Dans l'Europe occidentale, depuis l'Antiquité jusqu'au XIIIe siècle, nombreuses étaient les femmes pratiquant la médecine et la chirurgie. Respectées, savantes, certaines d'entre elles ont écrit des ouvrages médicaux de référence pour leur époque ou enseignaient en université. À partir du Moyen Âge, elles furent évincées des postes prestigieux et peu à peu cantonnées aux tâches subalternes d'aides-soignantes ou de sages-femmes. Quels événements permirent cet exil ? Pour quelles raisons s'est-il perpétué si longtemps ? 


au sommaire


    La plupart des « sorcières » persécutées en Europe à partir du XVe siècle étaient en réalité des sages-femmessages-femmes et des guérisseuses, héritières d'une longue tradition d'exercice laïc de la médecine, plus pragmatique que théorique.

    Mais pour raconter l’histoire de ces expertes (avant qu'elles soient totalement évincées), les chercheurs se heurtent à plusieurs obstacles : les informations sont peu nombreuses et disparates, fragmentées en de nombreuses sources très différentes ; sources biographiques, par exemple, mais aussi sources économiques, judiciaires, administratives. Quelquefois ne subsistent que des prénoms ou des noms, comme ceux des femmes inscrits à l'Ars Medicina de Florence (un traité médical), ou celui de la religieuse apothicaireapothicaire Giovanna Ginori, inscrite sur les registres fiscaux de la pharmacie dans laquelle elle travaillait pendant les années 1560.

    Ces recherches permettent néanmoins de mieux comprendre comment les femmes ont peu à peu été exclues de la médecine, de sa pratique et de ses études, de par un système institutionnel et hiérarchique totalement dominé par les hommes.

    La Scola Salernitana

    Il faut d'abord évoquer la plus célèbre École de médecine active au début du Moyen Âge, celle de Salerne, la Scola Salernitana. Elle comptait dans ses rangs plusieurs femmes médecins : Trota (ou Trotula), pionnière de la gynécologiegynécologie et chirurgienne, Costanza Calenda, Abella di Castellomata, Francesca di Romano, Toppi Salernitana, Rebecca Guarna et Mercuriade, qui sont assez connues et aussi celles que l'on nommait les mulieres salernitanae.

    Contrairement aux femmes médecins de l'École, les mulieres travaillaient à un niveau plus empirique. Leurs remèdes étaient examinés par les médecins de l'École, qui décidaient ou non de les accepter, comme en témoignent le manuel Practica Brevis de Giovanni Plateario et les écrits de Bernard de Gordon. À Salerne se croisaient savants chrétiens, juifs et musulmans ; différentes cultures y cohabitaient, faisant de l'École un lieu exceptionnel, vivier de rencontres et d'influences scientifiques.

    Dessin à la plume et au lavis montrant une guérisseuse debout, peut-être la Trotula, vêtue de rouge et de vert avec une coiffe blanche, tenant une fiole d'urine vers laquelle elle pointe de la main droite. Extrait de <em>Miscellanea medica</em> XVIII, publié début du XIV<sup>e</sup> siècle, <em>Wikimedia Commons</em>, CC0
    Dessin à la plume et au lavis montrant une guérisseuse debout, peut-être la Trotula, vêtue de rouge et de vert avec une coiffe blanche, tenant une fiole d'urine vers laquelle elle pointe de la main droite. Extrait de Miscellanea medica XVIII, publié début du XIVe siècle, Wikimedia Commons, CC0

    Voir aussi

    Histoire : médecine, médecins et chirurgiens sous l'Ancien Régime

    Des femmes accusées d’exercer illégalement

    Cependant, dès 1220, la situation se complique car nul ne peut plus exercer la médecine s'il n'est pas diplômé de l'Université de Paris ou s'il n'a pas obtenu l'accord des médecins et du chancelier de l'Université, sous peine d'excommunication. Citons l'exemple de Jacoba Felicie de Alemannia. Selon un document produit par l’Université de Paris en 1322, elle traitait ses patients sans connaître « vraiment » la médecine, c'est-à-dire sans avoir reçu d'enseignement universitaire, et était passible d'excommunication ; elle devait par conséquent payer une amende. Les actes du litige décrivent le déroulement d'un examen médical prodigué par cette femme : on apprend qu'elle analysait visuellement l'urine, prenait les poulspouls, palpait les membres du malade, et qu'elle soignait des hommes. C'est l'un des rares témoignages qui mentionne le fait que les femmes soignaient aussi des hommes.

