Une nouvelle étude enfonce un peu plus le clou de la toxicité des insecticides sur les abeilles domestiques. Durant les 20 dernières années, les insecticides seraient devenus bien plus toxiques pour Apis mellifera, et ce serait dû aux enrobages de semences avec des néonicotinoïdes. En tout cas, aux États-Unis. Mais le sujet est-il si manichéen ?


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    Entre 1997 et 2012, les insecticides appliqués sur les champs américains seraient devenus de plus en plus toxiques pour l'abeille domestique, Apis mellifera. Telle est la conclusion d'une étude parue dans Scientific Reports. Pour expliquer cette évolution inquiétante, les chercheurs s'appuient sur l'utilisation des néonicotinoïdes, des insecticides utilisés en enrobage de semences, dans les cultures de maïsmaïs et de sojasoja.

    Leurs résultats s'appuient sur une importante synthèse de données sur l'utilisation des insecticides, l'utilisation des terres, et la toxicitétoxicité. Elles ont été recueillies dans plusieurs bases de donnéesbases de données américaines, dont le US Geological Survey Pesticide National Synthesis Project qui contient des estimations des quantités de pesticides utilisées par région.

    Les néonicotinoïdes sont des insecticides utilisés en enrobage de semences, c'est-à-dire que les semences achetées par les agriculteurs comportent une pellicule externe de néonicotinoïdes. Ils agissent en ciblant dans le cerveau les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine, ce qui provoque la paralysie de l'insecte puis sa mort. © Encierro, Adobe Stock
    Les néonicotinoïdes sont des insecticides utilisés en enrobage de semences, c'est-à-dire que les semences achetées par les agriculteurs comportent une pellicule externe de néonicotinoïdes. Ils agissent en ciblant dans le cerveau les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine, ce qui provoque la paralysie de l'insecte puis sa mort. © Encierro, Adobe Stock

    Les insecticides ingérés par les abeilles semblent de plus en plus toxiques

    L'ensemble de ces informations a permis de cartographier les niveaux de toxicité des insecticides, agissant par contact ou par ingestioningestion, pour Apis mellifera aux États-Unis. Pour cela, ils utilisent le concept de « charge toxique », qui est défini comme le nombre de DL50 (dose létale 50 %, soit la dose létale pour 50 % de la population étudiée) de tous les insecticides, sur l'abeille domestique

    Les chercheurs ont alors pu observer que malgré une diminution des quantités d'insecticides utilisées entre 1997 et 2012, la toxicité par ingestion de pollen ou de nectar d'une plante récemment traitée a augmenté. En moyenne, elle a été multipliée par neuf. Par contre, la toxicité par contact, où les abeilles reçoivent directement le produit par pulvérisation, est restée assez stable. 

    Répartition par région de la charge toxique par contact (a) et voie orale (c) en 2012, puis leur évolution catégorisée par contact (b) et voie orale (d) entre 1997 et 2012. La charge toxique a été normalisée par la superficie totale de la région, pour tenir compte de la variabilité des tailles. On note que les données utilisées pour la Californie (en bas à gauche) excluent les insecticides appliqués sur les semences (dont les néonicotinoïdes). © Margaret Douglas et al., <em>Scientific Reports</em>
    Répartition par région de la charge toxique par contact (a) et voie orale (c) en 2012, puis leur évolution catégorisée par contact (b) et voie orale (d) entre 1997 et 2012. La charge toxique a été normalisée par la superficie totale de la région, pour tenir compte de la variabilité des tailles. On note que les données utilisées pour la Californie (en bas à gauche) excluent les insecticides appliqués sur les semences (dont les néonicotinoïdes). © Margaret Douglas et al., Scientific Reports

    La corrélation entre les néonicotinoïdes et la charge toxique est-elle causale ?

    Maggie Douglas, professeure adjointe d'études environnementales au Dickinson College, suggère que « cette augmentation dramatique de la charge toxique par voie orale est liée à l'évolution vers une utilisation répandue des insecticides néonicotinoïdes, qui sont inhabituellement toxiques pour les abeilles en cas d'ingestion ». En effet, les résultats semblent être explicites sur le coupable toxique. Dans la figure ci-dessous, on constate que la charge toxique par voie orale a fortement augmenté entre 1997 et 2012, en raison de l'utilisation des néonicotinoïdes.

