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L'importance que nous donnons au temps pose plusieurs problèmes et il est utile de pouvoir définir la ligne du temps. Le premier problème vient de ce que, pour engendrer une ligne à partir d'un point, il faut de surcroît se donner ce qui manque toujours à un instant pour faire de la durée, et qui est précisément... le temps ! Un deuxième problème se pose. Pour pouvoir dire qu'une infinité de points forme une ligne, ne faut-il pas que ceux-ci coexistent en même temps sous notre regard ?
Dans le premier problème, la figuration du temps par une ligne a donc ceci d'incomplet qu'elle omet d'indiquer comment cette ligne se construit. Le présent n'amenant pas de lui-même un autre présent, il faut donc bien que quelque chose, un « petit moteur », le fasse à sa place. Ce petit moteur qui tire le fil et qui, continuellement, renouvelle le présent, qu'est-ce, sinon le temps même ? N'est-ce pas lui qui prolonge tout instant en continuité temporelle, c'est-à-dire en durée ? Ce qui nous amène à changer radicalement le regard que nous portons sur la ligne du temps : le temps existe moins dans la ligne par laquelle on le figure que dans la dynamique cachée qui construit cette ligne. On retrouve là la question que nous posions à propos du fleuve (qu'est-ce qui le fait couler ?).
Dans le deuxième problème, Bergson avait remarqué que la représentation du temps par une ligne n'était en réalité qu'une spatialisation du temps, qui confinait presque à sa négation : Si l'on établit un ordre dans le successif, écrit-il, c'est que la succession devient simultanéité et se projette dans l'espace... Pour mettre cette argumentation sous une forme plus rigoureuse, imaginons une ligne droite, indéfinie, et sur cette ligne un point matériel A qui se déplace. Si ce point prenait conscience de lui-même, il se sentirait changer puisqu'il se meut : il apercevrait une succession ; mais cette succession revêtirait-elle, pour lui, la forme d'une ligne ? Oui, sans doute, à condition qu'il pût s'élever en quelque sorte au-dessus de cette ligne qu'il parcourt et en apercevoir simultanément plusieurs points juxtaposés : mais par-là même, il formerait l'idée d'espace, et c'est dans l'espace qu'il verrait se dérouler les changements qu'il subit, non dans la durée.
Une ligne, en effet, ne peut être perçue sous forme de ligne que par un spectateur situé hors d'elle. Or toute lévitation au-dessus du temps est impossible : jamais nous ne pouvons nous extraire du présent pour observer sa continuité avec le passé ou le futur. Alors comment diable parvenons-nous à parler d'une « forme du temps », dès lors que cela suppose d'avoir une vue extérieure sur le temps que nous n'avons justement pas ? Serions-nous tels des poissonspoissons mystérieusement capables de décrire la forme extérieure de leur bocal ?
Un présent en mouvement
Saint Augustin, qui avait eu le pressentiment de ce paradoxe, s'étonne dans ses Confessions de pouvoir sentir le passage du temps : Comment puis-je à la fois être dans le présent et prendre suffisamment de recul pour m'apercevoir que le temps passe ?
Seize siècles plus tard, cette question continue de donner le vertige, même si l'argument avancé par Bergson pour contester la spatialisation du temps physiquephysique ne tient plus tout à fait. En effet, on sait aujourd'hui caractériser le fait qu'une ligne soit une ligne sans qu'il soit besoin de la plonger dans un espace plus grand qu'elle-même : sa « topologie » et ses propriétés essentielles, par exemple sa continuité, peuvent être mathématiquement définies de façon intrinsèque, c'est-à-dire sans prendre appui sur « l'extérieur » de la ligne.