C'est fait. Le lanceur Ariane 5 a volé pour une dernière fois et entre dans l'histoire après une formidable aventure de plus de 30 ans et 117 missions au compteur. La période qui s'ouvre avec Ariane 6, dont la mise en service se fait attendre, s'annonce intéressante mais avec aussi quelques incertitudes. Décryptage.


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    Avec ce dernier lancement réussi Ariane 5Ariane 5, le lanceur européen qui aura révolutionné le marché du lancement de satellites ouvert à la concurrence entre dans l'histoire. Il laisse sa place à Ariane 6Ariane 6, dont la mise en service se fait attendre. Et ce n'est pas la seule interrogation au sujet de ce futur lanceur de sorte que l'on peut se demander si l'Europe a raté l'après-Ariane 5.

    À cette question, on répondra oui, conscients que notre avis n'est évidemment pas partagé par tous. Pour comprendre notre point de vue, il faut savoir que depuis ce dernier vol d'Ariane 5, l'Europe n'a plus de capacité de lancement autonome, mise à mal par les retards d'Ariane 6, le retrait trop précoce d'Ariane 5, la fin de l'utilisation du SoyouzSoyouz depuis Kourou ainsi que les problèmes de fiabilité de VegaVega perturbant un peu plus les missions institutionnelles.

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    Un lanceur très en retard sur son planning initial

    En effet, initialement prévu en juillet 2020, le premier vol d'Ariane 6 est attendu vers la fin de l'année. Certains l'envisagent même en 2024, ce qui laisse à penser que le régime de croisière d'Ariane 6, avec de 11 à 12 lancements par an, n'est pas envisageable avant 2027 ! Un retard de développement qui n'a rien d'étonnant et d'ailleurs ne nous poserait pas plus de problème que cela si l'Europe pouvait compter sur d'autres moyens pour accéder à l'espace. Ce retard est d'autant plus regrettable que l'Europe a commis la même erreur entre Ariane 5 G et Ariane 5 ECA avec une situation délicate entre 2002 et 2005 : plus d'Ariane 4, des lignes de production Vulcain 1 ou étage Ariane G démantelées....

    Techniquement, si Ariane 6 volera et volera même bien, il n'est pas déraisonnable d'écrire que ce lanceur ne sera pas suffisamment compétitif par rapport aux lanceurs Falcon de SpaceXSpaceX qui dominent le marché, comme Ariane 5 dans ses plus belles années ! Mais, et on va le voir, Ariane 6 a moins vocation à être un lanceur commercial que souverain.

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    Le choix d’un lanceur jetable

    Pour comprendre notre point de vue, il faut se rappeler que lorsqu'en 2014 l'Agence spatiale européenneAgence spatiale européenne (ESA) décide de lancer le développement d'Ariane 6, ses dirigeants font une très mauvaise analyse de l'arrivée de SpaceX sur le marché du lancement et ses conséquences pour ArianespaceArianespace. À l'époque, Elon MuskElon Musk prévient qu'il a la volonté de bouleverser le marché bien établi du lancement de satellites avec ses lanceurs partiellement réutilisables. Or, techniquement, les dirigeants européens ne croient pas que le Falcon 9 s'imposera sur les marchés commerciaux et sont même convaincus que la réutilisabilité est une impasse économique. On connaît la suite. Il faut savoir qu'en 2013 des spécialistes français des lanceurs ont prévenu l'ESA que les orientations technologiques de SpaceX dans la réutilisabilité étaient robustes et qu'elles déboucheraient sur un lanceur performant et d'un très grand attrait économique. Et ce, grâce à son étage principal réutilisable, une organisation industrielle inédite dans l'industrie des lanceurs et des contrats publics et privés nombreux.

    Résultat, pour le développement d'Ariane 6, l'ESA et ArianeGroup font le choix prudent du recours à des technologies maîtrisées par rapport à celui de la rupture technologique du réutilisable, à laquelle ils ne croyaient pas en 2014. Ils n'ont donc pas souhaité retenir le concept que proposait le Cnes d'une Ariane Next avec une propulsion LOX-Méthane partiellement réutilisable. Ce concept aurait nécessité une quinzaine d'années de développement, ce qui aurait impliqué de prolonger Ariane 5 le temps nécessaire à ce développement long.

