Bien loin de Heidegger et de Sartre, Michel Serres était un philosophe profondément engagé dans son temps, homme de sciences tout autant qu'homme de lettres. En dehors de ses nombreux ouvrages, on lui devait aussi de merveilleux documentaires sur l'histoire des sciences auxquels il avait participé, comme Tours du Monde, Tours du Ciel, qu'il nous laisse en héritage après son décès à 88 ans.


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    Impossible d'échapper à la triste nouvelle tellement les articles se sont multipliés ainsi que les hommages sur les réseaux sociauxréseaux sociaux et sur InternetInternet qu'il affectionnait tant, comme on le sait notamment avec son célèbre ouvrage « Petite Poucette ». Michel Serres nous a quittés ce samedi 1er juin 2019, à l'âge de 88 ans, alors que s'achevait pour lui un dernier tour du Ciel « Il est mort très paisiblement à 19 heures entouré de sa famille », selon son éditrice Sophie Bancquart.

    Académicien depuis le 29 mars 1990, philosophe, homme de lettres mais aussi de sciences, à 88 ans, Michel Serres était sans aucun doute devenu une figure familière des Français qui n'était pas sans rappeler un Haroun Tazieff ou un Jacques-Yves Cousteau avec lesquels il partageait un profond souci de l'écologieécologie et un goût du voyage et de l'exploration. Né à Agen, le 1er septembre 1930, il était d'ailleurs entré en 1949 à l'École navale, dont il démissionnera peu après pour préparer le concours de l'École normale supérieure, où il est reçu en 1952, avec l'intention de faire de la philosophie, ce qui le conduira à l'agrégation qu'il passera brillamment en étant reçu deuxième au concours.

    Un philosophe grec après Hiroshima

    Philosophe donc mais avec ce que suppose de connaissances, en mathématiques et en physique, l'entrée à l'École navale, ce qui est certainement comparable à la formation nécessaire pour entrer à l'école Polytechnique. Comme Michel Serres le dira plus tard, c'est le traumatisme d'Hiroshima qui l'a fait bifurquer d'une carrière dans les sciences à celle en philosophie et c'est aussi son contact, jeune, avec les victimes de la guerre d'Espagne qui va le conduire à mettre, comme il le dit lui-même, le problème de la violence, au cœur de son œuvre philosophique.


    Tours Du Monde, Tours Du Ciel, un film de Robert Pansard-Besson. Conseillers scientifique Pierre Lena, Jean-Claude Pecker, Michel Serres. Musique Georges Delerue. « Pour découvrir la terre, le soleil, les planètes, les milliards d'étoiles, notre galaxie, les milliards d'autres galaxies, l'univers, l'espace, le temps, il a fallu construire depuis quelques milliers d'années des observatoires, des observatoires astronomiques. C'est leur Histoire & l'histoire de leurs découvertes qui sont ici racontées en dix tours du Monde, dix tours du Ciel. » © Les productions Berthemont, La Sept

    Il y aurait beaucoup à dire sur cet aspect de sa pensée mais pour les habitués de Futura, Michel Serres est probablement plus connu et plus apprécié pour son investissement dans la célèbre série documentaire en 10 épisodes : Tours du Monde, Tours du Ciel.

    Son réalisateur était Robert Pansard-Besson, décédé en 2011, et cette série fut diffusée pour la première fois sur la chaîne de télévision La Sept, en 1991. Elle a marqué les esprits, bien sûr grâce à la magnifique musique de Georges Delerue mais aussi grâce aux commentaires savants et philosophiques de Michel Serres retraçant avec les astronomesastronomes et astrophysiciensastrophysiciens Pierre Léna (également académicien, il vient de publier chez le même éditeur que Michel Serres un livre sur l'histoire des techniques d'observations astronomiques, notamment avec l'optique adaptative : Une histoire de flou : Miroirs, trous noirs et autres mondes), et Jean-Claude Pecker (et quelques autres chercheurs) l'histoire de l'astronomie, de l'astrophysique, des Bâtisseurs du Ciel (selon l'expression de Jean-Pierre LuminetJean-Pierre Luminet) aux moyens d'un tour du monde des observatoires astronomiques.


