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    Le LHC, une machine philosophique pour comprendre le cosmos

    Le LHC, une machine philosophique pour comprendre le cosmos

    Avec le Cern, le LHC rassemble autour de lui une communauté mondiale de plusieurs milliers de chercheurs et d'ingénieurs mais ce nombre est bien plus important si l'on tient compte de tous ceux qui, travaillant en physique des hautes énergies, en astroparticules et cosmologiecosmologie, attendent de la mise en route du LHC qu'elle révolutionne notre vision du monde en nous faisant pénétrer plus profondément dans les arcanes du cosmoscosmos.

    En mai 2008, l'un des plus grands théoriciens des particules élémentairesparticules élémentaires du monde, John Ellis, donnait une conférence à l'université de Durham dont le titre était « Les questions de Gauguin en physique des particules élémentairesphysique des particules élémentaires : d'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? ».

    Conférence de John Ellis sur « <em>Les questions de Gauguin en physique des particules élémentaires ». </em>© <em>Durham University</em>
    Conférence de John Ellis sur « Les questions de Gauguin en physique des particules élémentaires ». © Durham University

    L'inventeur de la célèbre expression « Théorie du tout », en anglais Theory of Everything (TOE), y racontait entre autres comment, jeune chercheur, il avait affiché le tableau de Gauguin associé à cette célèbre expression sur l'un des mursmurs de son bureau pour garder présent à l'esprit pourquoi il avait choisi de faire de la physique des particules élémentaires.

    Incontestablement, les physiciensphysiciens s'occupant aujourd'hui de la physique des particules élémentaires, laquelle fusionne depuis les années 1970 avec la cosmologie sous l'impulsion de physiciens du calibre de Yakov Zeldovich et Stephen HawkingStephen Hawking, sont les dignes héritiers et continuateurs des philosophes grecs. Ayant patiemment suivi la feuille de route tracée par Platon, Démocrite et Descartes, les voici maintenant en mesure de s'attaquer aux questions fondamentales grâce aux outils théoriques et expérimentaux qu'ils se sont forgés et dont ils ont éprouvé tout à la fois  la solidité et la faillibilité (pour reprendre l'expression de Karl Popper), au cours des deux derniers siècles.

    John Ellis en train d'écrire une partie du lagrangien du modèle standard. © Cern.
    John Ellis en train d'écrire une partie du lagrangien du modèle standard. © Cern.

    Le LHC est l'un de ces outils expérimentaux et il constitue, sans nul doute, l'objet technologique le plus complexe réalisé dans toute l'histoire de l'humanité. Ce grand collisionneur de protonsprotons peut accélérer des faisceaux de presque 3.000 paquetspaquets constitués de plus de 100 milliards de protons à une vitessevitesse de l'ordre de 0,999999991 fois la vitesse de la lumièrevitesse de la lumière. Un milliard de collisions par seconde en résulteront dans ses détecteurs qui, pour analyser et rechercher des signaux d'une nouvelle physique, sont couplés à des dizaines de milliers d'ordinateursordinateurs dispersés sur la planète et qui sont exploités dans le cadre d'un réseau informatiqueréseau informatique décentralisé appelé la Grille. Les données qui sont enregistrées avec les détecteurs du LHC représentent en effet un volumevolume d'information si vaste qu'elles pourraient remplir environ 100.000 DVDDVD double couche par an.

    Bien que la réalité soit beaucoup plus prosaïque, on ne peut s'empêcher de penser avec le physicien Robert R. Wilson, le grand spécialiste des accélérateurs de particules qui avait été l'un des fondateurs et le premier directeur du Fermilab aux États-Unis, que les accélérateurs de particules modernes dont le LHC sont un peu l'équivalent des grandes cathédrales et témoignent de la volonté de l'Homme de se dépasser pour aller toujours plus haut. Certains n'ont d'ailleurs pas hésité à comparer le Cern, qui est presque une petite cité à lui tout seul, avec les projets de villes idéales dédiées à la recherche de la connaissance, comme aurait pu l'être la République de Platon. La comparaison est certainement exagérée mais donne une idée du rêve qu'incarne d'une certaine façon le Cern avec le LHC et qui nous ramène quelques dizaines d'années en arrière, lorsque le projet ApolloApollo a été lancé.

    Concrètement que cherchent les physiciens avec le LHC ?

