Cette dernière partie de notre entretien avec Max Tegmark reste consacrée aux multivers mais il est aussi question des rapports entre la mécanique quantique et la conscience, ainsi que des dangers, et des espoirs, qui découleraient de la création d'une intelligence artificielle, par exemple avec des ordinateurs quantiques. Pour tenter de parer à ces dangers, le cosmologiste a créé le Future of life Institute (FLI) qui compte des personnalités aussi célèbres que Stephen Hawking ou le prix Nobel Frank Wilczek.

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    Nous concluons notre exploration des multivers de Max Tegmark avec la dernière partie de l'entretien qu'il a accordé à Futura-Sciences à l'occasion de la sortie en France de son livre Notre univers mathématique, en quête de la nature ultime du réel.

    Pour ceux qui voudraient se rafraîchir la mémoire avant de découvrir la suite des réponses de Max Tegmark aux questions que nous lui avons posé, n'hésitez pas à consulter les articles qui ont servi de préambule à cette interview.


    En 1977, une célèbre vidéo baptisée Les puissances de 10 mettait en perspective l'infiniment grand et l'infiniment petit. Une nouvelle version encore plus spectaculaire a été réalisée en 1997. Elle permet de se faire une idée plus juste de l'univers dans lequel nous vivons et donne le vertige lorsque l'on réalise qu'il peut être lui-même partie de multivers encore plus grands et étranges. © AureliusQ, YouTube

    Futura-Sciences : Dans un multivers infini de niveau I, il doit exister quelque part dans l'espace au-delà de notre horizon cosmologique d'autres exemplaires de notre univers observable avec une copie de la Terre, mais sur laquelle l’histoire s’est déroulée de façon légèrement différente. En fait, on devrait même être en mesure de trouver un nombre infini de planètes comme la Terre avec toutes les variantes possibles des événements qui pourraient avoir eu lieu dans l'histoire de notre planète. Cela vous a conduit à vous demander, avec Anthony Aguirre, s’il n'était pas possible d'identifier le multivers de niveau I avec le multivers de niveau III. Vous avez publié un article sur arxiv en 2010 examinant de plus près cette hypothèse. Raphael Bousso et Leonard Susskind vous ont emboîté le pas un an plus tard.

    Pensez-vous que, dans les années à venir, comme cela s'est passé avec MWI, il y aura de plus en plus de gens qui seront convaincus que la distinction entre des multivers de niveau I et de niveau III n’a pas lieu d’être ?

    Max Tegmark : Je pense que cela va probablement être le cas. Toutefois, et bien qu'il existe des indices d'une possible unification comme je l'explique dans mon livre, il nous reste encore bien des questions à résoudre avant de vraiment savoir s'il s'agit vraiment d'un seul et même multivers. La controverse du pare-feu avec la physique des trous noirs, par exemple, est une illustration du fait que nous ne disposons pas encore d'une bonne compréhension de la gravitation quantiquegravitation quantique. Elle nous est nécessaire pour espérer vraiment trancher la question.

    Futura-Sciences : La théorie de la relativité générale et la prédiction de l'existence de l'antimatière sont profondément enracinées dans les mathématiques pures, à savoir la géométrie de Riemann des espaces courbes à n dimensions et les spineurs que Paul Dirac a été conduit à introduire pour construire sa théorie quantique des électrons dans l’espace-temps. Ce ne sont pas des régularités dans le monde physique que les cerveaux des êtres vivants ont pu expérimenter et dû apprendre à maîtriser pour survivre au cours de l’évolution. Ces découvertes semblent prouver que nous ne pouvons pas avoir inventé ces structures mathématiques, ou en avoir hérité de nos prédécesseurs dans le passé de la biosphère. En effet, notre intuition ordinaire issue de notre confrontation avec les objets de la vie de tous les jours échoue dans le monde quantique et relativiste, mais pas nos théories mathématiques, bien au contraire.

    Il semble donc difficile d'échapper à la conclusion que la physique théorique au cours du XXe siècle a prouvé que Pythagore et Platon avaient raison. Ou du moins que leurs théories sur la nature de la connaissance humaine ont fait des prédictions falsifiables qui, pour le moment, ont été corroborées au sens de Popper, contrairement à d’autres explications avancées.

    Max Tegmark : Oui, je suis absolument d'accord avec ça.

