compétition musicale en Sicile, qui lui permet de repartir les poches remplies d'or. Alors qu'il rentre chez lui par la voie des mers, son navire est pris d'attaque par des pirates, qui ont eu vent du butin qu'il transportait. Ces derniers lui donnent le choix entre trois façons différentes... de mourir, et Arion, pas très enchanté par cette perspective, leur demande de lui accorder une dernière faveur. Il voudrait chanter une ultime mélodie avant de mourir. Avec sa cithare en main, il entame une prière à Apollon, le dieu de la poésie, et en l'espace d'un instant, une foule de dauphins entoure le bateau. Le musicien se jette à l'eau et s'enfuit à dos de dauphin jusqu'au sanctuaire de Poséidon. Pour ses services, Apollon placera le fidèle animal parmi les étoilesétoiles, sous la forme de la constellationconstellation du Dauphin, que l'on peut encore observer aujourd'hui.

    Alors, évidemment, si ce récit a de quoi laisser les sceptiques dubitatifs, il s'ancre tout de même dans une part de réalité. Car dans l'Antiquité, plusieurs personnes ont remarqué que les dauphins réagissent à la musique humaine et semblent l'apprécier. [Une musique du maghreb.] Ce constat se revérifie durant la période médiévale, durant laquelle des intellectuels du monde musulman notent que des dauphins, mais aussi des baleines ou des chameaux semblent affectés par les mélodies qui leur sont jouées. En Mongolie, les éleveurs chantent des chansons à leurs juments pour les aider à produire du lait, et à travers le monde entier, semble-t-il, on entend régulièrement parler de vaches, de cerfs ou de moutons attirés par le son de la musique. 

    Un groupe de vaches s'attroupe pour écouter un jouer de trombone et se mettent même à meugler avec lui, autour de 3 minutes. © Farmer Derek, YouTube

    C'est pourquoi, quand on arrive dans la seconde partie du XIXème siècle, Charles Darwin n'hésite pas à avancer que de nombreux animaux partagent la même sensibilité musicale que les êtres humains. Sauf que... bon. Si on devait prendre tout ce qu'il dit pour acquis, on devrait aussi accepter l'idée que, je cite « Au vu des ornements hideux, et de la musique tout aussi hideuse admirés par les sauvages, on peut présumer que leurs facultés esthétiques ne sont pas aussi développées que chez certains animaux, par exemple, les oiseaux. » Vous trouvez que ça pique ? Attendez, ça continue : « Bien sûr, aucun animal ne serait capable d'admirer le ciel nocturnenocturne, la beauté d'un paysage ou de la musique raffinée ; des goûts aussi élevés sont acquis à travers la culture et dépendent d'associations complexes ; les barbares et les personnes dénuées d'éducation ne sauraient en profiter. » Comme quoi Darwin n'était pas forcément progressiste sur tous les tableaux... Allez, avançons dans le temps vers des systèmes de pensée un peu moins nauséabonds.

    La vidéo YouTube qui révolutionna la musicozoologie

    Vers la fin du XXème siècle, quelques expériences musicales sont réalisées sur des primatesprimates, sans résultats vraiment concluants. Les éléphants, les rats, les chiens, les vaches et même les buffles passent sous la loupe des chercheurs, et on note que dans plusieurs cas, la musique classique semble avoir un effet apaisant. Mais la plus grande surprise va arriver par un canal complètement inattendu. [Un cacatoès pousse des cris aigus sur fond de musique, la piste Everybody, des Backstreet Boys.] En 2007, la chaîne YouTube BirdLoversOnly poste la vidéo de Snowball, un cacatoès à huppehuppe jaune, en train de danser frénétiquement sur un morceau des Backstreet Boys. L'oiseau hoche la tête en rythme et bat même des pattes sur le rebord du canapé ou il est perché, pour marquer les temps forts. On n'a jamais vu un animal interagir aussi clairement avec de la musique humaine. La vidéo connaît un succès quasi instantané et circule à travers le monde. Si vous étiez au collège ou au lycée à ce moment-là, il y a même une bonne chance pour qu'elle soit passée sous vos yeux. Et forcément, il ne faut pas attendre longtemps pour que les scientifiques commencent à en parler. Le chercheur Aniruddh Patel, un neurobiologiste qui a récemment publié un article sur le sens du rythme chez les êtres vivants, entre immédiatement en contact avec la famille d'accueil de Snowball. Afin de s'assurer que l'oiseau ne reproduit pas simplement un rythme qu'il a appris, il mène une expérience où il accélère et ralentit le tempo de la musique. Immédiatement le cacatoès adapte sa chorégraphie.

