Grand chasseur-cueilleur des forêts équatoriales durant la Préhistoire, Homo sapiens, une fois installé en Asie du sud-est, aurait-il tué et dépecé des animaux avec des galets grossiers au lieu d’objets pointus ? Ce serait un exploit. Ou bien a-t-il exprimé son génie en empruntant une autre voie, éphémère mais fascinante : celle du végétal ? C’est une théorie que le préhistorien Hubert Forestier, du Muséum national d’histoire naturelle, développe depuis plusieurs années. Il nous en fait part à la veille d’une mission passionnante en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

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    L'histoire de l'Homme est celle d'une formidable conquête. Quittant le berceau africain vers 200.000 ans environ avant le présent, Homo sapiensHomo sapiens achève de coloniser les quatre coins de la planète entre 30 et 60.000 ans. Mais c'est une histoire qui évolue sans cesse, au fil des découvertes. Elle pourrait d'ailleurs se réécrire en Asie. En effet, de nouvelles datations indiquent que l'Homme moderne était présent il y a plus de 100.000 ans en Chine, bien plus tôt qu'en Europe de l'ouest, où il n'arrive que vers 45.000 ans.

    Depuis la Chine, il conquiert ensuite toute l'Asie du sud-est jusqu'en Australie, en passant par la Malaisie, l'archipelarchipel indonésien, et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Entre les territoires recouverts de forêts, les îles et les ponts terrestres créés par la baisse du niveau marin durant la période glaciairepériode glaciaire, les aventures d'Homo sapiens dans cette région sont peut-être plus fascinantes encore qu'ailleurs dans le monde.

    D'ailleurs, la technique de la pierre taillée que l'Homme moderne choisit de développer en Asie du sud-est a de quoi surprendre. Il semble en effet s'enliser dans une inertie technique, en se limitant à une industrie sur galets d'apparence archaïque (choppers, chopping tools, unifaces, etc.), alors qu'à la même époque -- dès 40.000 ans environ, durant le Paléolithique supérieur --, il développe partout ailleurs dans le monde le débitage laminairelaminaire (lames, lamelles et pointes en silex).

    Les hommes préhistoriques d'Asie du sud-est auraient-ils donc refusé l'évolution ? C'est inconcevable, pour Hubert Forestier, professeur au Muséum national d'histoire naturelleMuséum national d'histoire naturelle et spécialiste des outils lithiques de ces régions tropicales asiatiques. « Je pense qu'ils ont ouvert d'autres voies qui, malheureusement, n'ont pas été conservées sous formes de traces, de témoins dans le champ archéologique », déclare-t-il à Futura. Cette voie serait celle du végétal.

    Carte de répartition du bambou et de l’industrie sur galet en Asie, dite Hoabinhienne. Un exemple de galet est présenté à droite de l’image. © Hubert Forestier

    Carte de répartition du bambou et de l’industrie sur galet en Asie, dite Hoabinhienne. Un exemple de galet est présenté à droite de l’image. © Hubert Forestier

    Une corrélation surprenante entre galets et forêt tropicale

    Outils de prédilection d'Homo sapiens en Asie du sud-est, les mystérieux galets, robustes, épais et de forme oblongue (uniface), font leur apparition dans le sud de la Chine, dans la province du Yunnan vers -43.000 ans. Ils contrastent énormément avec le débitage lamino-lamellairelamellaire classique observé dans le nord du pays, comme par exemple dans les sites de Mongolie intérieure.

    Or, ce basculement nord-sud, entre laminaire et industrie sur galet, correspond aussi à une différence de climatclimat et d'environnement : le sud est beaucoup plus humide et plus montagneux que le nord. « Le sud de la Chine, d'influence subtropicale, devient peut-être à un moment donné l'incubateur d'une tradition technique innovante sur galet qu'on va retrouver en Asie du sud-est, dans un contexte de forêts tropicalesforêts tropicales humides », estime Hubert Forestier.

    Les galets suivent la forêt.

    « Ce qui est étonnant, c'est que quand on suit ces galets, on suit la répartition du bambou et de la forêt dense humide », poursuit le préhistorien, qui précise que l'on retrouve systématiquement ces galets en Thaïlande, en Birmanie, au Cambodge, en Malaisie jusqu'au sud de l'île indonésienne de Sumatra.

