Un gigantesque delta coiffait un supercontinent, la Pangée, il y a plus de 200 millions d'années. C'était le plus grand delta de tous les temps et certainement un milieu de vie majeur durant le Trias. Enterrés aujourd'hui sous la mer de Barents, dans l'océan Arctique, ses vestiges témoignent d'évènements climatiques passés pour le moins cataclysmiques.


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    Les restes méandreux d'un ancien delta 15 fois plus vaste que les plus grands deltas du monde moderne, celui du Gange en Inde ainsi que l'embouchure de l'Amazone au Brésil, ont traversé les âges, préservés en dessous du fond marin, dans l'océan Arctique. Ce géant s'étale plus précisément sous la mer de Barents, au nord de la Norvège et de la Russie. Les rivières qui ont conduit autrefois à sa formation, en charriant des sédiments, se jetaient dans la partie nord d'un océan appelé PanthalassaPanthalassa, qui n'était autre que l'océan global entourant la Pangée durant le TriasTrias (252 à 200 millions d'années).

    L'existence de cet immense delta était connue de longue date, depuis que les forages à la recherche d'hydrocarbureshydrocarbures ont débuté dans la région (vers les années 1980-1990). Mais son étendue n'a été mesurée que récemment. Avec une superficie de 1.65 million de km², le delta de la mer de Barents écrase par sa taille les deltas existants, mais aussi tous ceux qui ont jamais existé. Dans une étude, parue dans Geology, des chercheurs de l'université de Bergen, en Norvège ont comparé ce delta avec les plus grands connus, présents ou passés. « Nous n'en avons trouvé aucun plus large que celui-là », assure le premier auteur de l'étude, Tore Grane Klausen, à Futura. Auparavant chercheur spécialiste des deltas et des systèmes fluviaux à l'université de Bergen, il travaille actuellement comme géologuegéologue d'exploration pour la compagnie norvégienne Petrolia NOCO AS.

    Carte montrant l'emplacement actuel du delta de la mer de Barents (zone hachurée) et l'étendue supposée de son bassin versant (trois estimations délimitées par des traits noirs en gras). Il est noté en légende « TBO delta » pour <em>Triassic Boreal Ocean</em>, qui désigne l'océan dans lequel il s'avançait durant le Trias. © Tore Grane Klausen <em>et al.</em>, <em>Geology</em>, 2019
    Carte montrant l'emplacement actuel du delta de la mer de Barents (zone hachurée) et l'étendue supposée de son bassin versant (trois estimations délimitées par des traits noirs en gras). Il est noté en légende « TBO delta » pour Triassic Boreal Ocean, qui désigne l'océan dans lequel il s'avançait durant le Trias. © Tore Grane Klausen et al., Geology, 2019

    Comment un delta aussi vaste a-t-il pu se former ? Quelles implications pour le climatclimat de la Pangée, couverte de désertsdéserts arides en son cœur, et l'évolution de la vie au Trias, une époque qui a vu naître les premiers dinosauresdinosaures, devenus par la suite maîtres du monde au JurassiqueJurassique et au CrétacéCrétacé ?

    Un gigantesque delta sur un supercontinent

    Le delta de la mer de Barents existait entre 237 et 227 millions d'années, durant le Carnien, subdivision du Trias supérieur. Les chercheurs le désignent informellement par les termes « delta du Snadd », du nom de la stratestrate dans laquelle il se trouve (Snadd formation), ou encore par « Paléo-Pechora » (ancien Pechora), où Pechora est la rivière s'écoulant aujourd'hui en Russie dans la même région drainée autrefois par le réseau hydrographique (ensemble des rivières et fleuves) qui alimentait le delta.

    Des rivières, justement, sinueuses et mesurant jusqu'à 25 km de largeur, sont décelables dans les profils 3D du fond marin réalisés par la méthode de réflexion sismique (écho des ondes sismiquesondes sismiques sur les couches géologiques), ainsi que par des forages. Enterré sous les sédiments du Jurassique, période qui suit le Trias, et sous des sédiments plus jeunes, « le delta lui-même fait environ 200 à 400 mètres d'épaisseur », nous révèle Tore Grane Klausen. Le tout est submergé par approximativement 200 mètres d'eau, profondeur de la mer de Barents. Cependant, sur les îles délimitant le bassin au nord, dont fait partie l'archipelarchipel du Svalbard, « tous ces sédiments ont été érodés et on peut voir le delta » affleurer directement en surface.

