Comment doit-on qualifier les quatre membres d'Inspiration4 ? Touristes spatiaux, astronautes, astronautes amateurs, voire un autre terme à inventer ? À cette question et bien d'autres, Didier Schmitt, responsable de la stratégie de l'exploration humaine et robotique à l’ESA, nous donne des réponses et apporte son point de vue. Des avis éclairés et intéressants.  


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    Le retour sur Terre d'Inspiration4 et son équipage de quatre civils montre que tout un chacun peut voler dans l'espace sans être astreint à un entraînement soutenu ou être dans une forme olympique. Le fait que cette mission se soit déroulée sans astronaute professionnel fissure légèrement l'image qu'ont les enfants, mais aussi les grands, de ces hommes et femmes qui vivent et travaillent dans l'espace. Peut-être les voient-ils moins comme des « héros » aujourd'hui.

    Mais si l'équipage d'Inspiration4 ne peut évidemment pas être comparé à un équipage d'astronautes professionnels, il ne peut pas non plus être qualifié de « touriste de l'espace ».  À l'avenir, il sera nécessaire de trouver un nom ou un terme pour les qualifier.

    S'il ne fait guère de doute qu'au sein des communautés d'astronautes et d'experts des questions spatiales la mission Inspiration4 divise, tous sont d'accord pour souligner le changement d'époque qui s'opère sous nos yeuxyeux. D'ici la fin de la décennie, il y aura bien plus d'astronautes amateurs en orbite basse que d'astronautes professionnels. Didier Schmitt, responsable de la stratégie de l'exploration humaine et robotiquerobotique à l'ESA, a bien voulu répondre à nos questions.

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    Didier Schmitt, au centre de l'image, s'exprimant lors du Salon de Bourget de 2019. À sa gauche, Thomas Pesquet et, à sa droite, Philippe Willekens, le chef de la communication à l'ESA. © ESA, P. Sebirot
    Didier Schmitt, au centre de l'image, s'exprimant lors du Salon de Bourget de 2019. À sa gauche, Thomas Pesquet et, à sa droite, Philippe Willekens, le chef de la communication à l'ESA. © ESA, P. Sebirot

    Futura : que vous inspire la mission Inspiration4 ?

    Didier Schmitt : Il y a beaucoup de symboles dans cette mission. D'abord, la diversité de son équipage : deux hommes, deux femmes, dont une personne affectée d'une forme de handicap et la plus jeune personne à aller dans l'espace, et une femme de couleur. Et surtout, aucun astronaute professionnel à bord pour les accompagner ! Le plus marquant est qu'Elon MuskElon Musk montre qu'il est en avance sur tous les plans. À cela s'ajoute que les astronautes européens de l'ESA reçoivent quasiment aucune formation pour voler à bord du Crew Dragon. Par contre, deux des quatre membres d'Inspiration4 ont reçu toute l'information nécessaire pour savoir comment fonctionne le Crew Dragon et le piloter en cas de problème !

    Comment qualifieriez-vous ces civils dans l’espace ? Des touristes spatiaux, des astronautes amateurs ou des astronautes ?

    Didier Schmitt : Très bonne question. Il ne faut pas les appeler des touristes. Ce qu'ils font en orbite ne peut pas s'apparenter à du tourisme au sens où nous l'entendons. Ils ne vont pas dans l'espace pour visiter quelque chose. Bien entendu ils y vont essentiellement pour « la vue » mais ils réalisent aussi des activités intéressantes dans un cadre qui peut s'apparenter, toute proportion gardée bien sûr, à du tourisme d'exploration, voire du tourisme d'immersion. C'est-à-dire que le but est autant de se faire plaisir que rendre service à une cause en réalisant des expériences scientifiques à bord.

    L'équipage d'Inspiration4 posant devant son lanceur et le Crew Dragon à bord duquel il s'est envolé dans l'espace. © SpaceX, John Kraus
    L'équipage d'Inspiration4 posant devant son lanceur et le Crew Dragon à bord duquel il s'est envolé dans l'espace. © SpaceX, John Kraus

    Il sera peut-être nécessaire de trouver un terme ou un mot qui les qualifie ?

    Didier Schmitt : Oui. Ce ne sont pas « juste » des touristes comme l'a été Dennis Tito, par exemple, qui lors de sa mission à bord de l'ISS était accompagné et pris en main par des astronautes professionnels, de son lancement à son retour sur Terre. Dans le cas d'Inspiration4, la situation est très différente. Ils ont reçu un entraînement basique de six mois et si je devais oser une comparaison je dirais qu'on peut les situer entre des explorateurs et des touristes engagés.

    Astronautes amateurs ?

    Didier Schmitt :  Amateur, cela me semble un bon terme mais je suis assez convaincu qu'il sera nécessaire de trouver un autre qualificatif. On peut envisager « astro-viators, les voyageurs de l'espace ». Mais cela n'engage que moi.