    Plus au sud et à l'est, vers l'île de JavaJava et les îles de la Sonde, le climat devient plus sec et les industries sur galets disparaissent au profit d'éclats et de pointes en pierre. « On a des petits outils sur éclats retouchés un peu avant 10.000 ans sur Java, du débitage laminaire et des armaturesarmatures microlithiques à 5.000 ans à Sulawesi. On a l'impression que dès qu'on quitte un monde de forêts, on quitte un monde de galets », décrit Hubert Forestier.

    Les galets, des couteaux-suisses pour aiguiser des outils en matière végétale

    Le choix d'une industrie sur galet paraît d'autant plus incompréhensible que la forêt, en tant que territoire de chasse et de pêchepêche, pose d'énormes contraintes. « Chasser des animaux avec des galets de 300 à 400 grammes, c'est impossible », souligne Hubert Forestier.

    Située au beau milieu de ce monde de galets, la grotte de Laang Spean au Cambodge, où fouille Hubert Forestier depuis une dizaine d'années, illustre parfaitement ce décalage. « Laang Spean est un site en grotte où la période des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique final est datée entre 11.000 et 5.000 ans, ce qui correspond à l'Homme moderne, précise le préhistorien. Les restes lithiques sont des galets taillés en cornéennescornéennes, parmi lesquels il y a très peu de pièces pointues. Et il y a de la faunefaune associée aux restes lithiques et aux foyers : des sanglierssangliers, du rhinocérosrhinocéros, des bovidés, des reptilesreptiles, etc. »

    Ce serait bien la première fois en Préhistoire paléolithique que l'on a affaire à des chasseurs-cueilleurs sans objets pointus. « Cela veut donc dire que la "pointe" est ailleurs, dans une autre sphère technique. Et si elle n'est pas dans le minéralminéral, elle est dans le végétal », explique Hubert Forestier. D'ailleurs, la tracéologie, c'est-à-dire l'étude des traces sur les outils, a révélé en effet sur les galets davantage de traces de végétaux que d'os.

    En outre, les données ethnographiques actuelles et subactuelles sur les peuples autochtones d'Asie du sud-est, comme les Mentawai d'Indonésie, aussi appelés Hommes-Fleurs, viennent également corroborer cette hypothèse. Il s'agit typiquement d'une civilisation du végétal : outils, armes, vêtements, contenants, abris, aliments, etc. sont issus de la forêt. « Parmi les outils des groupes subactuels conservés dans des musées, on a quand même beaucoup de pointes en bambou, en matière ligneuse », ajoute Hubert Forestier.

    Hommes-Fleurs d'Indonésie et exemples d'objets en matière végétale. © Hubert Forestier, 2008, <em>EchoGéo</em>

    Hommes-Fleurs d'Indonésie et exemples d'objets en matière végétale. © Hubert Forestier, 2008, EchoGéo

    Partant de ce constat, il est possible de supposer que les peuples plus anciens se sont eux aussi tournés très tôt vers les ressources de la forêt pour fabriquer des outils et des armes plus légers. « Et ce n'est pas nouveau non plus, rappelle le préhistorien. En Allemagne, à Schöningen, des sagaies datées de 300.000 ans ont été découvertes dans un état de conservation exceptionnelle. » Ces lances en boisbois, attribuées à Homo heidelbergensis, ont été retrouvées en compagnie de milliers d'ossements d'animaux et de petits éclats, lesquels ont sans doute servi à affûter et appointer le végétal.

    Il se peut donc qu'une découverte similaire soit faite en Asie du sud-est. « Trouver ce type d'objets serait une très belle découverte. Pour l'instant, on est sur la piste du végétal, sans avoir l'objet. Mais peut-être qu'un jour on en trouvera en milieu marécageux, ou autres. On aura alors vraiment la preuve factuelle et irréfutable », déclare le préhistorien, à la veille d'une mission d'un mois en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Là, il cherchera justement des indices d'une civilisation du végétal préhistorique. Ses fouilles nous apprendront peut-être que la fameuse industrie sur galets, arrêtée au sud de Sumatra, est aussi présente en Papouasie.