Comme le prix Nobel de physique Roger Penrose, également mathématicien, le lauréat de la médaille Fields de mathématique Alain Connes, un des plus grands mathématiciens de notre temps, utilise des théories géométriques avancées pour explorer les lois physiques fondamentales de la Nature. Futura a eu l'occasion de l'interviewer avec aussi Abhay Ashtekar et Jean-Pierre Luminet lors d'un symposium organisé par la Fondation Archimedes.SIE, en octobre 2022 à Saint-Raphaël.
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Voici une vidéo montrant l'intervention d'Alain Connes lors du symposium Oser les sciences avec Abhay Ashtekar. Roger Penrose, Jean-Pierre Luminet, Joseph Kouneiher et Jean-Jacques Szczerciniarz sont aussi intervenus lors de ce symposium. © Futura, Archimedes-S.I.I.E.
Alain Connes, mathématicien et physicien théoricien dans la lignée de Laplace et Poincaré, est lauréat de la médaille Fields en mathématique, une distinction que l'on présente souvent comme l'équivalent de ce que serait un prix Nobel de mathématique.
Elle lui a été attribuée pour des travaux que le site de l'International Mathematical Union (qui décerne les médailles Fields) mentionne en ces termes, sa « contribution à la théorie des algèbres d'opérateurs, en particulier à la classification générale au théorème de structure des facteurs de type III, la classification des automorphismes du facteur hyperfini, la classification des facteurs injectifs et les applications de la théorie des C*-algèbres aux feuilletages et à la géométrie différentielle en général ».
Il est également lauréat du prix Crafoord (2001) et de la médaille d'or du CNRS (2004), Professeur émérite au Collège de France et à l'Institut des hautes études scientifiques où a travaillé le légendaire Alexandre Grothendieck, lauréat comme lui de la médaille Fields.
Il est probablement plus connu du grand public cultivé en mathématique et en physique théorique pour sa découverte d'une nouvelle forme de géométrie, inspirée par les lois de la mécanique quantique et ses travaux sur les algèbres d'opérateur, et que l'on appelle la géométrie non commutative. Cette géométrie l'a conduit à suivre les pas d'Einstein et de Heisenberg à la recherche d'une théorie unifiée des forces et des particules fondamentales de la Nature.
Mais le grand public français l'a probablement découvert avec le livre qu'il avait écrit avec le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, intitulé Matière à penser, et qui explorait notamment des questions millénaires : Quels sont les rapports entre les mathématiques et le réel ? Découvrons-nous ou inventons-nous les mathématiques ? Plus récemment, ce même grand public a pu lire de lui deux romans co-écrits avec Danye Chéreau et Jacques Dixmier : Le Théâtre quantique et Le Spectre d’Atacama. Dans Le Théâtre quantique il est fait mention du phénomène d'intrication quantique, phénomène qui a été dans l'actualité du mois d'octobre 2022 puisqu'il a valu au Français Alain Aspect le prix Nobel de physique.
Lors d'une série d'interviews avec aussi Abhay Ashtekar et Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet, nous avons eu la chance de poser plusieurs questions à Alain Connes sur ses travaux concernant aussi bien son exploration du monde mathématique que celle du monde physique.
Les réponses qu'il nous a données sont un point de départpoint de départ pour explorer plus en avant les perspectives ouvertes par ses travaux dans trois articles que nous avions consacrés à la géométrie non commutative et ses implications pour la physique des particules élémentairesphysique des particules élémentaires et la gravitation quantiquegravitation quantique.
Futura avait écrit ces articles avec l'aide du physicienphysicien et mathématicienmathématicien Pierre Martinetti :
- Géométrie non commutative et physique (1/3) : dans les pas d'Einstein ;
- Géométrie non commutative et physique (2/3) : dans les pas d'Heisenberg ;
- Géométrie non commutative et physique selon Alain Connes (3/3).
Dans l'interview d'Alain Connes réalisée par Futura, nous lui avions posé les questions suivantes auxquelles il a répondu dans la vidéo d'introduction de cet article.
1. La géométrie d'EuclideEuclide à Descartes fait usage d'opérations dont on dit qu'elles commutent, ce qui signifie concrètement que l'ordre ne compte pas lorsque l'on fait l'addition ou le produit de deux nombres pour calculer des longueurs, des surfaces ou encore des angles. Mais la mécanique quantique de Heisenberg décrivant notamment le monde des atomesatomes en interaction avec la lumièrelumière fait usage en quelque sorte de nombres nouveaux dont le produit ne commute pas forcément.