    Le procès de la jeune médecin a lieu pendant une période où l'on dénonçait et condamnait celles et ceux qui n'étaient pas diplômés de l'université. Avant elle, Clarice de Rouen avait été excommuniée pour l'exercice de la profession de médecin pour la même raison -- avoir soigné des hommes -- tandis que d'autres femmes expertes en médecine furent à nouveau condamnées en 1322 : Jeanne la converse de Saint-Médicis, Marguerite d'Ypres et la juive Belota.

    Jusqu'au Moyen Âge, les femmes ont occupé une place prépondérante en médecine. Extrait du Grand manuscrit de poésie lyrique de Heidelberg, <em>circa</em> 1310. <em>Meister des Codex Manesse</em> (Grundstockmaler), Université de Heidelberg, <em>Wikimedia Commons</em>, Domaine public
    Jusqu'au Moyen Âge, les femmes ont occupé une place prépondérante en médecine. Extrait du Grand manuscrit de poésie lyrique de Heidelberg, circa 1310. Meister des Codex Manesse (Grundstockmaler), Université de Heidelberg, Wikimedia Commons, Domaine public

    En 1330, les rabbins de Paris sont également accusés d'exercer illégalement l'art de la médecine, ainsi que quelques autres « guérisseurs » qui se faisaient passer pour des experts sans l'être (selon les autorités) : on les taxait d'imposture, même s'ils étaient compétents. En 1325, le pape Jean XXII, opportunément sollicité par les professeurs de l'Université de Paris après l'affaire Clarice, s'adresse à l'évêque de Paris Stephen en lui ordonnant d'interdire aux ignorantes de la médecine et aux sages-femmes l'exercice de la médecine à Paris et dans les environs, en insistant sur le fait que ces femmes pratiquaient des sortilèges.

    La formalisation des études

    L'interdiction progressive de la pratique de la médecine pour le genre féminin a lieu parallèlement à la formalisation du canon des études, le début de contrôle minutieux par les hiérarchies d'enseignants et par les corporations, marginalisant toujours plus les femmes médecins.

    Elles continuent pourtant d'exister et d'exercer -- parmi les Italiennes, on connaît les Florentines Monna Neccia, mentionnée dans un registre fiscal, l'Estimo de 1359, Monna Iacopa, qui a soigné les pestiférés en 1374, les dix femmes inscrites à la corporation des médecins de Florence -- l'Arte dei Medici e degli Speziali -- entre 1320 et 1444, ou les Siennoises Agnese et Mita, payées par la Ville pour leurs services en 1390, par exemple.

    L’interdiction progressive de la pratique de la médecine pour le genre féminin a lieu parallèlement à la formalisation du canon des études

    Toutefois, pratiquer la médecine devient très risqué pour elles, les soupçons de sorcellerie se faisant de plus en plus pesants.

    Malheureusement, les sources officielles manquent de données au sujet des femmes médecins, car elles exerçaient dans une société dans laquelle seuls les hommes accédaient aux plus hautes fonctions.

    Malgré tout, le cadre historique que l'on peut reconstituer montre l'existence non seulement de femmes qui étaient expertes et pratiquaient l'art de la médecine, mais aussi de femmes médecins qui ont étudié, souvent à titre non officiel -- la plupart étaient instruites par leur père, leur frère ou leur mari.

