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    La course à la découverte, petite ou grande, se nourrit de ces carottescarottes que sont l'estime des pairs, et ses retombées matérielles, telles que les invitations à présenter les travaux ici ou là, par écrit ou oralement, un financement assuré pour le laboratoire, ... La recherche scientifique ressemble, à première vue, au capitalisme sauvage: une compétition acharnée pour être les meilleurs. Si les lois du marché, en économie, optimisent le rapport qualité/prix, ou empêchent la formation de monopoles, la science vivante a ses propres lois de la concurrence, un peu différentes. L'impératif absolu est de publier les premiers: le crédit d'une découverte appartient, totalement, à ceux qui la revendiquent d'abord. Le corollaire est, hélas, l'encouragement à une première exploration, superficielle, assorti néanmoins de l'interdiction pour les pionniers de commettre une erreur d'interprétation. La découverte doit s'énoncer, d'emblée, de manière exacte. À ces deux règles, la priorité, et l'explication convaincante, vient s'ajouter l'égalitarisme élitaire du "tout soldat a dans sa giberne son bâton de maréchal". Traduisons: toutes les têtes se valent, peu importe leur appellation d'origine, si la découverte est authentifiée par la communauté des chercheurs d'une même discipline.

    Au moment où nous devenions certains de la structure des auto-assemblés du 5'-GMP, nous apprenions l'existence de concurrents, par la parution de leur note, une communication au Journal de la société chimique américaine ou JACS. C'est non seulement le périodique le plus prestigieux parmi les chimistes; y faire paraître une telle "Lettre à l'éditeur" est un honneur, en soi. Nous en fûmes aiguillonnés, car nos travaux avaient déja abouti à ces conclusions, et nous avaient convaincus, en outre, du rôle-clé des cations, pour induire ces auto-assemblages.

    Le trio de nos compétiteurs, des illustres National Institutes of Health (NIH) à Bethesda, près de Washington, se composait de Todd Miles, un spécialiste des acides nucléiquesacides nucléiques; de Ted Becker, un praticien chevronné de la résonance magnétique nucléairerésonance magnétique nucléaire; et de Tom Pinnavaia, de l'Université d'État du Michigan, en année sabbatique aux NIH, d'ordinaire physicochimiste des aluminosilicates.

    Quelques semaines après la parution de leur communication, je retrouvai Ted Becker, un ami de longue date, à une Gordon Conference, en Nouvelle-Angleterre. Les Gordon Conferences sont des réunions sur invitation, où une centaine de participants se mettent au vert, une semaine durant, et partagent les dernières avancées dans leur secteur. Avec Ted, nous échangeâmes, non sans prudence, quelques informations, afin de nous convaincre mutuellement de la masse d'indications, dont nous disposions, l'un et l'autre, sur la structure des auto-assemblés. Et nous tombâmes d'accord pour ne pas publier nos résultats sans consultation préalable, et pour le faire ensemble et simultanément.

    En fait, je fus mortifié (mais peu surpris), par le silence total émanant des NIH, durant les mois suivants. Convaincu de l'imminence d'une nouvelle publication de leur part, et pour protéger nos propres travaux, nous faisions paraître alors une note aux Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences. C'était prudent puisque, quelques jours plus tard, le groupe de Bethesda publiait à nouveau, à son tour.

    Je narre ces détails pour faire sentir l'état d'esprit des chercheurs aux prises, dans des rivalités entre laboratoires, lorsqu'une piste est chaude, et qu'on se sent proche du but. À vrai dire, nous apprenions, bien plus tard, qu'une troisième équipe était aussi en lice: le groupe de David Grant, un spectroscopiste de rmn très distingué, à l'Université d'Utah, publiait alors, avec des vociférations polémiques, des conclusions totalement déphasées par rapport au consensus Bethesda-Liège sur la structure des agrégats de 5'-GMP.