L'étrange paradoxe EPR (Einstein-Podolsky-Rosen) vient d'être mis en évidence dans un grand ensemble d'atomes, suffisamment refroidis. De quoi avancer dans la compréhension des phénomènes quantiques qui, malgré l'intervention des lois mathématiques du hasard, exhibent de curieuses corrélations semblant défier les lois de la relativité restreinte.

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    Imaginez 10 millions de pixelspixels dans le désordre, ne formant donc pas une image. Seuls sont connus le nombre de points par couleur, dans une palette de 10, et la répartition de leur luminositéluminosité, sur une échelle de 1 à 10. Pour trouver ce que l'image représente, les déductions seront limitées. Par exemple, en l'absence de pixels rouges, l'hypothèse d'une fraisefraise ou d'une tomatetomate sera exclue.

    Le monde quantique ressemble un peu à cela, en l'absence d'une mesure précise relativement à un observateur. On sait qu'un système physique peut être formé d'atomes ou de grains de lumière possédant une énergie totale donnée, des impulsions, des spinsspins, des moments magnétiquesmoments magnétiques, bref des propriétés globales indépendantes de l'observateur avant la mesure. Toutefois, ce n'est qu'après celle-ci que peuvent émerger des objets classiques, c'est-à-dire, en prenant l'analogieanalogie précédente, une image précise avec un rassemblement donné de pixels.

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique. Albert Einstein pensait, non pas qu'elle était fausse, mais qu'elle n'était qu'une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre des signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia, DP

    Niels Bohr et Albert Einstein étaient en désaccord sur le statut de la mécanique quantique. Albert Einstein pensait, non pas qu'elle était fausse, mais qu'elle n'était qu'une description effective de la dualité onde-corpuscule. Avec le paradoxe EPR, il avait tenté de montrer que les idées de Bohr conduisaient à admettre des signaux plus rapides que la lumière, en contradiction avec la théorie de la relativité. © Ehrenfest, Wikipédia, DP

    L'effet EPR et la théorie de la relativité

    EinsteinEinstein n'aimait pas cette description de la réalité physique, notamment parce qu'elle conduisait à la situation paradoxale suivante. Considérons, pour simplifier, le même ensemble de pixels mais avec seulement des points noirs et blancs. Le nombre total de points blancs est fixé, donc c'est aussi le cas pour le nombre de points noirs. Ces points sont alors répartis en deux collections, qui ne forment pas deux images, et qui sont expédiées à une année-lumièreannée-lumière l'une de l'autre. Une mesure est faite sur une collection pour obtenir une image. Si, par exemple, tous ses points sont blancs, on sait qu'il n'y en aura pas dans l'autre collection. Or, la théorie quantique affirme que la répartition des points n'est pas fixée au moment de la séparationséparation mais au moment de la première mesure. Celle-ci va donc déterminer les caractéristiques de la seconde collection à une année-lumière de distance, en théorie avec une vitesse infinie, ce qui semble violer la théorie de la relativité restreinte.

    Bohr et les autres physiciensphysiciens ont répondu par la suite (toujours en transposant leurs raisonnements dans l'analogie avec les pixels) que si le nombre de points blancs était bien fixe, la répartition étant déterminée aléatoirement au moment de la mesure, on ne peut pas prédire à l'avance les images en noir et blanc obtenues et donc, en particulier, celle d'un texte. Une certaine influence physique peut bien voyager plus vite que la lumière, elle ne peut cependant pas servir à envoyer des messages précis. Il faut juste s'habituer à l'idée que la réalité, bien que pas totalement dépendante de l'observateur, ne se comporte pas d'une façon locale et en accord précis avec les aspects de la physique classique macroscopique.

    Le raisonnement d'Einstein est devenu fameux sous le nom de paradoxe EPR. Formulé initialement avec les positions et les vitessesvitesses de paires particules, il a été transposé par David Bohm à des mesures de spins. C'est ainsi qu'en 1982, Alain Aspect et ses collègues ont pu réaliser une expérience mettant en jeu la mesure des spins de paires de photonsphotons. Elle permettait de tester une inégalité découverte en 1964 par John Bell et qui concernait la possibilité d'expliquer les corrélations entre les propriétés de particules en utilisant malgré tout des images classiques. En gros, les images en noir et blanc auraient tout de même été fixées à l'avance avant la séparation des deux collections de pixels, selon l'analogie présentée plus haut, bien que d'une façon sophistiquée. Il y aurait donc des paramètres cachés qui, non connus de l'observateur, lui donneraient l'impression fausse d'un saut aléatoire dans la répartition des pixels blancs entre les deux images.


    Une présentation des condensats de Bose-Einstein. © La Physique Autrement, YouTube

    Un effet EPR dans un condensat de Bose-Einstein

    L'expérience d'Aspect, en violant l'inégalité de Bell, a montré que cette idée ne fonctionnait pas pour des modifications dites locales de la théorie quantique. Une théorie à variable cachée non locale reste donc possible à ce jour, et David Bohm lui-même en avait fourni un exemple, mais qui pose encore des problèmes dans le cadre de la théorie de la relativité.

    Une autre question, encore ouverte en physique quantiquephysique quantique, est celle de savoir quand et comment une collection de particules quantiques se comporte finalement comme un système classique. Souvent, c'est bien le cas pour un nombre suffisamment élevé de particules quantiques mais la transition du quantique au classique reste mal comprise.

    C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre l'expérience conçue et réalisée par des physiciens de l'université de Bâle (Suisse) avec des collègues de Singapour et dont les résultats sont présentés dans un article de Science. Il s'agissait de tester l'équivalent de l'inégalité de Bell mais avec un grand nombre de particules. Des expériences précédentes avaient déjà été réalisées avec 4 photons ou 14 atomes mais là, les chercheurs viennent de pulvériser le record en mettant en évidence des corrélations quantiques avec 480 atomes de rubidiumrubidium.

    John Bell devant le tableau noir dans son bureau au Cern. On peut y voir tout en haut la fameuse inégalité qu'il a démontrée en 1964, au-dessus d'un schéma montrant le principe de l'expérience réalisée en 1982 avec des paires de photons polarisés par Alain Aspect et ses collègues. © Cern

    John Bell devant le tableau noir dans son bureau au Cern. On peut y voir tout en haut la fameuse inégalité qu'il a démontrée en 1964, au-dessus d'un schéma montrant le principe de l'expérience réalisée en 1982 avec des paires de photons polarisés par Alain Aspect et ses collègues. © Cern

    Le choix de ces atomes n'est pas anodin puisqu'il a permis, tout comme aux prix Nobel de physique Eric Cornell et Carl Wieman, de réaliser un condensat de Bose-Einstein. Ils ont donc obtenu une sorte de gazgaz d'atomes en collisions refroidis par laserlaser à quelques milliardièmes de kelvinskelvins, ce qui a permis d'intriquer les états quantiques de ces atomes au niveau de leur moment magnétique (lequel fait d'eux des sortes de toupies aimantées). Les physiciens ont alors montré que malgré ces collisions qui auraient dû rendre chaotique le comportement des atomes, un certain type d'ordre avec des corrélations s'y est maintenu, en plein accord avec les corrélations quantiques mises en évidence par Bell au niveau du spin de deux particules.

    Un nouveau territoire vient donc d'être livré aux investigations des physiciens cherchant à percer quelques-uns des mystères du monde quantique.