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    Sans l'autre, sans son influence édificatrice de mon esprit, je ne suis presque rien et n'ai sans doute pas accès à la conscience de moi. Sans moi, l'autre est tel que je serais sans lui. L'humanisation d'Homo sapiensHomo sapiens passe par cette auto-constructionconstruction de soi qui exige le contact avec l'autre, la reconnaissance de sa singularité. Puisque je n'ai pu me construire et me connaître que grâce à lui, j'en déduis qu'il en est de même dans son cas, que je lui suis nécessaire autant qu'il l'est pour moi. Ainsi, les conditions d'exercice par l'homme de la plénitude de ses moyens mentaux le conduisent de façon inéluctable à la perception de l'énigme de l'altérité.

    Enigme puisque cet autre grâce auquel je me suis édifié et qui a eu besoin de moi pour faire de même n'est clairement pas moi. D'ailleurs, eut-il été possible que j'accède à la conscience de moi en ne commerçant qu'avec moi-même, avec mon image ou mon double de chair, en imaginant que je puisse me reproduire par clonageclonage ? Sans doute pas, car toute relation enrichissante exige la différence, l'apport mutuel permettant aux deux protagonistes du dialogue d'enrichir l'un et l'autre leur entendement singulier et franchir ainsi une étape d'une progression continue.

    Il est bien sûr possible de progresser par un exercice de pensée solitaire, mais seulement lorsqu'on en a acquis la capacité. Un homme façonné par son contact avec ses semblables dans une société de culture a la capacité, en une certaine mesure, de dialoguer avec une image mentale de l'autre, c'est-à-dire de soupeser des points de vue différents. Si jamais n'a pu se développer l'hypothèse d'une pensée différente, l'échange et le dialogue avec autrui (ou l'idée qu'on en a) sont impossibles et l'esprit se réduit à une enceinte close où ne peut résonner, s'atténuant peu à peu, que l'écho de soi-même.

    Ainsi n'ai-je pu émerger de moi pour m'observer et me connaître que grâce au feu d'un esprit différent que j'ai contribué moi-même à développer et à entretenir. Il en va comme dans un âtre où une bûche isolée, même incandescente, engendre quelques fumées mais pas de flammes, à moins qu'elle ne se trouve soumise à la chaleur d'autres bûches à son contact, qui s'enflamment elles aussi.

    L'ambivalence du rapport à autrui demeure irréductible. En effet, considérons deux êtres, ou plus. Leur interaction les a faits ce qu'ils sont, et leur a permis tout à la fois d'en prendre conscience et de reconnaître les influences humaines qui les ont révélés à eux-mêmes. Pour autant, l'altérité de l'autre, condition nécessaire à l'édification mutuelle des personnes, est absolue et définitive. Ceux dont je dépends tant, dont je suis conduit à reconnaître le rôle essentiel dans mon avènement à la qualité de sujet, je ne puis néanmoins les connaître.

    Extérieurs à moi, je n'aurais jamais la capacité de les appréhender dans leur authenticité et dans leur totalité. Eux-mêmes sont bien sûr dans la même situation d'impuissance en ce qui me concerne. Toute notre vie, nous ressentirons néanmoins la nécessité d'observer le reflet de nous-mêmes dans ce miroir déformant aux propriétés étranges que constitue autrui. Son indifférence à notre égard nous rendra fou et nous nous perdrons en supputations quant à ce qu'il pense de nous, ce qu'il imagine que nous pensons nous-même. Une grande partie de nos pensées, de nos efforts auront pour but d'influencer, de manipuler cette appréhension par l'autre de notre réalité, sans jamais aucune certitude d'y parvenir. Nous sommes vis-à-vis de l'autre comme un être cherchant la confirmation de son existence à travers l'observation de son reflet dans les yeuxyeux et l'esprit de l'entourage, miroir infidèle mais irremplaçable. Nous nous épuisons à tenter de remodeler notre image réfléchie selon l'idéal de ce que nous aimerions être, sans jamais maîtriser complètement les propriétés bizarres de l'esprit d'autrui qui nous reflète.