Voilà presque 60 ans, les températures thermodynamiques négatives sont entrées en physique. Elles avaient été introduites par deux prix Nobel pour rendre compte du comportement des systèmes de spins nucléaires. Certains se demandaient parfois si elles ne permettraient pas de faire fonctionner des moteurs avec un rendement supérieur à 1. Mais selon deux chercheurs, ces températures n'existeraient pas. Elles seraient un artefact d'une mauvaise définition de l'entropie par Boltzmann en mécanique statistique.
Mises en évidence dans des systèmes quantiques expérimentalement et théoriquement par les prix Nobel de physique Edward Purcell et Norman Ramsey, les températures thermodynamiques négatives sont avec nous depuis le début des années 1950. Ce dernier a d'ailleurs publié un papier dédié aux propriétés générales d'un système physique possédant une température thermodynamique négative. Dans un précédent article, Futura-Sciences vous avait fait faire connaissance avec ce concept quelque peu paradoxal, dont on avait trouvé une nouvelle application dans le cas des gaz d’atomes ultrafroids.
Mais voilà qu'un mathématicien du MIT, Jörn Dunkel, et un membre du Max Planck Institute for Astrophysics, Stefan Hilbert, viennent de remettre en cause l'existence des températures négatives. Il ne s'agit pas d'une révolution en physique, mais s'ils ont raison, plusieurs manuels de premier plan en physique, comme les célèbres cours de Feynman pour les étudiants en licence ou ceux de Landau pour les étudiants en master, devront être partiellement réécrits.
De la thermodynamique à la mécanique statistique
La thermodynamique a été développée initialement sur des principes gouvernant les échanges de chaleur et de travail avec des systèmes physiques, en particulier quand il s'agit de moteurs. Elle reposait sur des mesures macroscopiques et des définitions de ce qu'il fallait entendre par pression, température, chaleur et travail totalement indépendamment de la structure atomique de la matière. Ces grandeurs étaient reliées par ce qu'on appelle des formes différentielles. Cette science héritée des travaux de Carnot, Clausius et Kelvin a probablement été mise sous sa forme la plus aboutie par le mathématicien grec Constantin Carathéodory (1873-1950) en 1909, quand il en a donné une formulation axiomatique en utilisant une approche purement géométrique.
Mais vers la fin du XIXe siècle, deux géants de la physique, l'Autrichien Ludwig Eduard Boltzmann et l'États-Unien Josiah Willard Gibbs ont réussi à dériver les principes et les équations de la thermodynamique à partir des lois de la mécanique, du calcul des probabilités, et surtout de l'hypothèse de l'existence des atomes. La nouvelle discipline qu'ils ont créée s'appelle la mécanique statistique, et avec la mécanique quantique et la théorie de la relativité générale, elle forme les trois piliers de toute la physique moderne. Boltzmann s'en était notamment servie pour ses travaux sur la théorie cinétique des gaz et pour découvrir une célèbre formule donnant l'entropie d'un gaz (et plus généralement d'un système physique) en fonction du nombre d'états microscopiques, ou nombre de configurations (encore appelé nombre de complexions), définissant l'état d'équilibre d'un système donné au niveau macroscopique.
Les travaux de Boltzmann, décriés par beaucoup de ses contemporains qui ne croyaient pas à l'existence des atomes, ont permis à Planck et Einstein de découvrir la quantification de l'énergie et du rayonnement avec le problème du corps noir. Bien que reposant sur des bases mathématiques problématiques (par exemple avec l'hypothèse d'ergodicité), la mécanique statistique de Boltzmann et de Gibbs s'est finalement largement imposée au début du XXe siècle. Une version quantique en a été donnée dans les années 1930 par von Neumann et Landau.
L'entropie de Gibbs et les températures négatives
Malgré la réaction rapide de Norman Ramsey pour trouver dans les principes de la thermodynamique et ceux de la mécanique statistique une explication à l'existence des températures négatives, et montrer qu'elle n'entrait pas en contradiction avec ces principes mais demandait une simple reformulation, plusieurs chercheurs n'étaient pas satisfaits. Certains envisageaient même que l'on puisse peut-être faire revivre le concept de mouvement perpétuel avec les systèmes quantiques à température négative, malgré les arguments de Ramsey indiquant qu'il n'en était rien.
Dunkel et Hilbert viennent de couper court à ces spéculations dans un article publié dans Nature Physics. Les deux chercheurs se sont rendu compte qu'une autre façon de compter les nombres d'états microscopiques d'un système physique, donnée par Gibbs et qui avait été oubliée tout en redonnant les mêmes résultats que celle de Boltzmann dans beaucoup de situations, conduisait à des températures positives dans le cas des systèmes où l'on croyait voir apparaître des températures négatives.
Les deux chercheurs sont même allés plus loin en montrant que la notion de température négative n'était en fait pas compatible avec la thermodynamique. La formule donnant l'entropie d'un système avancée par Gibbs voilà plus d'un siècle permettait par contre d'obtenir une thermodynamique statistique cohérente, en plein accord avec les expériences et les principes de la thermodynamique de Clausius et Kelvin. Reste à savoir ce que vont dire les collègues de Dunkel et Hilbert dans les années qui viennent.