Le détecteur géant de particules, appelé LHCb, au Cern a permis de faire de nombreuses découvertes de particules exotiques contenant des quarks et d'avancer sur l'énigme de l'antimatière cosmologique. Il permet maintenant d'étudier la physique d'autres objets exotiques, des hypernoyaux d'atomes qui détiennent peut-être certains secrets de la matière noire.


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    C'est au tout début des années 1930 que Werner Heisenberg a proposé le concept moderne du noyau des atomes composé de protons et de neutrons. On ne connaissait alors que ces particules et les électrons et leurs antiparticules au cours de cette décennie qui verra Robert Oppenheimer et ses élèves poser les bases de la théorie des étoiles à neutronsétoiles à neutrons et des trous noirstrous noirs.

    On commençait toutefois à suspecter l'existence des neutrinosneutrinos et de cousins massifs des photonsphotons « collant » entre eux les protons et les neutrons dans les noyaux, à savoir les pions de Yukawa. Ce n'est que des années 1940 aux années 1960 qu'un raz-de-maréeraz-de-marée de nouvelles particules subatomiques va se produire et conduire à l'image moderne de la matièrematière avec des leptonsleptons et des hadronshadrons.

    Hadrons, leptons, mésons, hypérons... and all that

    Rappelons d'ailleurs que c'est le physicien russe Lev Okun qui, en 1962, a proposé d'appeler hadrons l'ensemble des particules sensibles aux forces nucléaires fortes entre les protons et les neutrons. Issu du mot grec hadros, qui signifie plus ou moins large et lourd, il s'opposait à la dénomination de lepton, du grec λεπτός / leptós (« léger »), petit et léger, utilisé pour décrire les électrons et les neutrinos. Ce choix était logique puisqu'un proton, comme un neutron, est presque 2 000 fois plus lourd qu'un électron et considérablement plus que les neutrinos.

    Les particules hadroniques de massesmasses intermédiaires entre celles des électrons et des protons ont été appelées des mésonsmésons, encore un mot qui vient du grec, ici μέσον qui signifie « le milieu, la juste mesure ».

    Les particules hadroniques aussi lourdes, voire plus lourdes que les protons et les neutrons sont nommées des baryonsbaryons, toujours en raison du grec et en l'occurrence de barys, qui signifie « lourd ».


    Découvrez une présentation de la collaboration LHCb au Cern dans cette vidéo. © YouTube, Cern

    Le zoo des hadrons a été expliqué au cours des années 1960 et 1970 avec le développement et la découverte de la théorie des quarks et il est devenu clair que les mésons étaient des paires de quarksquarks et d'antiquarks alors que les baryons étaient des triplets. Parmi ces triplets, certains ont été découverts dans les rayons cosmiquesrayons cosmiques et ils sont plus lourds que les protons et les neutrons, ce qui a fait que logiquement on les a appelés des hypérons.

    Le terme a été inventé par le physicienphysicien français Louis Leprince-Ringuet en 1953 et annoncé pour la première fois lors de la conférence sur les rayons cosmiques à Bagnères-de-Bigorre. Remarquablement, dès 1952, les physiciens Danysz et Pniewski découvraient eux aussi dans les rayons cosmiques une classe de noyaux appelés hypernoyaux ou hyperfragments. Ils avaient montré qu'il s'agissait de noyaux dans lesquels un proton ou un neutron avait été remplacé par un hypéron.

    Une table de Mendeleïev pour les hypernoyaux

    Hypernoyaux et hypérons ont été étudiés depuis lors, et on sait que les hypérons sont des particules instables qui contiennent au moins un quark étrangequark étrange, mais pas de quark beau ni de quark charméquark charmé. Fugacement créées en accélérateur, ces particules devraient exister à l'intérieur des étoiles à neutrons, là où peut aussi exister un plasma de quarks et de gluonsgluons.

    Lors des collisions réalisées dans le cadre de la physiquephysique nucléaire ou de la physique des particules, des hypérons peuvent aussi être créés. Puisqu'ils sont sensibles aux interactions fortesinteractions fortes, ils peuvent s'incorporer dans un noyau pour donner des hypernoyaux, caractérisés par un nombre de charges électriques Z mais aussi un autre nombre quantiquenombre quantique S, l'étrangeté, porté par le quark étrange présent dans l'hypéron.

    Dans cette extension 3D du tableau de Mendeleïev, le nombre étrange S est ajouté pour tenir compte des hypernoyaux contenant un hypéron lambda. Les anti-noyaux apparaissent avec une barre sur leur symbole chimique (n désigne un neutron). © <em>Brookhaven National Lab</em>
    Dans cette extension 3D du tableau de Mendeleïev, le nombre étrange S est ajouté pour tenir compte des hypernoyaux contenant un hypéron lambda. Les anti-noyaux apparaissent avec une barre sur leur symbole chimique (n désigne un neutron). © Brookhaven National Lab

    On avait donc détecté depuis longtemps des noyaux exotiquesexotiques de ce genre, prolongeant d'une certaine façon le tableau de Mendeleïevtableau de Mendeleïev.

    Aujourd'hui, plus précisément le 23 août 2023, lors de la conférence de la Société européenne de physique sur la physique des hautes énergiesénergies (EPS-HEP), la collaboration LHCb a rapporté sa première observation d'hypertritons et d'antihypertritons. Comme l'explique aussi le communiqué du CernCern annonçant cette découverte, ce sont environ 100 de ces hypernoyaux qui ont été trouvés dans les données du Run 2 du LHCLHC et qui avaient été collectées entre 2016 et 2018.

    Les hypertritons tirent leur nom du fait qu'ils sont des analogues des isotopesisotopes de l'hydrogènehydrogène que sont les noyaux de tritium, c'est-à-dire avec un proton et deux neutrons. Mais dans le cas présent, l'un des neutrons ou des antineutrons est remplacé par un hypéron ou un antihypéron Λ.

    Un antihypertriton se désintègre en un noyau d'antihélium 3 et un méson pi. © collaboration LHCb
    Un antihypertriton se désintègre en un noyau d'antihélium 3 et un méson pi. © collaboration LHCb

    Une clé de la chasse à la matière noire

    Ce n'est pas la première fois que l'on fabrique des hypernoyaux dans des collisions de protons au Cern car on le faisait déjà dans les années 1970 avec le PS. Toujours est-il que LHCb pourrait nous aider à découvrir la matière noirematière noire dans la Voie lactéeVoie lactée via la désintégration de es (anti)hypertritons en (anti)héliumhélium-3 comme l'explique aussi le communiqué du Cern. Des flux anormaux de ces hypernoyaux dans des flux de rayons cosmiques analysés dans l’espace pourraient traduire une synthèse anormale de ces objets comme sous-produit de la désintégration/annihilation des particules de matière noire dans certains modèles théoriques. Mais pour le savoir il faut déjà bien connaître les réactions standards avec des hypertritons lors de collisions d'hadrons.