    Au cours des années 1960 et surtout 1970, les physiciens ont construit un modèle de particules de matièrematière et d'interaction remarquablement puissant et précis qui explique, en théorie, toute la physique des phénomènes dans le Système solaireSystème solaire. Il s'agit du célèbre modèle standard.

    Celui-ci est constitué de l'électrodynamique quantiqueélectrodynamique quantique relativiste, dont les prédictions époustouflantes s'accordent avec l'expérience parfois jusqu'à la dixième décimale. Cette dernière décrit les interactions électromagnétiques entre les particules chargées comme les électronsélectrons et les protons. Vient ensuite la chromodynamique quantiquechromodynamique quantique (QCD) décrivant l'interaction nucléaire forte permettant aux protons et aux neutronsneutrons des noyaux de rester ensemble. Établissant un lien entre les deux, il existe enfin une théorie dite de l'interaction nucléaire faible, responsable de la désintégration radioactive des noyaux. Cette dernière interaction a fusionné avec l'interaction électromagnétique dans le cadre d'une théorie dite électrofaible, proposée à la fin des années 1960 par Steven WeinbergSteven Weinberg et Abdus SalamAbdus Salam et prolongeant la théorie de Sheldon GlashowSheldon Glashow.

    Le paysage que décrit au final le modèle standardmodèle standard est celui constitué par deux grandes familles de particules élémentaires de matière, les quarksquarks et les leptonsleptons, et toute une série de particules, semblables aux photonsphotons des interactions électromagnétiques et qui sont les porteurs des autres forces du modèle standard. On a ainsi les 8 gluonsgluons g de la QCD, liantliant les quarks dans les protons et plus généralement les hadronshadrons, et enfin les bosonsbosons intermédiaires W+W- chargés et Z0 neutres, responsables des interactions faibles entre les leptons (électrons, muonsmuons, tauons  et leurs neutrinosneutrinos associés) et les 6 quarks de la chromodynamique quantique.

    À part les gluons et le photon, les quarks, les leptons et les bosons intermédiaires de l'interaction faible possèdent tous des massesmasses. Dans le cadre du modèle standard, ces masses tirent leur origine d'une autre particule, le fameux boson de Higgs.

    Un panorama des particules du modèle standard. Seul manque encore à l'appel le boson de Higgs noté ici H<sup>0</sup>. © Michel Lefebvre
    Un panorama des particules du modèle standard. Seul manque encore à l'appel le boson de Higgs noté ici H0. © Michel Lefebvre

    L'ensemble de ces particules est gouverné par un cadre de lois fondamentales, la théorie de la relativité restreinte d’Einstein et la mécanique quantiquemécanique quantique, qui ont été rassemblées en un seul corpus de lois, connu sous le nom de théorie quantique relativiste des champs. Si l'on tente d'appliquer ce corpus aux interactions gravitationnelles décrites par la théorie de la relativité généralerelativité générale d'EinsteinEinstein, on doit, de plus, supposer l'existence d'un autre boson sans masse porteur de la force de gravitationforce de gravitation entre toutes les particules précédentes : le graviton.

    Malheureusement, la théorie qui en émerge n'est pas sans problèmes et, à strictement parler, une théorie de la gravitation quantiquegravitation quantique n'existe pas encore. C'est pourquoi la théorie de la gravitation n'est généralement pas considérée comme faisant partie du modèle standard.

    L'ensemble modèle standard plus théorie de la relativité générale, la théorie de la gravitation d'Einstein, permet cependant de décrire une large part de l'universunivers observable, en théorie du moins, car, en pratique, résoudre les équationséquations et en extraire des prédictions est une toute autre affaire. Beaucoup de physiciens pensent, par exemple, que toute la chimiechimie est contenue dans l'équation fondamentale de la mécanique quantique, l'équation de Schrödingeréquation de Schrödinger, mais personne ne sait en dériver le comportement complet de la moléculemolécule d'ADN, et de très loin.

    Les théories précédentes constituent néanmoins un impressionnant succès des physiciens car elles nous permettent de comprendre comment brille le SoleilSoleil, d'où viennent les noyaux qui constituent notre corps, pourquoi le siliciumsilicium est un semi-conducteursemi-conducteur ou comment le carbonecarbone se lie à l'hydrogènehydrogène pour former des molécules organiques. Malgré tout, quand on les regarde de plus près, en particulier si l'on veut vraiment savoir comment l'univers est apparu et a évolué, les incohérences, les problèmes et les mystères s'accumulent...

