Déjà une découverte au tableau de chasse de l'intelligence artificielle (IA), dont le rayon d'action s'élargit à l'étude de la toxicité des substances chimiques. Elle révèle un risque d'obésité associé au bisphénol S, molécule de remplacement du décrié bisphénol A, un perturbateur endocrinien. L'informaticienne et chercheuse à l'Inserm Karine Audouze nous dévoile les ficelles de ce nouveau métier d'IA toxicologue.


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    On ne comptera plus les domaines d'application de l'intelligence artificielleintelligence artificielle (IA). Après l'astrophysique, les jeux vidéo, la médecine ou encore la chimie, elle s'essaie maintenant à la toxicologietoxicologie et confirme que son efficacité n'est plus à démontrer. Éprouvé sur le bisphénol S (BPS), le programme appelé AOP-helpFinder développé par Karine Audouze, informaticienne et chercheuse à l'Inserm et à l'université Paris Diderot, et ses collègues, a mis en évidence un lien entre cette molécule et l'obésitéobésité. Une publication dans Environmental Health Perspectives détaille ces résultats.

    Sensibilisée aux effets secondaires des médicaments après avoir travaillé dans l'industrie pharmaceutique, Karine Audouze a pris le parti d'appliquer les « nouvelles méthodes assez puissantes » de l'IA à l'évaluation de la toxicitétoxicité des substances chimiques, d'une manière générale. L'objectif est d'essayer de « combler le manque d'informations » sur ces produits, déclare-t-elle à Futura. Le bisphénol S apparaît comme un cas d'école. Il est utilisé comme substitut du bisphénol A (BPA) depuis que ce perturbateur endocrinienperturbateur endocrinien reconnu, cause d'un interminable scandale sanitaire, est interdit dans les biberons (2013) et les contenants alimentaires (2015). Mais les connaissances à son sujet restent très pauvres et il aurait des effets similaires à son cousin, le BPA.

    Les produits labellisés sans bisphénol A (BPA Free) peuvent contenir du bisphénol S, un substitut dont les effets seraient toutefois similaires, sauf qu'il échappe pour l'instant à toute interdiction. © mettus, Fotolia
    Les produits labellisés sans bisphénol A (BPA Free) peuvent contenir du bisphénol S, un substitut dont les effets seraient toutefois similaires, sauf qu'il échappe pour l'instant à toute interdiction. © mettus, Fotolia

    Un outil informatique hybride

    Le programme AOP-helpFinder évalue la toxicité des produits en épluchant les montagnes de données publiées dans la littérature scientifique. Pour cela, cet « outil hybridehybride » repose sur deux méthodes, nous explique Karine Audouze. La première est « une méthode d'exploitation texte (text mining en anglais), c'est-à-dire une recherche basée sur des mots d'intérêt », en l'occurrence des termes désignant les substances chimiques, par exemple bisphénol S ou pesticidepesticide, et des termes décrivant des processus biologiques pathologiquespathologiques.

    Une recherche basée sur des mots d'intérêt

    Ensuite, le programme étudie la relation entre ces termes et détermine la force de ce lien en lui affectant « un poids », calculé en considérant « la position » des mots dans la publication scientifique, et la « distance » qui les sépare. Des notes plus élevées sont attribuées pour les termes rencontrés à la fin du texte, car ils correspondent probablement à une conclusion ou à un résultat, tandis que les termes placés au début forment plutôt des hypothèses de recherche. De même, les mots situés à proximité les uns des autres ont « plus de chances d'être dans la même phrase, donc d'être liés ».

    Afin que l'outil sache quels termes chercher, l'équipe de Karine Audouze a constitué des « dictionnaires » rassemblant toutes les désignations connues de la substance à étudier, ici le bisphénol S, relevées dans la base de donnéesbase de données PubChem, ainsi que des milliers de relatifs à des maladies et à ce qu'on appelle des Adverse Outcome Pathways (AOP). Ce sont des processus biologiques (pathways), à l'échelle d'une molécule ou d'une cellule, conduisant à des effets indésirables (adverse outcome) sur l'organisme, tels que l'obésité ou le cancercancer. Les bases de données Comparative Toxicogenomics Database (CTD) pour les maladies et AOP-wikiwiki pour les AOP, recensant respectivement 11.850 et 2.000 termes, ont entre autres été utilisées.