    Futura-Sciences : Toutefois, vous allez encore plus loin que Platon en affirmant que tout dans notre univers est en fait une structure mathématique. Cette hypothèse est pour vous tout aussi falsifiable car il se pourrait que les développements futurs de la science nous conduisent à découvrir que certains phénomènes ne peuvent absolument pas être réduits à de pures structures mathématiques.

    Max Tegmark : Exact. L'une des grandes énigmes qui n'a pas encore trouvé de solution scientifique concerne le phénomène de la conscience. Le philosophe David Chalmers avait appelé problème difficile de la conscience (Hard problem of consciousness)), le problème de l'explication du fait que nous avons des expériences phénoménales qualitatives. Il se pourrait qu'il soit finalement rebelle à toute explication qui ne ferait appel qu'à des structures mathématiques. C'est un exemple d'un des obstacles insurmontables que nous pourrions rencontrer et qui réfuterait mon hypothèse d'un univers mathématique.

    Né en 1951, le physicien d'origine polonaise Wojciech Zurzek est l'auteur d'important travaux sur la théorie de l'information quantique. On lui doit la théorie de la décohérence et une démonstration du fameux théorème d'impossibilité du clonage quantique. © Université de Waterloo

    Né en 1951, le physicien d'origine polonaise Wojciech Zurzek est l'auteur d'important travaux sur la théorie de l'information quantique. On lui doit la théorie de la décohérence et une démonstration du fameux théorème d'impossibilité du clonage quantique. © Université de Waterloo

    Futura-Sciences : Vous étiez encore un étudiant en master à l’université de Berkeley en 1991 quand vous avez redécouvert, indépendamment de Wojciech Zurek et Hans Dieter Zeh, la théorie de la décohérence, laquelle permet de résoudre l’énigme du paradoxe du chat de Schrödinger.

    Quelle a été votre réaction quand les résultats des expériences réalisées par David Wineland, Serge Haroche et leurs collaborateurs ont été publiés en 1996 ?

    Max Tegmark : J'ai trouvé ces expériences absolument spectaculaires et pas seulement parce qu'elles ont permis de vérifier la théorie de la décohérence. Le prix de Nobel de physique qui été attribué à Serge Haroche et David Wineland récompense tout autant la réalisation de ces expériences que les techniques de manipulations des systèmes quantiques individuels qu'ils ont dû mettre au point pour y parvenir. C'est assez incroyable de voir tout le chemin qui a été accompli en moins d'un siècle. On est passé d'une époque où l'existence des atomes et des quanta de lumière était mise à doute à la maîtrise individuelle de ces objets. Les implications des travaux de Wineland et Haroche sont donc importantes non seulement d'un point de vue théorique mais aussi parce qu'elles ouvrent de grandes perspectives en nanotechnologie.

    Futura-Sciences : Beaucoup de physiciens semblent penser que l’obstacle de la décohérence est probablement insurmontable et que nous n’arriverons jamais à construire des ordinateurs quantiques suffisamment performants pour rivaliser avec des ordinateurs classiques, voire les surpasser.

    Quel est votre avis à ce sujet ?

    Max Tegmark : J'ai discuté de ces questions récemment avec des collègues. Nous sommes plusieurs à penser que de tels ordinateursordinateurs ne verront probablement pas le jour avant les années 2050.

    Futura-Sciences : En 1999 vous avez écrit un article dans lequel, calculs à l’appui, vous mettiez sérieusement en doute l’hypothèse avancée par Roger Penrose et Stuart Hameroff sur le rôle de la cohérence quantique dans le fonctionnement du cerveau humain et surtout l’apparition de la conscience. Depuis quelques années cependant, il semble que l’on commence à trouver des indices de l’existence d’états quantiques cohérents en biologie, par exemple avec la photosynthèse. Cela tend à donner plus de poids aux idées avancées aussi par d’autres chercheurs comme Paul Davies qui se demandent si l’évolution n’aurait pas trouvé le moyen d’exploiter malgré tout la cohérence quantique en biologie.

    Pensez-vous toujours, en désaccord avec Penrose et Hameroff, que la mécanique quantique n’intervient pas directement dans l’apparition de la conscience ?