    Carte d'une partie du réseau ramifié de rivières constituant le delta de la mer de Barents, reconstitué à partir des données acquises par sismique réflexion et par forages (points rouges). Une extrapolation de la morphologie des rivières est donnée en gris. Elles s'écoulent du coin sud-est vers le nord-ouest, en devenant de plus en plus sinueuses. Tout en haut se trouve l'île aux Ours (Bjørnøya en norvégien), qui se situe à la limite occidentale de la mer de Barents. Cette image correspond à une portion du delta encadrée en rouge et notée Fig. 2 sur la carte précédente. © Tore Grane Klausen <em>et al., Geology</em>, 2019
    Carte d'une partie du réseau ramifié de rivières constituant le delta de la mer de Barents, reconstitué à partir des données acquises par sismique réflexion et par forages (points rouges). Une extrapolation de la morphologie des rivières est donnée en gris. Elles s'écoulent du coin sud-est vers le nord-ouest, en devenant de plus en plus sinueuses. Tout en haut se trouve l'île aux Ours (Bjørnøya en norvégien), qui se situe à la limite occidentale de la mer de Barents. Cette image correspond à une portion du delta encadrée en rouge et notée Fig. 2 sur la carte précédente. © Tore Grane Klausen et al., Geology, 2019

    Le delta s'étend sous la totalité de la mer de Barents, elle-même ayant une superficie de 1,4 million de km². Sa taille, équivalente à 1 % de la surface des terresterres émergées à notre époque, a été comparée dans le cadre de cette étude avec les deltas modernes, en s'appuyant sur des modèles de terrain (représentation topographique). Ceux-ci ont commencé à se développer, c'est-à-dire à avancer dans la mer par dépôt de sédiments (progradation) à partir de la fin du dernier maximum glaciaire, il y a 10.000 ans. Le delta de la mer de Barents a également été comparé aux deltas documentés dans la recherche qui se sont formés durant la dernière période glaciairepériode glaciaire (110.000 à 10.000 ans) et à des époques plus lointaines encore.

    1 % des terres émergées modernes

    Il en ressort que le delta de la mer de Barents (1.65 million de km²) ne souffre pas de compétition. Pour donner quelques exemples, le delta du Gange mesure 105.000 km², tandis que celui de l'Amazone couvre 108.000 km². Notons toutefois qu'il n'y a pas de delta à proprement parler à l'embouchure de l'Amazone puisque le fleuve se jette directement dans l'océan Atlantique où les sédiments sont rapidement dispersés. Les deltas plus anciens, tels que celui du Golfe de Carpentarie, en Australie, datant du dernier maximum glaciaire (901.000 km²) et le delta McMurray au Canada, datant du Crétacé supérieur (1,02 million de km²), ne cèdent que de peu devant le delta de la mer de Barents.

    Comparaison entre la superficie du delta de la mer de Barents, plus grand delta de l'Histoire, et les deltas modernes (- 10.000 ans jusqu'à nos jours ; encadré A), les deltas existant durant le dernier maximum glaciaire (- 110.000 à - 10.000 ans ; encadré B) et enfin les deltas beaucoup plus anciens (Jurassique, Crétacé, Carbonifère, etc. ; encadré C). Le delta de la mer de Barents est noté TBO pour <em>Triassic Boreal Ocean</em>, qui désigne l'océan dans lequel il s'avançait durant le Trias. © Tore Grane Klausen <em>et al.</em>, <em>Geology</em>, 2019
    Comparaison entre la superficie du delta de la mer de Barents, plus grand delta de l'Histoire, et les deltas modernes (- 10.000 ans jusqu'à nos jours ; encadré A), les deltas existant durant le dernier maximum glaciaire (- 110.000 à - 10.000 ans ; encadré B) et enfin les deltas beaucoup plus anciens (Jurassique, Crétacé, Carbonifère, etc. ; encadré C). Le delta de la mer de Barents est noté TBO pour Triassic Boreal Ocean, qui désigne l'océan dans lequel il s'avançait durant le Trias. © Tore Grane Klausen et al., Geology, 2019

    « Nous sommes sûrs que c'est le plus vaste delta enregistré dans la roche », affirme Tore Grane Klausen, autrement dit le plus grand de l'Histoire parmi ceux dont des traces nous sont restées. On peut en revanche supposer que des deltas plus larges ont existé et ont été détruits, mais c'est « très peu probable », car ce n'est pas si simple de former un delta aussi monstrueux. Celui-ci a bénéficié de deux avantages. Il se trouvait d'une part sur un supercontinentsupercontinent, la Pangée, et possédait donc un bassin versantbassin versant immense, lui permettant de recueillir beaucoup de sédiments et de pluie. En outre, il se terminait dans un océan de seulement 200 mètres de profondeur, « bien moins profond que pour les deltas modernes », précise Tore Grane Klausen, où les sédiments pouvaient aisément s'accumuler.