    Seriez-vous prêt à envisager d’utiliser les services de SpaceX, ou tout autre opérateur privé, pour l’entraînement de vos astronautes, voire réaliser des missions ?

    Didier Schmitt :  Pour l'instant, non.  Cela voudrait dire qu'on finance notre concurrent. Ne rien faire - ne pas avoir notre propre accès à l'espace - c'est une chose. Mais de là à financer dans le futur directement SpaceXSpaceX il y a un pas qui est difficile à justifier auprès de nos États-membres, qui sont in fine ceux qui financent notre programme. Maintenant, le problème, c'est qu'à force de ne rien faire, en matièrematière de programme d'accès à l'espace pour nos astronautes, on n'aura peut-être pas le choix ! Car nos possibilités de coopération seront de plus en plus limitées. Les règles ITAR, limitent, voire empêchent de coopérer avec la Chine dans le domaine des vols habitésvols habités, et côté américain la coopération post-ISS reviendrait à financer indirectement nos concurrents - Falcon 9 étant le concurrent d'Ariane 6.

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    C’est-à-dire ?

    Didier Schmitt : Aujourd'hui, l'argentargent ne va pas directement dans les poches des industriels américains. On fonctionne avec la NasaNasa sur le principe du troc, c'est-à-dire par échange de service. Ainsi, l'ESA fournit le module de service d'OrionOrion en échange du loyer qu'elle doit s'acquitter pour utiliser l'ISS, y compris les occupants, comme Thomas PesquetThomas Pesquet. La Nasa vient de lancer un programme de stations spatialesstations spatiales privées, et donc dans l'avenir, ce système de troc pourrait ne plus exister et l'on prend le risque de financer directement nos concurrents comme je viens de le dire.

    Pour en revenir à Inspiration4, notez le « coup commercial » d'Elon Musk. Le voyage a été vendu à plus ou moins 200 millions d'euros et NetflixNetflix a acquis des droits d'utilisation pour plusieurs millions de dollars. Or, le Falcon 9Falcon 9 lui revient officiellement à moins de 30 millions de dollars et le Crew Dragon est déjà en partie financé car il est réutilisable ! Le bénéfice est utilisé pour financer le StarshipStarship, le prochain coup de maître !

    L'équipage d'Inspiration4 à bord du Crew Dragon, quelques heures avant son décollage. De gauche à droite, le spécialiste de mission Christopher Sembroski, Siam Proctor la pilote, le commandant Jared Isaacman qui finance la mission et Haylel Arceneaux, la responsable médicale de l'équipage. © SpaceX
    L'équipage d'Inspiration4 à bord du Crew Dragon, quelques heures avant son décollage. De gauche à droite, le spécialiste de mission Christopher Sembroski, Siam Proctor la pilote, le commandant Jared Isaacman qui finance la mission et Haylel Arceneaux, la responsable médicale de l'équipage. © SpaceX

    Quelles différences voyez-vous entre cet équipage et les astronautes que vous formez ?

    Didier Schmitt : C'est très différent. Les similitudes sont à la marge. L'équipage d'Inspiration4 me fait penser à des souris en cage ! Ils ont reçu une formation minimale et sont logés dans un système très petit et d'une très grande autonomieautonomie, qui nécessite peu de maintenance humaine. Ils ont réalisé quelques expériences scientifiques pour s'occuper mais les capacités d'emport du Crew Dragon et la duréedurée de la mission imposent des limites à ce qui peut être réalisé à bord en matière de « loisirs » ou d'activité scientifique par exemple.

    À contrario, nos astronautes sont formés et entraînés pendant plus de quatre ans pour répondre à des besoins sans commune mesure à ce qui peut être réalisé à bord d'une capsule. Ils sont formés pour maintenir en activité opérationnelle l'ISS, sortir dans l'espace et réalisé tout un tas d'activités technologiques et scientifiques dont des expériences très poussées. Cela dit, quand des stations spatiales privées seront mises en service, les différences s'estomperont. Tous les « astro-viators » devront être capables de réaliser le même type de tâches qu'à bord de la Station spatiale internationaleStation spatiale internationale.

    Ce vol ouvre-t-il une nouvelle ère de l’utilisation habitée de l’orbite basse, voire de l’exploration humaine ?

    Didier Schmitt : Oui, parce qu'il faut savoir qu'en parallèle la Nasa vient de sélectionner 12 sociétés qu'elle finance pour développer des concepts de stations spatiales en orbite basse purement privées sur une base commerciale. Les services de cette station, ou ces stations, seront commercialisés notamment pour du tourisme - bien plus confortable et de plus longue durée que Inspiration4 - et je suis aussi persuadé que d'ici la fin de la décennie, il y aura en activité plus d'astronautes amateurs que de professionnels. Ce business-case est donc viable, car soutenu par la Nasa qui en sera un client solidesolide afin de pérenniser une présence en orbite basse à moindre coût par rapport à l'ISS, et de ne « pas laisser l'orbite basse aux Chinois », comme cela a été dit à Washington.

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