    Max Tegmark : Je pense que des phénomènes quantiques peuvent effectivement jouer un rôle en biologie. Ce serait bien sûr merveilleux de se dire que le cerveaucerveau est une sorte d'ordinateur quantiqueordinateur quantique mais je continue à penser que ce n'est pas le cas. Dans nos laboratoires, il faut des conditions vraiment extrêmes, des systèmes refroidis à de très basses températures et des vides poussés, pour pouvoir faire des calculs quantiques et éviter que les perturbations de l'environnement ne détruisent la cohérence quantique nécessaire pour les mener à bien. Les conditions régnant dans notre cerveau ne ressemblent vraiment pas à ça. Nos neuronesneurones sont bien trop chauds. Il semble que certaines personnes soient malgré tout convaincues qu'il y a un lien entre la mécanique quantiquemécanique quantique et la conscience uniquement parce qu'elles nous semblent également mystérieuses.

    Co-auteur de la première théorie sur la fission nucléaire et pionnier de la théorie des trous noirs et des étoiles à neutrons, John Wheeler était aussi un enseignant hors pair et le mentor de toute une génération de physiciens. Il fut le directeur de thèse de Feynman, à qui il inspira l’idée de considérer les positrons comme des électrons remontant dans le temps. Il aura aussi comme élève Hugh Everret, le théoricien ayant introduit l’interprétation déterministe de la mécanique quantique que Wheeler baptisera d’un nom qui fera fortune : la théorie des mondes multiples. De gauche à droite à côté de lui, les bustes d'Einstein et de Bohr, les maîtres à penser de John Wheeler. © <em>Texas A&amp;M University</em>

    Co-auteur de la première théorie sur la fission nucléaire et pionnier de la théorie des trous noirs et des étoiles à neutrons, John Wheeler était aussi un enseignant hors pair et le mentor de toute une génération de physiciens. Il fut le directeur de thèse de Feynman, à qui il inspira l’idée de considérer les positrons comme des électrons remontant dans le temps. Il aura aussi comme élève Hugh Everret, le théoricien ayant introduit l’interprétation déterministe de la mécanique quantique que Wheeler baptisera d’un nom qui fera fortune : la théorie des mondes multiples. De gauche à droite à côté de lui, les bustes d'Einstein et de Bohr, les maîtres à penser de John Wheeler. © Texas A&M University

    Futura-Sciences : Récemment, vous avez déposé sur arxiv un article intitulé Consciousness as a State of Matter (La conscience comme un état de la matière). Votre thèse est que la conscience émerge simplement de certains processus de traitement de l’information lorsqu’ils sont suffisamment complexes. De la même façon que l’état solide ne diffère de l’état liquide ou gazeux que du point de vue de l’organisation des atomes, il en irait de même pour les rapports entre ce que nous appelons matière et esprit. Avec les mathématiques, vous faites jouer un rôle central à la notion d’information pour expliquer la nature ultime du réel. En 2001, vous avez publié un article sur le centenaire de la physique quantique avec le grand physicien John Wheeler. On lui doit une célèbre déclaration qui va dans le même sens que l’idée que vous défendez : « every physical quantity derives its ultimate significance from bits, binary yes-or-no indications, a conclusion which we epitomize in the phrase, it from bit » (chaque grandeur physique tire sa signification ultime de bits d’information, que l’on peut réduire à des quantités binaires oui-non, une conclusion que nous résumons par l’expression it (ce qui existe) à partir de l’information (bit)).

    Wheeler a été le mentor de Richard Feynman, Hugh Everret, Kip Thorne et Jacob Benkenstein. Quel rôle a-t-il eu pour vous ?

    Max Tegmark : Il a été une grande source d'inspiration et surtout il m'a encouragé à poursuivre mes propres idées même si elles pouvaient paraître folles aux yeuxyeux de mes collègues. C'est très important quand vous êtes un jeune chercheur de bénéficier du soutien d'un tel géant de la physique. Je pense effectivement comme lui que la théorie de l'information doit être la clé de la physique la plus fondamentale. Ainsi, il n'y aurait pas besoin de supposer l'existence d'un ingrédient encore inconnu pour expliquer la nature de la conscience.

    Futura-Sciences : Le Machine Intelligence Research Institute (anciennement Singularity Institute for Artificial Intelligence) organise des conférences autour du thème de la singularité technologique dont l’un des gourous est Ray Kurzweil. Vous avez donné l’une d’elles lors du Singularity Summit 2011. Plus récemment, avec Steven Hawking, le lauréat du prix Nobel et professeur de physique au MIT Frank Wilczek et Stuart Russell, professeur d'informatique à Berkeley connu pour ses contributions à l'intelligence artificielle, vous avez écrit un article publié dans le Huffington Post à l’occasion de la sortie du film Transcendance qui reprend bon nombre des idées associées à la singularité technologique.

