Notre cerveau est un allié précieux. Mais parfois, il peut devenir notre « pire ennemi ». Voyons un peu pourquoi, et surtout, dans quelles situations il ne faut pas lui faire confiance.


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    Notre cerveau est une mystérieuse machine dont l'Homme n'a probablement percé qu'une infime partie du fonctionnement jusqu'à présent. Succédant aux philosophies de l'esprit, les neurosciences s'attellent, depuis quelques décennies, à le comprendre grâce à la démarche scientifique. Mais la tâche est complexe.

    Cet ordinateurordinateur biologique, logé entre nos deux oreilles, est terriblement abscons. Mais ce qu'on va se demander aujourd'hui est tout autre : est-il fiable ? En effet, on sait que ce dernier produit en permanence un nombre conséquent de jugements sur le monde, sur les autres et sur nous-même. Peut-on avoir confiance en ces jugements ? Faible de notre condition humaine, nous connaissons scientifiquement trop mal encore tous les processus qui aboutissent à nos conclusions (nos jugements, en somme). Et consciemment, nous n'avons accès qu'à ces derniers (nos jugements) sous différentes formes (intuition, impression, émotions, etc.).

    Concernant sa fiabilité, il semble que cela dépende fortement de la situation. Notre cerveau, ne l'oublions pas est, comme nous, un produit de l'évolution biologique de la vie sur Terre. Il est donc fiable dans certaines situations mais se trompe complètement dans d'autres. Pour se familiariser avec le sujet, il convient de comprendre ce qu'est une heuristiqueheuristique de jugement et comment fonctionnent les mécaniques de ces mêmes jugements. Ensuite, il faut appréhender et tenter d'expliquer les illusions et les biais cognitifs inhérents à notre espèceespèce. Enfin, quelques conseils pratiques pour savoir comment faire face à nos biais seront, vous le verrez, appréciables. 

    Notre cerveau passe son temps à produire des jugements sur son environnement. © Sergey Nivens, Shutterstock
    Notre cerveau passe son temps à produire des jugements sur son environnement. © Sergey Nivens, Shutterstock

    Notre cerveau, cette machine à juger...

    Chaque seconde qui passe vous vivez l'expérience de la vie via vos sens. La connaissance subjective est totalement soumise à ces derniers. Votre cerveau interprète constamment des données afin de les intégrer à votre vision du monde. Plus sporadiquement, vous avez la capacité de réfléchir et d'appréhender des connaissances plus ou moins objectives, notamment grâce à la logique et à la méthode scientifique. La plupart du temps, notre cerveau cherche sans cesse à réduire l'ambivalence entre ce qu'il constate et ce qu'il croit. Il est le garant de notre stabilité cognitive.

    Les phrases simples qui viennent d'être énoncées ont été théorisées et expérimentalement mises en évidence par Daniel Kahneman, prix Nobel d'économie et psychologue de formation. Dans ces théories, votre vision du monde porteporte le nom d'heuristique de jugement. Vos interprétations rapides et subjectives sont réalisées par ce qu'il appelle le système 1 de la pensée (un système intuitif et rapide) et les interprétations plus réfléchies sont l'apanage du système 2 de votre pensée (un système réflexif et plus lent). Voyez plutôt en constatant cela par vous-même. Lisez cette énigme et répondez-y le plus vite possible sans poser le problème : « Une balle de tennis et une raquette coûtent ensemble 1 euro et 10 centimes. La raquette coûte 1 euro de plus que la balle. Question : combien coûte la balle ? »

    Si vous êtes bien un être humain, la réponse qui vous est subitement venue à l'esprit (grâce à votre système 1) est 10 centimes. Mais celle-ci est erronée et on s'en rend facilement compte en posant le problème (à l'aide de votre système 2). Si la balle fait 10 centimes et que la raquette coûte 1 euro de plus que la balle, cela nous donne une somme raquette + balle égale à 1 euro et 20 centimes. Or, le problème spécifie que le total fait 1 euro et 10 centimes. Vous avez donc compris que la balle ne fait pas 10 mais 5 centimes d'euros. Ce problème n'est là que pour illustrer le propos. Pourtant, des expériences ont été réalisées grâce à lui ou à des variantes. Néanmoins, il ne met en lumièrelumière qu'une infime partie de nos biais et de notre jugement parfois trop hâtif. 

