Les requins-taupes communs aiment se repaître d’anguilles argentées migrant vers la mer des Sargasses. Ce sont les balises satellites des proies qui l’affirment… après être passées dans l’estomac des squales ! L’hécatombe a été observée dans le golfe du Saint-Laurent, au Canada.  

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    La migration des anguilles argentées vers la mer des Sargasses passionne de nombreux scientifiques depuis plus d'un siècle. Il subsiste en effet un grand nombre d'inconnues à ce sujet. Ainsi, les trajets migratoires parfois longs de plusieurs milliers de kilomètres ne sont pas encore tous identifiés avec précision, tout comme la position des aires de reproduction. Pour tenter de percer ces mystères, huit Anguilla rostrata ont été équipées de balises pop-uppop-up tandis qu'elles descendaient le fleuve Saint-Laurent en octobre 2011 (Canada). Ces dispositifs enregistrent de nombreux paramètres avant de se détacher, de remonter en surface, puis de transmettre leurs données par une liaison satellite

    Les chercheurs canadiens n'ont malheureusement pas pu parvenir à leur fin. En cause, les huit balises satellites ont envoyé leurs signaux prématurément, probablement en raison de la mort de leurs propriétaires. À ce stade, les anguilles n'étaient même pas encore sorties de la baie du Saint-Laurent. Comment l'expliquer ? Pour le savoir, Mélanie Béguer-Pon de l'université de Laval a analysé les données transmises par les balises en compagnie d'autres collègues. L'explication est pour le moins saisissante.

    En octobre, les eaux du golfe du Saint-Laurent affichent une température comprise entre 0 et 10 °C. Or, six des huit balises ont très clairement enregistré une augmentation brutale des températures jusqu'à des maximums oscillant entre 20 et 25 °C. Ce phénomène s'explique facilement : les anguilles se sont fait manger, mais par qui ? Les mammifères marins sont exclus, car leur température interne est bien plus élevée. Il reste donc les poissons, dont l'activité provoque une importante augmentation de leur température corporelletempérature corporelle. Deux candidats entrent alors en lice : le requin-taupe commun (Lamna nasus) et le thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus). 

    Le requin-taupe commun (<em>Lamna nasus</em>) porte également les surnoms de veau de mer, de maraîche ou de requin-marsouin. Il peut atteindre 3,5 m de long et préfère les eaux d’une température inférieure à 18 °C. © Noaa, DP

    Le requin-taupe commun (Lamna nasus) porte également les surnoms de veau de mer, de maraîche ou de requin-marsouin. Il peut atteindre 3,5 m de long et préfère les eaux d’une température inférieure à 18 °C. © Noaa, DP

    Une espèce protégée au détriment d’une autre

    Là encore, de précieux indices ont été obtenus en analysant les données transmises par les balises, puisqu'elles n'ont pas cessé de fonctionner une fois ingérées. Elles ont donc fourni des informations sur les profils de plongée du prédateur. Le coupable a alors été démasqué : il s'agit du requin-taupe commun. Ainsi, ce squale réduit fortement les chances de succès des anguilles souhaitant migrer pour se reproduire. Certains diront de suite qu'il est difficile de tirer des conclusions valables à partir de huit poissons. Ils ont raison. 

    Près de 113 anguilles argentées supplémentaires ont également été équipées de balises acoustiques. Seules quatre d'entre elles ont franchi le détroit de Cabot qui marque la sortie du golfe du Saint-Laurent. Anguilla rostrata subirait ainsi de très fortes pressionspressions de prédation en ce lieu. Grâce aux précédents résultats, on peut suggérer que le requin-taupe n'est pas étranger à l'affaire. Il faudrait maintenant déterminer la part occupée par les anguilles dans son régime alimentaire ainsi que son impact sur l'abondance des anguilles à l'embouchure du Saint-Laurent. Le compte-rendu de cette enquête a été publié dans la revue Plos One.

    Ironie de l'histoire, les deux espèces incriminées voient leurs populations décliner depuis plusieurs années. Pour enrayer la disparition des requins-taupes, il vient d'être décidé de les protéger au niveau international lors de la 16e conférence des parties de la Cites, qui s'achève aujourd'hui à Bangkok (Thaïlande). Ainsi, en voulant sauver une espèce, il est probable qu'une autre risque de souffrir encore plus.