    Découverte d'un risque d'obésité relatif au bisphénol S

    L'outil a identifié dans 31 publications des liens entre le bisphénol S et plusieurs pathologiespathologies, soit un total de 48 AOP, en rapport notamment avec l'obésité, le cancer ou encore la stéatose, une maladie du foiefoie. L'obésité a retenu l'attention des chercheurs, parce que ce lien est nouveau et qu'il est à comparer avec le bisphénol A. « C'est bien connu que le BPA est relié à l'obésité ». Le cancer, intéressant certes, est « plus général et complexe à étudier », selon Karine Audouze.

    Le programme a donc découvert une potentielle toxicité du bisphénol S par association de mots, sans que cela constitue une preuve. « La co-occurrence des deux termes [obésité et bisphénol S] était mentionnée dans six publications », précise la chercheuse, mais le lien n'était pas directement écrit. Les chercheurs ont ensuite vérifié à la main la pertinence de cette relation. Il s'avère en effet que le bisphénol S augmenterait le risque d'obésité en favorisant la formation d'adipocytesadipocytes, des cellules stockant les graisses.

    Quatre effets indésirables (<em>Adverse Outcome </em>ou AO, en anglais) identifiés par l'outil AOP-heplFinder en lien avec le bisphénol S et le poids qu'il leur a attribué (il doit s'approcher de 1). Adipogenèse signifie formation d'adipocytes, les cellules stockant les graisses. © Données : Jean-Charles Carvaillo <em>et al.</em>, <em>Environmental Health Perspectives</em>, 2019
    Quatre effets indésirables (Adverse Outcome ou AO, en anglais) identifiés par l'outil AOP-heplFinder en lien avec le bisphénol S et le poids qu'il leur a attribué (il doit s'approcher de 1). Adipogenèse signifie formation d'adipocytes, les cellules stockant les graisses. © Données : Jean-Charles Carvaillo et al., Environmental Health Perspectives, 2019

    Pour mieux comprendre le mécanisme par lequel le bisphénol S encourage l'obésité, les chercheurs ont fourni des informations supplémentaires à leur outil, prises dans la base de données américaine ToxCast sur les produits chimiques passés en revue par l'Environmental Protection Agency (EPA). L'outil peut être assimilé à « plein de boîtes, équivalentes à des mécanismes biologiques (AOP), conduisant jusqu'à l'obésité. Certaines boîtes encore vides, donc on a cherché d'autres bases de données » pour les compléter, expose Karine Audouze.

    Un brillant avenir dans la toxicologie

    Les chercheurs ont mis l'outil AOP-helpFinder en accès libre sur la plateforme GitHub. Il pourra s'améliorer à force d'être utilisé. Il a déjà fait ses armes sur d'autres molécules, même si seules ses performances sur le bisphénol S ont été décrites dans l'étude. Les chercheurs travaillent maintenant sur une version 2 du programme. Ils prévoient de le tester « sur un ensemble de composés » et sur les 29 millions d'articles en biologie et médecine disponibles sur PubMed, nous révèle Karine Audouze.

    L'outil en lui-même n'a pas vocation à prouver la toxicité ou l'innocuité d'une substance, mais à pointer du doigt des effets à étudier. « L'idée, c'est de donner de plus en plus d'hypothèses de travail et d'aller de plus en plus vite sur les recherches ». Des hypothèses qu'il faudra ensuite valider par des expérimentations. Sans les éliminer complètement, il pourrait permettre de « réduire les tests sur les animaux en dirigeant vers des tests plus ciblés ».

    Un outil applicable à différentes espèces

    L'outil a montré ici un effet du bisphénol S sur l'Homme, mais il est tout à fait « applicable à différentes espècesespèces, aquatiques ou autres », pour évaluer la toxicité de toutes les substances documentées dans la littérature scientifique, y compris les médicaments et les polluants environnementaux. « Il est basé sur des mots », son fonctionnement demeure donc le même que l'on parle d'êtres humains ou d'animaux, assure la chercheuse.

    Karine Audouze est informaticienne, enseignante-chercheuse à l'université Paris Diderot et chercheuse au laboratoire « Toxicité Environnementale, Cibles Thérapeutiques, Signalisation Cellulaire et Biomarqueurs » (Inserm/Université Paris Descartes). © Karine Audouze
    Karine Audouze est informaticienne, enseignante-chercheuse à l'université Paris Diderot et chercheuse au laboratoire « Toxicité Environnementale, Cibles Thérapeutiques, Signalisation Cellulaire et Biomarqueurs » (Inserm/Université Paris Descartes). © Karine Audouze