    Eh oui ! nous (ou plutôt nos cerveaux...) sommes soumis à de nombreux autres biais cognitifs dont nous allons voir quelques exemples. Nous prendrons aussi le temps de nous attarder sur plusieurs querelles du domaine de la psychologie cognitive concernant ces derniers : existe-t-il vraiment ou sont-ils des artefacts de laboratoire qui dépendent de conditions précises ? Sont-ils néfastes ou bien utiles, ou bien les deux ? 

    ...Et à tomber dans le panneau !

    Vous connaissez sans doute une si ce n'est plusieurs illusions d'optique. Le propre d'une illusion, c'est que même après avoir pris conscience de la supercherie, vous ne pouvez vous en écarter. Même si un magicien vous dévoile son « truc », vous continuerez de voir ce qu'il souhaite que vous voyiez. Car ce n'est pas tant nos yeuxyeux qui sont bernés, mais bien notre cerveau. Comme lorsque vous ne connaissez pas l'énigme de la balle. Même si vous ne donnez pas votre réponse intuitive (car vous avez appris à maîtriser votre système 1, nous verrons cela dans les conseils pratiques), il est très probable qu'elle vous soit quand même venue à l'esprit.

    C'est un peu similaire avec les biais cognitifs. On a beau les connaître, il est impossible d'en être immunisé. Connaître n'est pas suffisant. Pour se prémunir des biais, il faut justement avoir conscience que, dans un contexte où nous ne voulons pas nous faire manipuler, il faut allumer notre système 2 : notre vigilance doit être accrue. Sans cela, nous sommes à la merci d'une armée de biais prêts à conforter notre vision de la réalité. Plusieurs hypothèses règnent sur l'explication d'une liste très limitée et non exhaustive de quelques biais que voici : confusion entre corrélation et causalité, la loi des petits nombres, les paréidolies, l'oubli de la taille de l'échantillon, les stéréotypes, etc.

    Certains chercheurs pensent qu'il était plus utile à nos ancêtres de déduire instinctivement la présence d'un prédateur s'ils voyaient du sang dans la forêt, plutôt que d'appliquer une démarche sceptique, suspendre son jugement et se dire que finalement, il y a beaucoup d'autres hypothèses alternatives. C'est peut-être pour cela que nous avons tant de mal à suspendre notre jugement et que nous avons tant de facilité à extrapoler un cas unique à une généralité, à conclure à partir de ce que nous seul connaissons, à trouver des explications farfelues à tout prix là où le fait constaté n'est simplement que l'action du hasard ou d'une contingence ou d'un déterminisme abscons, à ne voir que les informations qui renforcent et confortent notre vision du monde, à attribuer des caractéristiques et des intentions à un visage, une profession, une ethnie, etc.

    Certains chercheurs pensent néanmoins que nos heuristiques de jugement sont plutôt fiables et qu'elles fonctionnent bien. C'est le cas de Gerd Gigerenzer qui est « l'adversaire » intellectuel principal de Daniel Kahneman dans l'interprétation des heuristiques de jugement. Pour lui, les biais cognitifs sont même des artefacts de laboratoire. C'est le principal débat dans ce domaine de recherche actuellement. Concernant la fiabilité optimiste que ce dernier porte à nos heuristiques de jugement, si c'est bien le cas pour certaines situations, on ne peut s'empêcher de constater aussi que, dans beaucoup d'autres cas, nos heuristiques limitées se trompent... complètement. Surtout lorsque le problème posé est complexe. Néanmoins, comme exemple de bonne utilisation des heuristiques, on peut tout de même noter que nous sommes particulièrement doués pour reconnaître et identifier les émotions chez nos contemporains. Là encore, une hypothèse séduisante est que, s'il fallait fuir, il valait mieux être doté d'un système de reconnaissance faciale fiable pour identifier sur le visage d'un autre Homme une émotion évoquant la présence d'un prédateur.