    Bande annonce du film « Tours du Monde, Tours du Ciel » de Robert Pansard-Besson, diffusé le samedi 14 novembre 2009 à 22 h 05 sur Arte. © ARKABproductions

    La Légende des sciences selon Michel Serres

    Il y aura une suite, toujours avec des commentaires de Michel Serres et Pierre Léna, qui sortira à la fin de l'année 2009, alors déclarée Année mondiale de l'astronomie par l'Unesco, l'organisme des Nations unies pour l'éducation, les sciences et la culture. Elle coïncidait avec le 400e anniversaire des premières observations faites avec une lunette astronomique par GaliléeGalilée et Thomas Harriot, conduisant à la découverte des montagnes lunaires, des taches solaires, des phases de VénusVénus et ses satellites de JupiterJupiter. Il n'y a cette fois-ci qu'un seul épisode mais il rend compte de 20 années de progrès en astronomie et astrophysique depuis le premier documentaire où l'on montrait les débuts du projet menant au VLT, le grand télescope européen.

    Avant cela, au milieu des années 1990, Robert Pansard-Besson avait aussi fait appel à Michel Serres pour qu'il nous conte, toujours avec rigueur mais aussi philosophie et poésie, La Légende des sciences, dans la série documentaire éponyme en 12 épisodes diffusés sur Arte.


    Michel Serres, La légende des sciences X - Naître 1/3. L'histoire des sciences est pleine d'aventures et de destinées légendaires, celles d'êtres humains amenés par leur soif de connaissances à entreprendre les voyages les plus périlleux et à faire les découvertes les plus inattendues. Une légende, c'est un récit héroïque contant les aventures fantastiques, les épopées extraordinaires de héros dont les actions changent la vie. Une légende, c'est aussi ce qui figure au-dessous des cartes et permet la lecture. Doublement légendaire par ce qu'elle fait et par ceux qui la font, la science dans sa diversité, ses émerveillements, ses doutes et ses espoirs méritait d'être racontée. Michel Serres et Robert Pansard-Besson s'y sont lancés avec enthousiasme. © Nickel Odéon Productions, La Sept, Arte

    On y voit à l'œuvre l'historienhistorien des sciences (on lui doit un ouvrage sur l'origine de la géométrie) et l'épistémologue mais dans un langage qui tient plus de l'homme de lettres et du poète, qui n'est peut-être pas sans faire penser à certains ouvrages de Gaston BachelardGaston Bachelard dont il avait été l'étudiant.

    On voit aussi la réflexion d'un philosophe qui se veut encyclopédique mais au sens généraliste avec une dialectique qui au fond est platonicienne (d'ailleurs, n'a-t-il pas écrit son premier ouvrage à presque 40 ans, après avoir fait des sciences, voyagé, de la philosophie, en pratiquant du sport comme le recommandaient Platon et en partie Descartes ?). Bien qu'il ait passé sa thèse en 1968 (alors qu'il était professeur à l'université de Clermont-Ferrand) sur le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques et fait des commentaires sur une édition complétée du Cours de Philosophie positive d'Auguste ComteAuguste Comte, on aura bien du mal à trouver un système philosophique chez Michel Serres. Et c'est sans doute parce qu'il était préoccupé par le refus de la violence, violence pouvant découler d'une pensée trop cristallisée et systématisée, devenant donc dictatoriale et conduisant à des idéologies trop sûres d'elles-mêmes, intolérantes à la diversité et à la singularité, comme on en a malheureusement vu trop d'exemples au cours du XXe siècle.

    Cette volonté d'embrasser la complexité et la diversité du monde en articulant sciences et humanités, on la trouve aussi chez Edgar Morin à qui on laissera le mot de la fin avec le commentaire suivant sur TwitterTwitter concernant Michel Serres.