    Selon vous, on ne prend pas assez au sérieux les risques que font peser le développement de l’intelligence artificielle. Doit-on en conclure que vous, Hawking, Russel, Wilczek croyez en les thèses avancées par Ray Kurzweil et Eliezer S. Yudkowsky ?

    Max Tegmark : Il n'est pas question de croyance... En tant que scientifiques nous cherchons seulement à évaluer les risques et les avantages de l'apparition d'une IA dépassant les capacités du cerveau humain. Que va-t-il arriver d'ici, par exemple, quelques dizaines d'années ? Franchement, à mon avis, nous n'en savons rien, au fond. Mais il est important que nous y pensions soigneusement dès maintenant afin de limiter le plus possible les risques que nous prenons en créant une intelligence artificielleintelligence artificielle qui pourrait se retourner contre nous. D'un autre côté, tous les aspects positifs de notre civilisation sont liés à notre intelligence et on peut penser que la création d'une IA plus intelligente que l'Homme entraînera d'immenses bienfaits pour l'humanité comme la suppression des maladies et de la pauvreté. Je fais partie de ceux qui sont optimistes en ce qui concerne la technologie.

    Le FLI est composé de membres prestigieux comme les prix Nobel de physique Saul Perlmutter et Frank Wilczek, l'inventeur de Skype, Jaan Tallinn, ou encore le généticien George Church, pionnier de la génomique et de la biologie synthétique. © 2014 <em>The Future of Life Institute</em>

    Le FLI est composé de membres prestigieux comme les prix Nobel de physique Saul Perlmutter et Frank Wilczek, l'inventeur de Skype, Jaan Tallinn, ou encore le généticien George Church, pionnier de la génomique et de la biologie synthétique. © 2014 The Future of Life Institute

    Futura-Sciences : Il y a plus de 30 ans le mathématicien et cosmologiste Frank Tipler a affirmé que l’humanité était probablement seule dans la Voie lactée. Il était parvenu à cette conclusion en développant de façon originale le raisonnement conduisant au paradoxe de Fermi. Pour lui, une civilisation technologique avancée finit par être en mesure de construire ce qu’il appelle une sonde de Von Neumann. Il s’agit d’une IA capable de fabriquer des copies d’elle-même en voyageant entre les étoiles. Même si l’on admet que la technologie ne pourra jamais permettre d’utiliser la propulsion Alcubierre ou des trous de vers traversables, en voyageant d’étoiles en étoiles à des vitesses comparables à celles que l’on peut atteindre aujourd’hui et en se multipliant, de telles sondes pourraient coloniser la Galaxie entière en moins de 300 millions d’années selon ses calculs. Notre Voie lactée étant ancienne et contenant un grand nombre d’exoplanètes, on ne peut échapper à la conclusion que la Terre aurait dû faire partie d’un empire galactique depuis très longtemps, avant même l’apparition de l’Homme, sauf si, pour une raison ou pour une autre, la naissance et le développement des civilisations technologiques sont des phénomènes très rares.

    Êtes-vous d’accord avec Tipler ?

    Max Tegmark : Oui, et je vais même encore plus loin que lui. Dans le dernier chapitre de mon livre que je consacre à l'avenir de notre univers, de la vie et de notre civilisation j'ai donné des arguments qui me laissent penser que non seulement nous sommes seuls dans notre GalaxieGalaxie mais aussi probablement dans tout l'univers observable. En tant que cosmologiste, je suis naturellement conduit à réfléchir sur des échelles de temps et d'espace très grandes et pas à me focaliser sur le court terme comme nous le faisons encore beaucoup trop souvent. Je crois que l'humanité a un énorme potentiel de développement et qu'un futur brillant nous attend. Mais si nous sommes vraiment uniques dans l'univers observable, ce serait vraiment une honte et une tragédie si nous ne faisions pas tout pour éviter de disparaître.

    Je ne suis pas le seul dans la communauté scientifique à être préoccupé par le futur de l'humanité et les divers risques qui pèsent sur elle, environnementaux ou technologiques. C'est pourquoi nous avons décidé de créer le FLI (Future of Life Institute) dans un esprit similaire à celui du Foundational Questions Institute. Il possède un site Web ainsi qu'une page FacebookFacebook où vous pouvez nous rejoindre.