Vous avez utilisé ce fait pour découvrir une nouvelle géométrie tout naturellement appelée géométrie non commutative. Pour le profane, cela peut sembler très obscur mais n'existe-t-il pas des situations de la vie de tous les jours où l'on peut saisir intuitivement et concrètement qu'une certaine forme de non-commutativité intervient ?
2. EinsteinEinstein a cherché à la fin de sa vie à généraliser sa théorie relativiste de la gravitation pour unifier la force électromagnétique avec la force de gravitationforce de gravitation, en utilisant notamment des théories géométriques nouvelles. Mais le XXe siècle a abondamment démontré que le monde était fondamentalement quantique. Est-il donc possible d'imaginer unifier la physique en utilisant une géométrie non commutative justement inspirée du monde quantique ?
3. Quelles sont les prédictions d'une telle théorie que l'on peut espérer tester, par exemple avec des accélérateurs de particules, via le boson de Higgsboson de Higgs ?
4. On ne peut pas décider a priori de quoi est capable la connaissance humaine, on ne peut avoir que des théories à son sujet plus ou moins confortées par l'expérience. Pensez-vous que l'histoire des mathématiques et de la physique au cours du XXe siècle a fortement fourni des faits permettant de penser que la théorie à ce sujet la plus raisonnable est bien que nous n'inventons pas les mathématiques et que, jusqu'à un certain point, le monde physique est construit à partir de formes mathématiques comme le pensait Platon ?
Pour finir, quelques réflexions et indications de chemins à explorer pour ceux qui voudraient aller plus loin en disposant déjà d'un certain bagage en mathématique et physique.
Une axiomatisation algébrique de la théorie quantique des champs, de von Neuman à Haag
Dans son célèbre ouvrage Récoltes et semailles. Réflexions et témoignages sur un passé de mathématicien (chapitre 2, § 7, note 20), Alexandre Grothendieck fait référence aux « somnambules » d'Arthur Koestler, ces chercheurs qui tombent sur des découvertes fondamentales en science sans savoir vraiment comment, ni sans prendre vraiment conscience de toute la signification de ce qu'ils ont découvert en marchant comme un somnambule guidé inconsciemment par un contact avec le monde des idées de Platon.
C'est incontestablement ce qui est arrivé en 1925 à Werner HeisenbergWerner Heisenberg alors qu'il était sur l'île de Helgoland (voir à ce sujet l’interview de Carlo Rovelli pour Futura)) et qu'il est tombé sur une formulation algébrique des équationséquations fondamentales de la mécanique quantique. C'était une formulation alternative à celle qui allait bientôt émerger des travaux de Erwin SchrödingerErwin Schrödinger sur les ondes de matièrematière de Louis de BroglieLouis de Broglie, formulation beaucoup plus intuitive et basée sur la théorie des équations aux dérivées partielles de la physique mathématique classique exposée avec maestria à ce moment-là, et toute prête à l'emploi, dans deux célèbres volumesvolumes d'un traité dont la rédaction avait été menée sous la direction de Richard Courant et David Hilbert.
Les deux formulations sont équivalentes pour bien des problèmes simples de mécanique quantique rencontrés en physique atomique et moléculaire, mais parfois plus vraiment en théorie quantique des champs de particules élémentaires où certaines questions sont plus rigoureusement abordées d'un point de vue purement algébrique et sans référence à des images issues de la physique classique.
Des questions mathématiques se posaient dans les deux formulations et un traitement plus profond était nécessaire, ce qui a conduit le grand mathématicien von Neumann à mobiliser des outils que l'on devait à l'école allemande des mathématiques autour de Hilbert, mais aussi de l'école polonaise autour de Stefan BanachStefan Banach, à savoir l'algèbre moderne à la van der Waerden, la théorie des espaces de Hilbert et des opérateurs linéaires en analyse fonctionnelle qui vont avec. Il en résulta le mythique traité de von Neumann sur les fondements mathématiques de la mécanique quantique, mais aussi des articles de von Neumann sur les algèbres d'opérateurs qui influenceront la création de ce que l'on appelle la théorie algébrique des champs quantiques à laquelle plusieurs noms seront associés comme, par exemple, ceux de Irving Segal et Rudolf Haag.
D'une certaine façon, von Neumann avait cherché à faire un travail d'axiomatisation et une mise en forme rigoureuse d'une sorte de nouveau calcul pour la physique quantiquephysique quantique qui représenterait un bond aussi considérable que l'avait été la découverte du calcul infinitésimal par NewtonNewton et Leibnitz, calcul dont une formulation plus rigoureuse n'avait été trouvée qu'au XIXe siècle avec notamment les travaux de Weierstrass. C'est ainsi que von Neumann a fait la découverte des algèbres portant son nom et qu’Alain Connes va en tirer ensuite sa théorie de la géométrie non commutative.