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    Lorsque la distance s'accroît avec l'autre, il devient étrange. Extérieur au groupe dont la culture m'a forgé, nous n'avons jamais eu l'occasion de nous construite l'un l'autre, de nous apprivoiser. Notre différence excède à ce point ce qui me sépare des miens, que j'ai peine à me reconnaître en lui, et cela est sans doute réciproque. Son visage, parfois, ses vêtements et ses habitudes, les mets et les boissons qu'il affectionne, les pensées qui l'habitent, les symboles auxquels il se réfère constituent autant d'obstacles à ce que nous soyons le miroir, même déformant, l'un de l'autre, à ce que s'enchevêtrent nos idées et que communient nos émotions. C'est un étranger, il m'est indifférent ou m'apparaît menaçant, ce qui engendre dans l'un et l'autre cas une sourde hostilité entre nous.

    Le mépris, le sentiment de son insignifiance au regard d'autrui constituent des agressions psychologiques d'une incroyable violence ; chacun reposant sur l'autre pour s'instituer dans son humanité, je suis l'ennemi de qui je méprise ou néglige. S'il m'apparaît constituer une menace pour ce qui m'importe, moi, les miens ou mes valeurs, c'est lui qui devient mon ennemi. De l'étrangeté à l'indifférence et à l'hostilité, ce sont tous les ressorts psychologiques des exclusions et des racismes que nous venons de passer en revue. Il suffira qu'ils entrent en résonance avec un mal-être social, un fanatisme nationaliste, idéologique ou religieux pour qu'ils débouchent sur de sanglants conflits ou l'immolation des boucs émissaires.

    Et pourtant, quelle richesse dans l'étranger, d'autant plus précieuse qu'elle nous est inconnue et difficile d'accès. Il est impossible de douter qu'il s'est construit lui aussi dans sa culture propre, selon les principes universels de la co-édification intersubjective au sein d'une société humaine. Il a gravi, comme nous, les niveaux de conscience et d'entendement le menant à un universunivers symbolique cohérent, avec ses concepts et ses références, mais plus ou moins différent du nôtre. Il a, en d'autres termes, exploré une autre contrée du monde des idées que nous, contrée à laquelle nous n'aurions jamais eu accès, dont peut-être nous n'aurions jamais eu connaissance. Rien ne permet de supposer que l'univers psychique de l'étranger soit moins performant, moins créatif, moins bouleversant que celui qui fonde la culture des miens, celle qui, en interaction avec mes propres particularités, m'a fait ce que je suis et ce que je pense.

    En d'autres termes, un continent inconnu de l'esprit m'est dévoilé, que je pourrais connaître, dont l'exploration élargira mon horizon intellectuel, me fera faire l'expérience d'émotions insoupçonnées, m'enrichira toujours en tant que maître responsable et conscient de ma vie. L'étranger me tend la main, il me propose de découvrir ses trésors, je l'initierai aux nôtres. Nous ferons tous deux, si nous avons pu nous ouvrir l'un à l'autre, curieux de notre différence, des progrès inouïs dans l'appréhension de nous-mêmes et du monde.

    L'histoire témoigne de la fécondité de l'hybridation et des dangers de l'endogamie culturels.

    L'Egypte ancienne échange avec le monde assyrien et mésopotamien, les Phéniciens s'enrichissent de leurs influences réciproques et leurs interactions avec le monde grec laissent des traces profondes chez les uns et les autres qui par l'intermédiaire initial des Etrusques sont à l'origine de la culture romaine, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps si le processus n'est pas interrompu par un phénomène de globalisation symbolique aussi bien qu'économique. Ramener toutes les valeurs à leur dimension marchande à l'échelle de la planète possède, en effet, un puissant pouvoir d'homogénéisation nuisant à la féconditéfécondité des échanges puisque c'est de la confrontation des différences que naissent l'idée et l'enfant nouveaux. La réaction à une telle évolution vers un schéma standard de pensée à l'échelle de la planète prend souvent la forme d'un repli communautaire en deçà de frontières psychiques que l'on s'ingénie à rendre aussi protectrices, c'est-à-dire aussi étanches que possible. L'étranger redevient alors inconnaissable, indifférent ou menaçant.... Le racisme est de retour.