Pourquoi l'Univers comporte-t-il davantage de matière que d’anti-matière ? Pourquoi le muon est-il plus massif que l’électron et le quark top plus massif que le muon ? Un groupe de physiciens pense avoir découvert une connexion purement mathématique entre ces questions. Elle leur permettrait de retrouver des valeurs expérimentalement établies concernant la violation CP dans le modèle standard.

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    De haut en bas et de gauche à droite Gary Gibbons, Steffen Gielen, Chris Pope, Neil Turok Crédit : Perimeter Institute

    De haut en bas et de gauche à droite Gary Gibbons, Steffen Gielen, Chris Pope, Neil Turok Crédit : Perimeter Institute

    Le modèle standard est une théorie formidablement précise pour décrire le comportement des quarks et des leptons qui constituent la matière ordinaire, mais il possède au moins un très grand défaut. Il repose en effet sur une vingtaine de paramètres déterminés expérimentalement dont les valeurs n’ont pour le moment aucune explication théorique.

    Parmi eux, figurent les valeurs des paramètres associés à la fameuse matrice de Cabibbo-Kobayashi-Maskawa qui décrit la violation CP à l'origine d'une petite asymétrie entre matière et antimatière dans le modèle standard.

    Cette asymétrie est insuffisante en elle-même pour rendre compte de la valeur de l'écart entre l'abondance de matière et d'antimatière dans le cosmoscosmos observable. Mais on pense que dans une théorie plus vaste, par exemple une GUTGUT (Grand Unified Theorie), unifiant la force électrofaible et l'interaction nucléaire forte décrite par la QCDQCD, une violation de la symétrie CPviolation de la symétrie CP plus importante, selon un mécanisme analogue, ferait l'affaire.

    Un autre ensemble de paramètres dont les valeurs ne sont pas prédites par le modèle standard sont ceux appelés du nom mystérieux de constantes de couplages de Yukawa. Elles sont elles-aussi liées à une matrice et permettent de donner une massemasse donnée aux quarks en fonction de la valeur du champ associé au célèbre boson de Higgsboson de Higgs.

    L'espoir des théoriciens a toujours été de trouver une théorie fondamentale du monde qui expliquerait et permettrait de calculer précisément les valeurs de la vingtaine de paramètres libres du modèle standard et donc, par exemple, les masses des quarks, de l'électronélectron, des neutrinosneutrinos et aussi les valeurs des paramètres de la matrice CKM.

    L'italien Nicola Cabibbo, un oublié du prix Nobel de physique 2008. Crédit : Marcella Bona

    L'italien Nicola Cabibbo, un oublié du prix Nobel de physique 2008. Crédit : Marcella Bona

    Comment trouver un Univers particulier parmi les 10500 possibles en théorie des cordes ?

    Le candidat le plus sérieux, à l'heure actuellle, au titre de théorie unifiée des interactions, malgré les polémiques des dernières années, reste incontestablement la théorie des supercordesthéorie des supercordes. Malheureusement, les théoriciens sont confrontés depuis le début des années 2000 au problème du paysage de la théorie des cordes.

    En réalité, ce problème était déjà plus ou moins connu depuis le milieu des années 1980 mais il est devenu beaucoup plus aigus. Il y aurait en fait plus de 10500 solutions possibles des équationséquations de la théorie des cordesthéorie des cordes capables de décrire un universunivers ressemblant plus ou moins au nôtre. Comment repérer la bonne ?

    Confronté à un tel problème, encore plus difficile que de trouver les solutions aux équations décrivant les mouvementsmouvements de 1023 moléculesmolécules dans une vingtaine de litres de vapeur d'eau, les physiciensphysiciens sont en train d'utiliser les mêmes méthodes pour surmonter l'obstacle, des méthodes de mécanique statistique où l'on ne peut calculer que des moyennes.