    Lorsqu'elle est publiée, la vidéo de Snowball connaît un succès retentissant, en particulier auprès des zoomusicologues. © BirdLoversOnly, YouTube

    Les études cascadent alors les unes après les autres. En 2009, Adena Shachner mène une expérience similaire sur Snowball et sur Alex, un perroquet gris du Gabon talentueux dont Agatha Liévin-Bazin parle en détail dans Bêtes de Science. Tous deux démontrent des capacités rythmiques étonnantes, renforçant l'hypothèse selon laquelle le sens du rythme pourrait être déterminé par la capacité à imiter les sons. Sauf que l'histoire ne s'arrête pas là, car en 2013, une équipe parvient à entraîner une otarie de Californieotarie de Californie à marquer le tempo d'un métronome [tac tac tac tac]. Après un peu de pratique, Ronan est capable de hocher la tête sur Boogy Wonderland avec un parfait sens du rythme, et anéantit au passage la théorie de l'imitation vocale. À en croire ses entraîneurs, le sens du rythme pourrait être une habileté bien plus répandue que nous ne le pensions au sein du règne animal.

    Musique pour chat en ronron mineur

    Est-ce que cela voudrait dire pour autant que les animaux apprécient la musique humaine ? Là-dessus, le jury délibère encore. Lorsque des musiciens de la symphonie du Colorado sont allés jouer des pièces classiques aux résidents du zoo de Denver, plusieurs des animaux ont témoigné de la curiosité, mais de là à dire qu'ils y ont pris du plaisir, eh bien, c'est un peu compliqué. L'une des limitations de la musique humaine est qu'elle est construite spécifiquement pour nos oreilles et notre sensibilité à certaines fréquences, qui ne sont pas forcément partagées par les oiseaux, les chiens ou les cétacés. Par ailleurs, il existe une multitude de genres, d'influences géographiques et d'options stylistiques qui font que certaines musiques vous plairont et d'autres non. Vous pouvez par exemple adorer le rock angolais et détester la pop sibérienne, ou même écouter en boucle le premier album d'un artiste et bouder le second. Trouver ce qui plaît exactement à un chien, plus spécifiquement à un labrador et plus spécifiquement encore au labrador mâle de votre voisine n'est donc pas un exercice si simple que ça.

    Mais ce que les études semblent tout de même suggérer, c'est que rien ne fonctionne aussi bien que de la musique créée spécifiquement pour satisfaire les préférences d'une espèce. Par exemple, le compositeur David Teie et le chercheur Charles Snowdon ont déjà connu un certain succès avec des morceaux composés pour des singes tamarinstamarins [une musique aiguë, rythmée, assez désagréable pour une oreille humaine], ou des pièces prenant en compte l'universunivers acoustique du chat. Plusieurs musiciens comme David Rothenberg, Laurie Anderson ou Jim Nollman - dont je vous parlais dans l'épisode sur la peur - se sont fait une spécialité de jouer pour et avec les animaux, avec des résultats plus ou moins agréables pour nos oreilles, mais toujours avec un grand plaisir à ressentir cette impression d'échange avec la nature.

    Le compositeur David Teie a réalisé plusieurs albums prenant en compte l'univers acoustique des chats, pour créer une musique agréable à leurs oreilles. Tentez l'expérience chez vous ! © David Teie, YouTube

    Se demander si les animaux aiment la musique, c'est peut-être au final essayer de trouver un langage commun avec eux. Un langage fait d'émerveillement et d'émotions qui se passe de mots. Les recherches sur ce sujet sont encore jeunes, et qui sait, peut-être ouvriront-elles la porte à des formes inédites de communication entre espèces. Mais en attendant d'y arriver, je suis très curieuse d'entendre vos histoires. Vos compagnons à fourrures, à plumes ou à écailles ont-ils déjà réagi à la musique que vous écoutiez ? Sont-ils plus attentifs ou plus calmes lorsqu'ils vous écoutent chanter ? Dites-moi tout en commentaire, et si j'ai suffisamment de retour, je ferai peut-être un épisode séparé pour en parler. Si vous avez d'autres remarques ou des questions à poser, envoyez-les-moi sur SpotifySpotify, AppleApple Podcasts, Podchaser ou via les réseaux sociauxréseaux sociaux de Futura. Pour aider le podcast à se faire connaître et à grandir, pensez à lui laisser une note, à vous y abonner, et à le partager autour de vous. Et si vous connaissez une personne sourde ou malentendante à qui ce podcast pourrait plaire, n'hésitez pas à le lui recommander. Des transcriptionstranscriptions détaillées sont fournies en description pour que tout le monde puisse en profiter. On se retrouve dans deux semaines et d'ici là, écoutez le monde autrement.

    C'est le moment du fun fact bonus pour les personnes qui ont écouté cet épisode jusqu'au bout. Dans une étude de 2013, des chercheurs japonais ont joué des morceaux de Bach et de Stravinsky à quatre poissonspoissons rouges. Leurs résultats révèlent que même si les poissons n'avaient pas de préférence particulière pour l'un ou pour l'autre des compositeurs, ils étaient capables de faire la différence entre la Toccata et fugue en ré mineur et le Sacre du Printemps. La preuve que les poissons rouges ne méritent pas leur réputation d'amnésiques.