    Ariane 6 sur son pas de tir d'ELA 4 pour ses essais combinés (juin 2023). © ESA-Cnes-Arianespace-ArianeGroup-Service Optique video CSG
    Ariane 6 sur son pas de tir d'ELA 4 pour ses essais combinés (juin 2023). © ESA-Cnes-Arianespace-ArianeGroup-Service Optique video CSG

    Un lanceur aux performances économiques à améliorer dès les premiers vols

    Cela dit, pour comprendre la décision de l'ESA et d'ArianeGroup, il faut reconnaître que le raisonnement était qu'avec cette Ariane 6, l'objectif était de gagner 40 % en coût de lancement « facilement » en six ans, par rapport à Ariane 5 et tout en conservant la même qualité de service, plutôt qu'investir pendant 10 à 15 ans pour gagner de 50 à 60 %. Et ce, au prix d'un sacrifice du consensus européen autour d'Ariane : à un moment, il n'y a pas de solution magique, pour améliorer les coûts, il faut moins de sites industriels, simplifier et rationaliser (moins de types de moteur, moins de sites d'essai, une seule usine pour l'assemblage...).

    D'où ce choix conservateur en matière de technologie et donc d'un lanceur « cost driven », plutôt qu'un lanceur de rupture, tel que l'a été Ariane 5 lors de sa mise en service en juin 1996 (techno driven). Sauf que cet objectif économique ne sera pas atteint.

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    Près de 10 ans plus tard, alors que le premier vol d'Ariane 6 est prévu pour fin 2023-début 2024, on peut certes regretter des retards dans le développement du lanceur mais admettre qu'au final ce lanceur ne devrait pas être si loin de l'objectif économique. C'est une bonne surprise à laquelle on ne s'attendait pas vraiment, d'autant plus que vol après vol, la performance économique d'Ariane 6 sera améliorée et mieux maîtrisée.

    Aux conditions économiques de 2014, l'objectif de prix fixé d'une Ariane 64 était de 115 millions d'euros pour un objectif de coût de 90,6 millions d'euros, et l'objectif de prix d'une Ariane 62 de 70 millions d'euros, pour un coût de 73,6 millions d'euros avec la possibilité de compenser des pertes sur les missions Ariane 62 grâce aux gains réalisés sur Ariane 64. Ariane 6 sera effectivement plus compétitive qu'Ariane 5, dont chaque lancement dépassait les 120 millions d'euros, mais ne pourra pas rivaliser avec SpaceX qui facture ses lanceurs moitié moins cher que les coûts prévus d'une Ariane 6 !

    Un lanceur moins commercial que souverain

    Économiquement, Ariane 6 ne peut pas concurrencer le Falcon 9 de SpaceX dont le prix de revient est estimé à seulement 20 à 40 millions de dollars. Certes, Ariane 6 trouvera son public, comme on dit. D'une part, parce que la préférence européenne contraindra les États européens à l'utiliser pour lancer leurs satellites institutionnels (n'en déplaise aux Allemands) et d'autre part, les marchés, quels qu'ils soient, n'aiment pas les monopoles. Or, avec la Russie sortie du marché pour les raisons que l'on sait, la Chine barrée par les règles ITAR qui l'empêchent de lancer des satellites utilisant certains composants américains sous le régime de la réglementation américaine, et enfin l'Inde et le Japon dont les lanceurs ont une capacité d'emport limitée et n'ont pas un rythme de lancement suffisant pour devenir une alternative fiable, les lanceurs Falcon de SpaceX sont pour l'instant sans concurrent ! Les opérateurs de satellites attendent l'arrivée d'Ariane 6, moins pour ses performances économiques que pour désengorger le marché, mais également deux nouveaux lanceurs américains : le Vulcan d’ULA et le New Glenn de Blue Origin.

