On ne sait pas très bien pourquoi Alfred Nobel n'a pas créé de prix dans le domaine des mathématiques. Plusieurs prix ont été ensuite introduits pour pallier ce manque et l'un des plus célèbres est le prix Abel, du nom d'un mathématicien norvégien de génie. Cette année, il va au Français Michel Talagrand qui a renouvelé notre compréhension mathématique des phénomènes naturels aléatoires décrits en utilisant la théorie des probabilités.


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    Dans son célèbre cours de physique, le prix Nobel Richard Feynman aborde très tôt la théorie des probabilités avec une leçon portant en exergue une citation d’un autre physicien de génie, célèbre pour sa théorie des ondes électromagnétiques et sa théorie cinétique des gaz au XIXe siècle.

     « La véritable logique de ce monde réside dans le calcul des probabilités » (James Clerk Maxwell).

    L'importance du calcul des probabilités dans toutes sciences naturelles et d'ingénierie n'a fait que grandir depuis plus d'un siècle et elle se trouve même au cœur de la physique, qu'elle soit classique ou quantique. Il y est beaucoup questions de ce que l'on appelle des processus stochastiques, des atomes aux galaxies, dont l'exemple le plus simple est le mouvement désordonné et aléatoire des grains de pollenpollen dans l'eau, le fameux mouvement Brownien, qu'EinsteinEinstein a utilisé pour donner un moyen de démontrer l'existence des atomes, ce que fera le physicienphysicien français Jean Perrin qui obtiendra le prix Nobel pour cette démonstration.

    La théorie des probabilités et des processus stochastiquesstochastiques s'est développée en s'appuyant sur des mathématiques de plus en plus raffinées qu'il a fallu découvrir et utiliser pour résoudre les problèmes qu'elle posait. Au début du XXe siècle il y a ainsi eu l'axiomatisation du calcul des probabilités par le Russe Andreï Kolmogorov qui a utilisé ce que l'on appelle la théorie de la mesure que l'on doit entre autres au mathématicienmathématicien français Henri Lebesgue.

    Aujourd'hui, c'est un autre mathématicien français qui est sur le devant de la scène en décrochant l'un des équivalents du prix Nobel mais dans le domaine des mathématiques, en l'occurrence, le prix Abel. Il est décerné chaque année par l'Académie norvégienne des sciences et des lettres sur la recommandation du comité Abel, qui est composé de cinq mathématiciens de renommée internationale. Le montant du prix s'élève à 7,5 millions de couronnes norvégiennes, c'est-à-dire environ 650 000 euros.

    Un mathématicien exceptionnel, redoutable dans la résolution de problèmes

    Michel Talagrand, qui a effectué sa carrière de chercheur au CNRS, est donc lauréat du prix Abel 2024 « pour, selon les mots de l'Académie, ses contributions révolutionnaires à la théorie des probabilités et à l'analyse fonctionnelle, avec des applicationsapplications remarquables en physique mathématique et en statistique ». Selon Helge Holden, président du comité du prix Abel, « M. Talagrand s'avère être un mathématicien exceptionnel, doublé d'un redoutable spécialiste dans la résolutionrésolution de problèmes. Il a grandement contribué à notre compréhension des processus aléatoires, et en particulier des processus gaussiens. Ses travaux ont redéfini plusieurs domaines de la théorie des probabilités. De surcroît, sa démonstration de la célèbre formule de Parisi pour l'énergieénergie libre des verresverres de spinspin est une réalisation étonnante ».

    Michel Talagrand est le cinquième Français à recevoir ce prestigieux prix. Il continue aussi une tradition bien française puisque parmi les principaux pères fondateurs du calcul des probabilités on trouve Pierre de FermatPierre de Fermat et Blaise PascalBlaise Pascal. Il est membre de l'Académie des sciences et a reçu plus d'une dizaine de prix dont le prix Shaw en 2019.


    L’Académie norvégienne des sciences et des lettres a décidé d’attribuer le prix Abel 2024 au Français Michel Talagrand, qui a effectué sa carrière de chercheur au CNRS. L’équivalent du prix Nobel des mathématiques lui est décerné « pour ses contributions révolutionnaires à la théorie des probabilités et à l’analyse fonctionnelle, avec des applications remarquables en physique mathématique et en statistique ». © CNRS

    Le domaine de l’analyse fonctionnelle concerne des théorèmesthéorèmes sur des équationséquations dont les solutions ne sont pas des nombres mais des fonctions. C'est le cas des équations fondamentales de la physique qui ont donné lieu à de savantes théories mathématiques où il est notamment question d'opérateurs linéaires, d'espaces de Banach et de Hilbert, de problèmes aux valeurs propres et autres noms ésotériques pour le commun des mortels mais bien connus des mathématiciens et des physiciens théoriciens, que ce soit en physique quantiquephysique quantique, en mécanique des fluides et des milieux élastiques ou dans le domaine des ondes électromagnétiques pour faire court. L'analyse fonctionnelle joue un rôle important dans les travaux d'Alain Connes et de John von Neumann.

    C'est probablement le communiqué du CNRS qui parle de la façon la plus courte tout en étant précise des travaux de Michel Talagrand quand ce communiqué explique que « le monde moderne est un flux constant d'événements aléatoires, et la compréhension de ce caractère aléatoire a des répercussions dans des domaines considérables, de la logistique commerciale à la physique de la matièrematière condensée. Ses travaux permettent ainsi de mieux comprendre comment et pourquoi de nombreux phénomènes sont décrits par la "distribution gaussienne", souvent mieux connue sous le nom de "distribution normale" ou, grâce à sa forme, de "courbe en cloche". Notre vie entière est guidée par la distribution gaussienne : le poids des bébés à la naissance, les résultats obtenus par les élèves à l'école et l'âge auquel les athlètes prennent leur retraite sont autant d'événements apparemment aléatoires qui suivent parfaitement la distribution gaussienne ».