    Tendances nationales en poids (a) et en charge toxique pour les abeilles de tous les insecticides agricoles appliqués sur une base de toxicité par contact (b) et par voie orale (c) de 1997 à 2012, par classe d'insecticide, pour les États-Unis. Bio = biologique, FIP = fipronil, NEO = néonicotinoïde, CARB = carbamate, OP = organophosphate, OC = organochloré, INORG = inorganique, et OTH = autre. © Margaret Douglas et al., Scientific Reports
    Tendances nationales en poids (a) et en charge toxique pour les abeilles de tous les insecticides agricoles appliqués sur une base de toxicité par contact (b) et par voie orale (c) de 1997 à 2012, par classe d'insecticide, pour les États-Unis. Bio = biologique, FIP = fipronil, NEO = néonicotinoïde, CARB = carbamate, OP = organophosphate, OC = organochloré, INORG = inorganique, et OTH = autre. © Margaret Douglas et al., Scientific Reports

    Néanmoins, Christina Grozinger, professeure distinguée d'entomologieentomologie et directrice du Center for Pollinator Research tient à nuancer ces conclusions. En effet, « il est important de noter que le calcul de la charge toxique des abeilles [domestiques, ndlr] fournit des informations sur la toxicité totale des insecticides appliqués à un champ ». Ainsi, si la figure ci-dessus montre une augmentation drastique des néonicotinoïdes, leur impact sur la charge toxique provient d'une corrélation. Or, une corrélation ne signifie pas une causalité. À titre d'exemple, le graphique ci-dessous illustre une corrélation évidente entre le taux de divorce dans l'État du Maine et la consommation de margarine. Causalité ou coïncidence ?

    De fait, Christina Grozinger explique que la charge toxique « ne calcule pas la quantité [de néonicotinoïdes] qui entre réellement en contact avec les abeilles [domestiques, ndlr], ni combien de temps l'insecticide dure avant d'être décomposé ». Cela sous-entend que si les soupçons se portent actuellement sur cet insecticide, un autre facteur dont on n'a pas encore connaissance pourrait être en cause. Afin de tirer tout cela au clair, « de futures études sont nécessaires pour déterminer comment la charge toxique s'associe aux changements dans les populations d'abeilles et d'autres insectesinsectes ». Et pas à pas, précautionneusement, la science avance.

    À partir de données du <em>National Vital Statistics Reports</em> et du <em>U.S. Department of Agriculture</em>, il est possible de mettre en évidence une corrélation entre le taux de divorce dans l'État du Maine et la consommation de margarine. Heureusement, corrélation n'est pas causalité. © Tyler Given, Spurious Correlations
    À partir de données du National Vital Statistics Reports et du U.S. Department of Agriculture, il est possible de mettre en évidence une corrélation entre le taux de divorce dans l'État du Maine et la consommation de margarine. Heureusement, corrélation n'est pas causalité. © Tyler Given, Spurious Correlations

    La mortalité des abeilles sauvages triplée par les insecticides

    Article de Jean-Luc GoudetJean-Luc Goudet, publié le 21/08/2016

    Une étude menée en Angleterre sur 18 années démontre l'effet des pesticides néonicotinoïdes sur les abeilles et les bourdons sauvages : une mortalité multipliée par trois. Dans la nature, les doses non létales déterminées en laboratoire affaiblissent ces insectes.

    L'étude britannique, qui vient d'être publiée dans la revue Nature Communications, mettra-t-elle fin au débat sur l'effet des néonicotinoïdes sur les insectes ? Les apiculteurs ont donné l'alerte depuis longtemps mais les études en laboratoire démontraient que cette famille d'insecticides, très efficace, enrobant la graine et se répandant dans toute la plante, n'avait pas, aux doses d'exposition dans la nature, d'effet létal sur les insectes. L'Union européenne en a réduit l'usage en 2013 et, en France, la loi promulguée en juillet dernier les interdit à partir du premier septembre 2018, mais avec des dérogations possibles jusqu'en 2020.

    Les sept chercheurs, qui viennent du Centre d'écologieécologie et d'hydrologiehydrologie (CEH), au Royaume-Uni, et du laboratoire Fera Sciences, n'ont, eux, pas mené d'expérience en laboratoire. Ils ont analysé les études sur les populations d'insectes de 62 espècesespèces d'abeilles sauvages et de bourdons entre 1994 et 2011. Les variations constatées ont été comparées, avec des outils statistiques, à l'usage des néonicotinoïdes dans les champs de colza, qui a grimpé très rapidement en Grande-Bretagne durant cette période. Quant aux abeilles domestiques, elles ne font pas partie de l'étude car les apiculteurs peuvent déplacer les ruches, ce qui fausserait l'analyse statistique.

    Les résultats, qui sont également exposés dans un communiqué du CEH, montrent un effet de surmortalité, jusqu'à un triplement. Pour cinq espèces, les chercheurs estiment la chute de populations due aux néonicotinoïdes à 20 %. Les cultures de colza, dans un premier temps, profitent aux insectes butineurs mais « ce bénéfice est plus qu'annulé par l'effet des néonicotinoïdes sur de nombreuses espèces d'abeilles », conclut Ben Woodcock, le premier auteur de l'étude. Ces conclusions ne font que renforcer d'autres résultats, qui, par exemple, ont montré récemment que les néonicotinoïdes réduisent l'espérance de vie des butineuses.