Bienvenue dans ce nouveau chapitre du Cabinet de curiosités ! Aujourd'hui, nous nous penchons sur un portrait de famille pas comme les autres, celui des célèbres Fugate à la peau bleue. Installez-vous confortablement, sortez les archives, et partons pour cet étonnant voyage dans le passé.


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    Un jour de 1975, une ambulance quitte en panique la ville de Hazard pour rejoindre la clinique de Lexington. À son bord : un bébé, Benjamin ; fraîchement né et aussi violet qu'une pruneprune. L'enfant n'est manifestement pas en train de s'étouffer et pourtant les médecins ne parviennent pas à expliquer l'inquiétante coloration bleutée de son visage. Il est soumis dès son arrivée à différents tests qui tentent en vain de percer le mystère, et le troisième jour, les médecins se résignent à l'idée de réaliser une transfusiontransfusion. C'est alors que la grand-mère du nouveau-né interfère, avec une question pour le moins inattendue : « Avez-vous déjà entendu parler des Fugate bleus de Troublesome Creek ? ».

    Les gens bleus de Troublesome Creek

    Dans les années 1820, un jeune orphelin français du nom de Martin Fugate immigre aux États-Unis sur les rives de la Troublesome Creek, une modeste rivière qui coule au cœur du Kentucky. Rien ne semble particulièrement le distinguer d'un autre... si ce n'est l'étrange teinte bleue qui colore sa peau. Ce trait atypique ne l'empêche pas pour autant d'épouser Elizabeth Smith, une femme au teint pâle qui, par un coup du destin inattendu, porteporte le même gènegène récessifrécessif que lui. Ensemble, ils donnent naissance à sept enfants, dont quatre ont la peau bleuepeau bleue. Isolés géographiquement - et possiblement socialement - les Fugate restent tous aux abords de la ville de Hazard. Ils se marient à leurs voisins, et entre eux, et progressivement, ceux que l'on appelle simplement « les gens bleus » deviennent notoires autour de Troublesome Creek et Ball Creek.

    Il faut pourtant attendre les années 1960 pour que leur histoire parvienne aux oreilles de l'hématologue Madison Cawein qui, avec l'infirmière Ruth Pendergrass, les rendra célèbres auprès de la communauté médicale. Ils se rendent sur place, prélèvent plusieurs échantillons sanguins chez les descendants bleus des Fugate, mais c'est une étude menée par le docteur E.M. Scott qui les met finalement sur la bonne piste. En effet, Scott a déjà produit un rapport en 1960 détaillant un phénomène similaire chez les Alaskains, et théorisant que ceux-ci sont dépourvus de l'enzyme cytochromecytochrome b5 réductase, normalement chargée de reconvertir la méthémoglobine en hémogobline. Les individus atteints de ce trouble ont donc un sang pauvre en oxygène dont la couleur brune apparaît bleutée sous les peaux claires.

    Comparaison entre de l'hémoglobine (à gauche) et de la méthémoglobine (à droite). © DeBaun, Vichinsky
    Comparaison entre de l'hémoglobine (à gauche) et de la méthémoglobine (à droite). © DeBaun, Vichinsky

    Une pâle ligne bleue

    Benjamin, comme beaucoup de descendants des Fugate, a finalement retrouvé une peau rose au bout de quelques semaines, ne présentant des extrémités bleues que lorsqu'il avait froid ou expérimentait une émotion forte. Il est le dernier descendant connu des Fugate chez qui ce trait se soit manifesté. Avant lui, son arrière-grand-mère Luna avait marqué la mémoire de ses proches et de ses médecins avec une peau restée d'un bleu profond tout au long de sa vie. Bien qu'aucun trouble de santé ne semble avoir gravement affecté les membres de la famille étendue des Fugate, Cawein note au sujet de deux de ses patients : « Ils étaient vraiment gênés d'être bleus [...] On pouvait voir à quel point ça les dérangeait. »

    Luna « Blue » Fugate Stacy, l'arrière-grand-mère de Benjamin. © Photo de famille, findagrave.com
    Luna « Blue » Fugate Stacy, l'arrière-grand-mère de Benjamin. © Photo de famille, findagrave.com

    Grâce à l'administration d'un traitement de bleu de méthylène, il parvint à rendre aux gens bleus de Troublesome Creek une teinte roséerosée en l'espace de quelques minutes, pour leur plus grand plaisir. Pendergrass se remémore : « Ils changeaient de couleur [sous nos yeuxyeux] ! C'était vraiment excitant à voir. » Avec la multiplication des routes, les descendants des Fugate se sont progressivement dispersés et le gène récessif qui les a rendus si célèbres se fait de plus en plus silencieux. Leur relation touchante avec Madison Cawein et Ruth Pendergrass fera probablement l'objet d'un futur épisode de Chasseurs de Science, donc nous conclurons simplement ce chapitre du Cabinet de curiosités avec cette phrase de Ruth qui nous invite à la bienveillance : « Ils étaient pauvres, mais c'étaient de bonnes personnes. »

    Et de sept ! Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du <em>Cabinet de curiosités</em>. © nosorogua, Adobe Stock, Futura
    Et de sept ! Rendez-vous dans deux semaines pour un nouveau chapitre du Cabinet de curiosités. © nosorogua, Adobe Stock, Futura