    On peut trouver des développements un peu plus longs au sujet de ces travaux dans un article de la célèbre revue Quanta Magazine. Il existe aussi une excellente interview de Michel Talagrand dans un article de La Gazette de la Société Mathématique de France.

    Le saviez-vous ?

    Le prix Abel a une longue histoire. Il aurait dû être décerné tous les cinq ans pour des travaux remarquables en mathématique pure et ce dès le début du XXe siècle. Le grand mathématicien Sophus Lie s’était beaucoup impliqué dans ce prix afin qu’il pallie la curieuse absence d’un prix Nobel de mathématiques. Il n'a cependant été décerné qu'à partir de 2002, par l’Académie des sciences norvégienne. Ce long retard s’explique par la séparation de la Suède et de la Norvège et surtout le décès de Lie.

    Le nom d’Abel lui-même fait référence aux travaux de Niels Henrik Abel, un mathématicien norvégien mort de tuberculose alors qu’il n’avait pas 27 ans. Ce brillant jeune homme avait réalisé des travaux importants en théorie des fonctions elliptiques et sa démonstration de l’impossibilité de résoudre par des racines les équations du cinquième degré inspira les travaux de Galois, le père de la théorie des groupes, décédé lui aussi très jeune.

      Un mathématicien atypique

      Michel Talagrand, né le 15 février 1952 à Béziers, a eu un parcours quelque peu singulier, bien que pas autant que celui de Grothendieck. Il perd l'usage de l'œilœil droit à 5 ans à cause d'un décollement de rétinerétine qui n'a pas été traité suffisamment rapidement. À 15, le problème qui est d'origine génétiquegénétique se reproduit avec l'œil gauche et s'il ne perd finalement pas la vue, il manque une bonne partie de l'année de sa seconde. Heureusement, son père, agrégé de mathématique et avec un poste de professeur en classes préparatoires au Lycée du Parc à Lyon venait tous les jours pendant ses séjours de six mois à l'hôpital pour lui parler et lui faire faire des mathématiques de façon abstraite alors que ses yeux étaient bandés comme il le raconte dans une autobiographie.

      On ne peut s'empêcher de penser à l’histoire du grand mathématicien russe Lev Pontriaguine (1908-1988) qui lui perdit complètement l'usage de ses yeux à 14 ans à la suite de l'explosion d'une bouteille de gaz. Il deviendra tout de même mathématicien grâce à l'aide de sa mère qui lui lit des livres de mathématiques. C'est d'autant plus spectaculaire que parmi ses plus importants travaux on trouve des résultats en topologie algébrique et différentielle des variétés, comme disent les mathématiciens dans leur jargon, c'est-à-dire des résultats portants sur des formes géométriques.

      Comme il aime à le raconter, Michel Talagrand a toujours eu des problèmes avec l'orthographe et c'est grâce à son père qu'il avait malgré tout intégré le Lycée du Parc qui selon ses termes l'a alors sauvé une première fois, une seconde fois alors qu'il risquait de perdre la vue et une troisième fois en lui permettant de ne pas redoubler en seconde. Il expliquera aussi dans une interview à La Gazette de la Société Mathématique de France « qu'en classe de Première je n'étais plus le même. J'étais devenu excellent en mathématiques et en physique. Pourquoi ? Il est difficile de répondre à cette question, peut-être s'agit-il d'une réaction de survie après un choc psychologique épouvantable et la terreur de ce à quoi je venais tout juste d'échapper ».

      Il ne fera finalement pas les classes préparatoires aux grandes écoles sur conseil de ses parents étant donné ses problèmes de santé. Il fera donc l'Université et sera ensuite engagé au CNRS. Son directeur de thèse n'était autre que Gustave Choquet, le mari de la mathématicienne et physicienne Yvonne Choquet-Bruhat.

      Une théorie mathématique pour l'économie et l'intelligence artificielle

      Si Michel Talagrand a commencé sa carrière de mathématicien avec des problèmes relevant de l'analyse fonctionnelle et qu'il s'est ensuite occupé de questions mathématiques concernant les processus stochastiques, il reçoit également le prix Abel pour la démonstration rigoureuse mathématiquement d'une formule concernant la thermodynamiquethermodynamique statistique des milieux magnétiques avec le nom ésotérique de verres de spins. Elle avait été découverte et dérivée auparavant en se basant sur des arguments relevant de l'intuition physique par le prix Nobel italien Giorgio Parisi.

      La théorie des verres de spin est cousine de la théorie des aimantsaimants classiques basée sur ce que l'on appelle le modèle d’Ising. Initialement, elle s'applique à des alliagesalliages métalliques dans lesquels des impuretés magnétiques dispersées au hasard peuvent être décrites comme des toupies magnétiques interagissant les unes avec les autres, mathématiquement équivalente à des particules en rotation douées d'un spin en mécanique quantiquemécanique quantique. Les modèles mathématiques des verres de spin ont des applications dans d'autres domaines que la physique du solidesolide, par exemple dans le domaine de la biologie, de l'économie et de l’intelligence artificielle avec les réseaux de neurones.

      Il existe une connexion profonde entre la théorie quantique des champs, la fameuse intégrale de chemin de Feynman et la mécanique statistique ainsi que la théorie du mouvement Brownien basées sur le calcul des probabilités et les processus stochastiques.

      On ne sera donc peut-être pas surpris par le fait que Michel Talagrand a écrit un impressionnant traité sur la théorie quantique des champs pour les mathématiciens.