    L'École de médecine de Salerne apparaît dans une miniature du Canon d'Avicenne (ouvrage encyclopédique de médecine médiévale rédigé en arabe par Avicenne, médecin et scientifique persan du XIᵉ siècle, achevé vers 1020). L'image représente l'histoire légendaire de Robert, duc de Normandie. Mortellement blessé par une flèche, il fut héroïquement sauvé par sa femme qui suça le poison prescrit par les médecins de Salerne. © Bibliothèque de l'Université de Bologne, <em>Wikimedia Commons</em>, Domaine public
    L'École de médecine de Salerne apparaît dans une miniature du Canon d'Avicenne (ouvrage encyclopédique de médecine médiévale rédigé en arabe par Avicenne, médecin et scientifique persan du XIᵉ siècle, achevé vers 1020). L'image représente l'histoire légendaire de Robert, duc de Normandie. Mortellement blessé par une flèche, il fut héroïquement sauvé par sa femme qui suça le poison prescrit par les médecins de Salerne. © Bibliothèque de l'Université de Bologne, Wikimedia Commons, Domaine public

    Les femmes médecins dans les sources littéraires

    Les sources non institutionnelles, comme les textes littéraires, sont très précieuses. Par exemple, Bocacce évoque une femme médecin dans le Decameron. Le narrateur, Dioneo, parle d'une certaine Giletta di Nerbona, une femme médecin intelligente qui parvint à épouser l'homme qu'elle aimait -- Beltramo da Rossiglione -- en récompense d'avoir guéri le roi de France d'une fistulefistule à la poitrine. Boccacce fait dire à Giletta, qui perçoit bien le manque de confiance du souverain en elle, en tant que femme et jeune femme :

    « Je vous rappelle que je ne suis pas médecin grâce à ma science, mais avec l'aide de Dieu et grâce à la science de Maître Gerardo Nerbonese, qui fut mon père et un célèbre médecin de son vivant ».

    Boccace nous présente donc une femme experte en médecine d'une manière simple et naturelle : c'est peut-être un signe du fait qu'il se référait à des situations plus communes et connues par son public de lecteurs qu'on ne le croit généralement. Ce que dit Giletta reflète une réalité de l'époque pour les femmes qui pratiquaient la médecine : ce qu'elle sait, elle l'a appris de son père.

    Il existe en particulier beaucoup de données concernant les femmes médecins juives, actives en particulier dans le sud de l'Italie et en Sicile, qui apprenaient l'art médical dans leur familles.

    Trotula di Ruggiero ( – 1097) au centre. La plus célèbre des femmes médecins, enseignante à l'université de Salerne, rédigea le premier traité de gynécologie. <em>Medicina Antiqua : Codex Vindobensis 93</em>
    Trotula di Ruggiero ( – 1097) au centre. La plus célèbre des femmes médecins, enseignante à l'université de Salerne, rédigea le premier traité de gynécologie. Medicina Antiqua : Codex Vindobensis 93

    L'Université de Paris a joué un rôle très important dans le processus historique de normalisation et d'institutionnalisation de la profession médicale. Dans son article « Les femmes et les pratiques de la santé dans le Registre des plaidoiries du Parlement de Paris, 1364-1427 », Geneviève Dumas a bien montré l'importance des sources judiciaires parisiennes du XIVe et XVe siècles, parce qu'on y trouve la mémoire des femmes qui ont été condamnées pour avoir pratiqué illicitement la médecine ou la chirurgiechirurgie. Dumas a publié deux procès : celui qui a été mené contre Perette la Pétone, chirurgienne, et contre Jeanne Pouquelin, barbier (les barbiers étaient aussi autorisés à pratiquer certains actes de chirurgie).

    Tandis que l'enseignement de la médecine à l'Université de Paris devenait la seule formation valable en Europe et que l'École de Salerne perdait en influence, les femmes ont été peu à peu exclues de ces professions.

    La disparition progressive des femmes médecins est à mettre en relation avec les interdictions ecclésiastiques, mais aussi avec la professionnalisation progressive de la médecine et avec la création d'institutions de plus en plus strictes telle que les Universités, les Arts et les Guildes, fondées et contrôlées par des hommes.

    En Europe, il faudra attendre le milieu du XIXe siècle pour que les premières femmes médecins diplômées puissent exercer, non sans essuyer de vives critiques.

    Voir aussi

    Que doit la science à Marian Diamond, la femme qui a disséqué le cerveau d'Einstein ?