    En fait, l'espoir est, qu'au fond, une connaissance précise de toutes les solutions de la théorie des cordes ne soit pas nécessaire et qu'il existe des grandes familles de solutions possédant à peu près toute les mêmes caractéristiques. On sait bien par exemple que les molécules d'eau peuvent se retrouver sous forme de liquideliquide, de solidesolide ou de gazgaz et l'équation d'état d'un gaz parfaitgaz parfait (PV = nRT) suffit pour décrire bien des phénomènes sans avoir besoin de résoudre un système d'équations à plus de 1024 variables, décrivant les mouvements des molécules d'eau. Or, sans devoir le résoudre, cette équation peut se dériver par le calcul des probabilités de ce système d'équations.

    Le prix Nobel de physique Jack Steinberger en compagnie de Cecilia Jarlskog. Cette dernière est l'auteur de travaux célèbres sur la violation CP. Crédit : <em>Cern courrier</em>

    Le prix Nobel de physique Jack Steinberger en compagnie de Cecilia Jarlskog. Cette dernière est l'auteur de travaux célèbres sur la violation CP. Crédit : Cern courrier

    On peut objecter que la théorie de cordes recèle peut-être des mécanismes encore inconnus qui font qu'elle ne possède pas en réalité un si grand nombre de solutions. Mais on ne peut écarter la possibilité que, de même que les équations de NewtonNewton de la gravitationgravitation ne fixent pas le nombre et les caractéristiques orbitalesorbitales des planètes du système solairesystème solaire, il existerait un multivers composé d'univers poches dans lesquels les valeurs des paramètres du modèle standard, ou pour le moins une partie d'entres elles, ne sont pas fixées et sont distribuées de façon aléatoire, à la façon des exoplanètesexoplanètes.

    Cela pourrait être le cas pour les valeurs des paramètres de la matrice CKM ou celles de la matrice des masses des quarks. Dans l'hypothèse, controversée de nos jours, où la théorie des cordes est bien la bonne théorie fondamentale, comment arriver dans ce cas à restaurer un minimum de capacité prédictive ?

    L'Univers poche qui est le nôtre est-il une rareté dans l'espace des univers possibles ou au contraire une large portion de ceux-ci ont-ils nécessairement des forces et des particules ressemblant beaucoup aux nôtres ?

    Notre expérience peut-elle poser des contraintes suffisamment fortes pour repérer de telles grandes classes de solutions dans la théorie des cordes qui nous permettraient, au final, de comprendre en partie pourquoi les masses et les constantes de couplages de notre Univers sont ce qu'elles sont ?

    C'est dans ce cadre de réflexions que s'inscrit un article publié récemment par des collègues et collaborateurs de Stephen HawkingStephen Hawking. Il s'agit de Gary Gibbons et Steffen Gielen de l'université de Cambridge, de Chris Pope de l'Université d'Austin au Texas et enfin de Neil Turok du Perimeter Institute. Ce groupe de chercheurs a développé des outils de calcul des probabilités adaptés à la résolutionrésolution de certains problèmes d'évaluation de valeurs moyennes pour les paramètres du modèle standard dans l'hypothèse d'un multivers, avec certaines valeurs déterminées uniquement par les lois du hasard.

    A leur plus grande surprise, leurs calculs ont montré une corrélation entre la masse des quarks et les valeurs des paramètres de la matrice CKM dans le cas où les valeurs des masses des quarks sont fixés aléatoirement dans le multivers par une loi de probabilité gaussienne. Mieux, ils trouvent une valeur très proche de ce qu'on appelle le paramètre de Jarlskog caractérisant l'amplitude de la violation CP contenue dans la matrice CKM. Dans beaucoup d'univers poches, on peut donc s'attendre à observer une valeur similaire s'ils ont raison.

    La méthode utilisée pour obtenir ce résultat est assez complexe et fait intervenir des concepts avancés en théorie des groupes de Lie et de géométrie différentielle. Avec elle, les physiciens disposent désormais d'un outil de plus pour explorer le paysage de la théorie des cordes et peut-être finiront-ils par le cartographier suffisamment précisément pour découvrir une petite vallée qui ressemble à la nôtre...