    Univers : les écueils des théories

    • Les astrophysiciensastrophysiciens et les cosmologistes ont en effet découvert l'existence, tout à la fois, de la matière noire liant les galaxiesgalaxies et de l’énergie noire accélérant l'expansion de l'univers, sur lesquelles le modèle standard (MS) est muet.
    • L'univers est majoritairement constitué de matière alors que le MS prédit une égalité entre création de matière et d'antimatièreantimatière lors de la naissance de l'univers observable. Où est passée l'antimatière cosmologique ? Il y a bien de la place dans les équations du MS pour une asymétrie entre matière et antimatière, mais cela implique des termes violant ce qu'on appelle la symétrie CP, dont l'origine est inconnue et n'est pas prédite par le MS, quand bien même cette violation a bien été observée par les physiciens.
    • Les quarks constituant les hadrons, comme les neutrons et les mésonsmésons K, ne semblent pas pouvoir exister à l'état libre dans les conditions physiques actuelles de l'univers. On dit qu'ils sont confinés. Quelle est l'origine exacte de ce phénomène ? Ne pouvait-il pas exister un gazgaz de quarks libres, plus précisément un plasma quark-gluon, au tout début de l'origine de l'univers, qui se serait condensé en gouttelettes de liquideliquide hadronique sous forme de protons et de neutrons lorsque la température du cosmos a chuté avec l'expansion de l'univers ?
    • La théorie unifiée des forces électromagnétique et nucléaire faible n'est pas une véritable théorie unifiée. Elle introduit deux constantes de couplage analogues à la charge électrique et deux groupes de Lie. Une véritable théorie reposerait sur une seule constante de couplage et un seul groupe de Lie. C'est ce genre de groupes qui détermine la forme des équations d'une théorie de champ quantique relativiste, capable de rendre compte d'une interaction. Mieux, il devrait exister un moyen d'unifier la théorie électrofaiblethéorie électrofaible avec la force nucléaire et enfin la force de gravitation. Existe-t-il vraiment une telle théorie unifiée, une GUTGUT ? Une Théorie du Tout si l'on incorpore la gravitation et la matière ?
    • Le boson de Higgs, ou plus exactement le champ de Higgs donne des masses aux particules élémentaires du modèle standard que sont les quarks et les leptons (les nucléonsnucléons ne sont pas élémentaires et c'est pourquoi la masse du proton s'explique grâce aux gluons par exemple). Mais il ne prédit pas vraiment la valeur de celles-ci. Il semble que l'on ait finalement observé le boson de Higgs dans les collisions au LHC mais existe-t-il vraiment ? C'est la présence de ce boson qui expliquerait aussi pourquoi les interactions électrofaibles, qui sont presque unifiées à haute énergie, se séparent en interaction électromagnétique et force nucléaire faibleforce nucléaire faible à basse énergie. Le mécanisme de Brout-Englert-Higgs responsable de cette séparationséparation est-il bien réel ?
    Selon le modèle de Glashow, Salam, Weinberg des interactions électrofaibles, le boson de Higgs est responsable des masses des particules mais aussi de la séparation des forces à basse énergie. C'est le mécanisme de brisure de Higgs qui sera étudié au LHC... s'il existe vraiment. © Michel Lefebvre
    Selon le modèle de Glashow, Salam, Weinberg des interactions électrofaibles, le boson de Higgs est responsable des masses des particules mais aussi de la séparation des forces à basse énergie. C'est le mécanisme de brisure de Higgs qui sera étudié au LHC... s'il existe vraiment. © Michel Lefebvre
    • La relativité générale d'Einstein traite de l'infiniment grand et des champs de gravitation extrêmement forts, mais c'est une théorie classique ignorant la mécanique quantique avec laquelle elle entre même en contradiction dans certaines situations. Cette dernière décrit le monde de l'infiniment petit mais il existe au moins deux situations physiques dans lesquelles ces deux théories doivent intervenir : lorsque l'univers observable était plus petit qu'un atomeatome et à l'intérieur d'un trou noirtrou noir. Pour comprendre l'origine de l'univers, il nous faut donc une théorie quantique de la gravitation, mais comment quantifier le champ de gravitation ? Peut-on vraiment faire de la cosmologie quantique et même se poser la question d'un avant le Big Bang ?
    • Il y a près de 20 paramètres dans les équations du modèle standard dont l'origine et la valeur ne sont pas comprises. Si une théorie unifiée existe, et une théorie de la gravitation quantique est construite, nous pouvons espérer avoir une réponse à ces questions et peut-être même répondre aux questions précédentes, comme l'origine et la nature de la matière noire et de l’énergie noire, si deux propositions théoriques qui ont été faites dans les années 1970 sont correctes, celle des théories supersymétriques et de la théorie des cordesthéorie des cordes, cette dernière nécessitant des dimensions supplémentaires. Existe-t-il vraiment un « supermonde » avec de nouvelles particules supersymétriques associées à chaque particule connue ? Les particules sont-elles en fait des cordes et existe-t-il réellement des dimensions spatiales supplémentaires, avec même des mondes parallèles ou autorisant la création de minitrous noirs, et même, pourquoi pas, des minitrous de ver au LHC ?
    Les paramètres libres dont les valeurs sont inexpliquées dans le modèle standard, les masses <em>m</em> et les constantes de couplages <em>g</em>. © Cern
    Les paramètres libres dont les valeurs sont inexpliquées dans le modèle standard, les masses m et les constantes de couplages g. © Cern