    Nos biais cognitifs ont souvent raison de nous, mais dans certaines situations, ils sont forts utiles. © Feodora, Fotolia
    Nos biais cognitifs ont souvent raison de nous, mais dans certaines situations, ils sont forts utiles. © Feodora, Fotolia

    Quelques conseils pratiques 

    Vous savez maintenant que vous êtes (du moins votre cerveau) complètement biaisé. Alors comment faire pour s'en prémunir ? Pour éviter de tomber dans les pièges de notre cerveau ? Et surtout, en quel contexte, afin de ne pas devenir fou ? Voici les six commandements pour humain biaisé : 

    1er commandement : apprenez à maîtriser votre système 1

    Votre système 1 est un peu comme un enfant. Si on ne lui apprend pas à ne pas dépasser certaines limites, on peut se retrouver submergé. Si vous voulez vous prémunir contre vos jugements hâtifs, il faut tout d'abord dresser votre système 1 et faire en sorte que votre système 2 le tempère, lorsque cela est possible et approprié.

    2e commandement : ne vous sentez pas immunisé

    Personne n'est à l'abri d'une erreur ou d'un jugement hâtif. Soyez humble et reconnaissez votre erreur si vous en commettez une. Ne persistez pas dans une lutte inutile entre vous et votre ego. 

    3e commandement : suspendez votre jugement si vous ne savez pas

    Plutôt que de disserter sur des sujets que vous n'avez pas étudiés, pourquoi ne pas parler prudemment en formulant des hypothèses ou des interrogations puis en allant vous renseigner avec méthode par la suite ? 

    4e commandement : ne laissez pas vos émotions ni votre enthousiasme prendre le dessus

    C'est une des choses les plus importantes. Dans votre recherche de données et dans leurs interprétations, vous ne devez pas chercher à confirmer vos intuitions ni à chercher à valider votre vision du monde. En tout cas si vous avez accepté le postulatpostulat de vous informer en adéquation avec la réalité complexe.

    5e commandement : ne vous fiez pas à la bonne foi de votre interlocuteur

    Les humains ont tendance à se faire confiance. Trop confiance. Ce n'est pas un éloge de la mauvaise foi humaine. Plutôt la mesure de nos biais. En effet, nous avons plutôt tendance à être honnêtes. Il n'y a donc pas de mal à croire son interlocuteur, surtout concernant des expériences personnelles. Si une personne de votre entourage vous dit « je suis allée acheter du pain à la boulangerie ce matin », vous pouvez la croire sans problème. Par contre, si elle vous dit qu'elle est allée consulter un magnétiseur et que grâce à ses manipulations, son mal de dosdos a disparu, vous êtes en droit de douter. Non pas de sa bonne foi, ni de sa croyance dans cette pratique pseudo-scientifique, mais dans la relation de cause à effet que cette personne infère entre la séance chez le magnétiseur et la disparition de ses maux de dos. 

    6e commandement : doutez dans un contexte approprié

    En mettant en applicationapplication toutes ces consignes, il ne vous échappera pas qu'il est difficile de tenir une discussion sans intervenir sur les potentiels biais de vos interlocuteurs. Apprenez à mettre votre système 2 sur pause ou bien demandez la permission à votre interlocuteur d'entrer dans une discussion complexe avec lui. Tout le monde n'a pas envie de remettre en question ses croyances et perdre sa stabilité cognitive et, même si c'est difficile à accepter pour nous, c'est bien leur droit. 

    Aller plus loin

    Pour approfondir ces questions, nous vous conseillons une récente émission à écouter sur France Culture intitulé « Notre cerveau est-il un allié fiable ? », la chaîne YouTubeYouTube la tronche en biais et d'hygiène mentale, les travaux de Daniel Kahneman et ceux de Gerd Gigerenzer.