    Malgré un coût moindre par rapport à Ariane 5, une capacité de rallumage de son étage supérieur et la modularité que n'avait pas Ariane 5, Ariane 6 doit être vue moins comme un lanceur commercial que souverain, c'est-à-dire qu'il a pour principale vocation à garantir l'autonomieautonomie de l'accès à l'espace de l'Europe.

     

    Ariane 62 et Ariane 64, les deux versions d'Ariane 6. La première est équipée de deux boosters avec la capacité d’emporter 4,5 tonnes de charge utile sur une orbite de transfert géostationnaire (GTO), et 7 tonnes en orbite héliosynchrone (SSO). La seconde a quatre boosters avec une capacité jusqu'à près de 13 tonnes en orbite GTO. © ESA, D. Ducros
    Ariane 62 et Ariane 64, les deux versions d'Ariane 6. La première est équipée de deux boosters avec la capacité d’emporter 4,5 tonnes de charge utile sur une orbite de transfert géostationnaire (GTO), et 7 tonnes en orbite héliosynchrone (SSO). La seconde a quatre boosters avec une capacité jusqu'à près de 13 tonnes en orbite GTO. © ESA, D. Ducros

    Un lanceur à la carrière bien plus courte que celle d’Ariane 5

    Si Ariane 6 ne rééditera évidemment par l'exceptionnelle carrière d'Ariane 5 et ses 117 missions, dont deux échecs et trois échecs partiels, ce futur lanceur a été judicieusement pensé pour s'adapter aux évolutions du marché. Dès le départ de son développement, un effort important a été fait pour permettre une grande flexibilité sur les capacités d'Ariane 6 avec d'une part, l'étage supérieur Vinci réallumable et d'autre part, l'APU, un système auxiliaire malin qui peut remplir plusieurs fonctions, dont celle de propulsion d'appoint. La validation de cette diversité de missions est même une grande partie de la complexité du développement du lanceur. Cette flexibilité voulue est moins une anticipation savante qu'une nécessité pour certaines missions institutionnelles (GalileoGalileo par exemple). Il se trouve que cette capacité permet aussi d'être très pertinent sur les nouveaux marchés, et c'est un avantage fondamental dans le contrat Kuiper par exemple.

    En tout cas, c'est bien plus réussi qu'Ariane 5 de ce point de vue-là dont l'axe de développement était principalement orienté sur le GTO. Les autres missions étaient traitées au cas pas cas, comme avec Envisat sur une orbite héliosynchronehéliosynchrone (SSO), Herschel-Planck et James Webb au point L2 ou encore les missions du cargo ATV à destination de la Station spatiale internationale (ISS).

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    Si Ariane 5 a fonctionné pendant plus de 30 ans, la duréedurée de vie d'Ariane 6 devrait être de plus ou moins 15 ans, la moitié de la vie d'Ariane 5, avant de voir arriver une version profondément améliorée, voire un nouveau lanceur avec de nouvelles technologiques, par exemple un moteur à propulsion LOXLOX-Méthane partiellement réutilisable avec un Smart Upper Stage, et donc forcément, un nouvel Ensemble de lancement... Sauf que cela coûtera plusieurs milliards que l'ESA aura bien du mal à trouver. Quant aux États européens, ils seront moins enclins à mettre de nouveau la main à la poche, et d'ailleurs, aujourd'hui, il n'y a pas de consensus pour préparer l'avenir d'Ariane 6 avec un lanceur de cette gamme.

    À cela s'ajoute qu'il y a un risque qu'Ariane 6 soit plus ou moins subventionnée tout au long de sa carrière, comme cela a été le cas avec Ariane 5. Dans ce contexte d'incertitudes, l'Europe pourrait, pour succéder à Ariane 6, se tourner vers une flottille de lanceurs développés sur des financements privés, tels ceux préparés par ISAR Aerospace ou MaiaSpace, par exemple. Souhaitons simplement que l'ESA ne renouvelle pas les mêmes erreurs faites avec Ariane 5 et Ariane 6, et soigne la transition et le recouvrement entre Ariane 6 et la génération des lanceurs qui lui succéderont, qu'ils soient petits ou grands.