    Une oasis de vie au milieu du désert ?

    Les nombreuses rivières du delta de la mer de Barents coulaient du sud vers le nord, pour déboucher dans l'océan boréal, domaine nord de l'océan global Panthalassa. Elles prenaient source dans des chaînes de montagnes en formation, ancêtres de l'Oural et des Alpes, appelés respectivement orogenèseorogenèse ouralienne et orogenèse Variscane, d'après des recherches précédentes qui ont montré que les sédiments du delta étaient originaires de là.

    Voici, à gauche, à quoi ressemblait la Pangée au tout début du Trias, entourée par l'océan global Panthalassa. La Paléothétys est l'océan qui séparait autrefois les terres émergées en deux supercontinents, le Gondwana et la Laurussia, et qui s'est refermé durant le Trias supérieur. À droite, un zoom sur le nord de la Pangée, où l'emplacement du delta de la mer de Barents est indiqué. L'océan boréal correspond à la partie nord de Panthalassa. © Kieff, Adrignola, <em>Wikimedia Commons</em>, CC By-SA 3.0, Christian Haug Eide <em>et al.</em>, <em>GSA Bulletin</em>, 2017
    Voici, à gauche, à quoi ressemblait la Pangée au tout début du Trias, entourée par l'océan global Panthalassa. La Paléothétys est l'océan qui séparait autrefois les terres émergées en deux supercontinents, le Gondwana et la Laurussia, et qui s'est refermé durant le Trias supérieur. À droite, un zoom sur le nord de la Pangée, où l'emplacement du delta de la mer de Barents est indiqué. L'océan boréal correspond à la partie nord de Panthalassa. © Kieff, Adrignola, Wikimedia Commons, CC By-SA 3.0, Christian Haug Eide et al., GSA Bulletin, 2017

    Tore Grane Klausen et ses collègues ont montré que, durant le Trias, le delta progressait dans l'océan en accumulant des sédiments durablement pendant des périodes de 2 à 5 millions d'années, à comparer aux deltas modernes formés sur un temps beaucoup plus court (vers 10.000 ans). Cela montre que le niveau marin est resté à peu près stable à l'époque, confortant l'hypothèse largement acceptée d'un climat chaud et sec au Trias, mijoté par effet de serreeffet de serre, avec une absence de grands glaciersglaciers, y compris aux pôles.

    « Cela variait sans doute avec les saisonssaisons, tempère Tore Grane Klausen. Durant les crues, [le réseau hydrographique] transportait davantage de sédiments. Je pense que le delta se comportait de façon très similaire aux deltas modernes. » Il peut d'autre part être relié à certaines théories sur le paléoclimat du Trias, tels l'évènement pluvial du Carnien il y a environ 230 Ma, ainsi que la mégamousson de la Pangée, tous deux marqués par un violent accroissement des précipitationsprécipitations. Ces moussons ont pu alimenter les rivières du delta, situé sur les côtes, tandis que l'intérieur du supercontinent était essentiellement désertique.

    Important pour l'évolution de la vie terrestre

    « C'est sûrement important pour l'évolution de la vie terrestre », déclare Tore Grane Klausen à Futura, en expliquant que la mer de Barents se trouvait plus au sud durant le Trias, à la place actuelle de la France, et que la flore y était très riche. « Nous n'avons pas trouvé de fossilesfossiles nous-mêmes, [...] mais des fougèresfougères, des arbresarbres, des vieux troncs » ont déjà été découverts sur les îles où les sédiments du delta sont exposés à la surface. Il existe également « des fossiles d'amphibiensamphibiens sur une des îles du Svalbard ». Étant donné l'immense potentiel de ce delta comme milieu de vie, Tore Grane Klausen aimerait poursuivre son étude, s'il en a l'opportunité, par des recherches paléontologiques, mais aussi estimer « la quantité de sédiments déversés à un temps donné » dans l'océan, c'est-à-dire la vitessevitesse de progression du delta.