    Il n'est pas du tout certain que ces questions pourront véritablement être abordées ni même résolues avec le LHC. On s'attendait à la découverte rapide des particules supersymétriques, voir de boson Z' de la théorie des cordes mais au début de l'année 2012, aucune de ces découvertes n'a été faite. Si l'on en croit certaines des analyses issues des mesures de Wmap, l'énergie à laquelle les forces pourraient s'unifier serait très grande, 1015 GeVGeV environ, à comparer au 14.000 GeV du LHC. C'est pourquoi un cauchemar hante les physiciens, celui du grand désertdésert séparant l'échelle d'énergie de la brisure de symétrie de l'interaction électrofaible, accessible avec le LHC, et celle de l'échelle des GUT et autre TOE. Aucune particule nouvelle autre que le Higgs ne serait alors observable !

    Il resterait peut-être encore quelques fenêtresfenêtres ouvertes dans le domaine des rayons cosmiquesrayons cosmiques, par exemple avec AMS, et avec l'étude du rayonnement fossile via les observations de PlanckPlanck, mais nos questions les plus fondamentales n'auraient plus qu'une chance bien ténue d'avoir un jour ne serait-ce qu'un début de réponse. Mais comme le disait un certain philosophe, il n'y a pas de preuve par l'horrible.

    Avec un accent de lyrisme, on peut considérer la communauté scientifique autour du LHC comme le digne successeur de cette représentation mythique des penseurs de l'Antiquité grecque. Au centre, illustrant le débat millénaire entre la théorie et l'expérience, Platon discutant avec Aristote. Platon a été représenté avec les traits de Léonard de Vinci. C'est L'école d'Athènes de Raphaël. © DR
    Avec un accent de lyrisme, on peut considérer la communauté scientifique autour du LHC comme le digne successeur de cette représentation mythique des penseurs de l'Antiquité grecque. Au centre, illustrant le débat millénaire entre la théorie et l'expérience, Platon discutant avec Aristote. Platon a été représenté avec les traits de Léonard de Vinci. C'est L'école d'Athènes de Raphaël. © DR

    Reste que, d'ores et déjà, comme le disait le grand mathématicienmathématicien et physicien théoricien Herman Weyl à la fin de son célèbre traité de relativité générale (Espace-tempsEspace-temps-matière) : « Celui qui mesure le chemin parcouru, depuis la métrique euclidienne jusqu'au champ métrique variable dépendant de la matière et renfermant les manifestations de la gravitation et de l'électromagnétismeélectromagnétisme, celui qui cherche à embrasser d'un coup d'œilœil ce que notre exposé a forcément fragmenté et morcelé, celui-là doit éprouver un sentiment de liberté, comme s'il sortait d'une cage où il était enfermé jusqu'ici. Il doit être pénétré de la certitude que notre raison n'est pas seulement un pispis-aller humain, trop humain, dans la lutte pour la vie, mais qu'elle s'est développée malgré toutes les embûches et tous les errements jusqu'au point où elle peut embrasser objectivement la vérité. Quelques-uns des accords puissants de cette harmonie des sphères auxquels Pythagore et Kepler rêvaient sont parvenus à nos oreilles ».