au sommaire


    Voilà. Vous avez casé les valises dans le coffre, les enfants dans leurs sièges auto, la crème solaire et les sacs à vomi dans la boîte à gants. Mamie va garder le chienchien pour les vacances et vice versa. Vous gagnez la plus proche autoroute et, au bout de dix minutes, tombez dans le premier bouchon.

    Des milliers de voitures devant, bientôt autant derrière, le tout au ralenti, à l'arrêt ou en accordéon. D'une voix geignarde, votre fille de cinq ans vous serine le rituel « c'est quand qu'on arrive ? » et, au moment où vous allez lui répondre « dans 800 kilomètres... », vous vous apercevez que, comme d'habitude dans les embouteillages, l'autre file avance plus vite que la vôtre.

    Circulation routière à Kiev, en Ukraine. Des chercheurs ont décrypté l’impression des automobilistes d’être toujours dans la mauvaise file. © PublicDomainPictures, Pixabay, DP
    Circulation routière à Kiev, en Ukraine. Des chercheurs ont décrypté l’impression des automobilistes d’être toujours dans la mauvaise file. © PublicDomainPictures, Pixabay, DP

    La file d'à côté avance toujours plus vite, vraiment ?

    Au même titre que la calamité du raccourci, qui s'avère toujours le plus long chemin entre deux points, la malédiction de la mauvaise file semble être une loi universelle de la conduite. Mais est-ce justifié ? L'autre voie avance-t-elle vraiment plus vite ? Comme s'en sont aperçus, en 1999, deux chercheurs, Donald Redelmeier (université de Toronto) et Robert Tibshirani (université Stanford, en Californie), à l'occasion d'une étude publiée dans Nature, les données sur ce problème crucial n'existaient alors pas. Pour confirmer ou démolir la loi de l'autre file plus rapide, ils se sont donc livrés à deux expériences.

    La première a consisté à simuler sur ordinateur un embouteillage sur une deux-voies. Même si, au départ, toutes les autos avaient les capacités d'accélération et de freinage d'une Honda Accord (triste monde virtuel...), les chercheurs ont ensuite introduit un peu de frisson dans le modèle, un zeste de Porsche, un soupçon de 2 CV, des voitures arrivant dans la circulation avec des écarts aléatoires. Et celles-ci se sont amassées par dizaines puis par centaines sur l'autoroute imaginaire.

    Exemple de bouchon à Pasir Gudang, en Malaisie. Il semblerait que la malédiction de la mauvaise file en voiture ne soit qu’une illusion. © Emrank, CC by 2.0
    Exemple de bouchon à Pasir Gudang, en Malaisie. Il semblerait que la malédiction de la mauvaise file en voiture ne soit qu’une illusion. © Emrank, CC by 2.0

    Le résultat est surprenant : dès que le bouchon se forme, les deux files évoluent, sur les dix minutes de la simulation, à la même vitesse l'une que l'autre. Évidemment, il s'agit d'une moyenne : par moments, une file ralentit ou s'arrête, puis c'est l'autre qui bloque, mais au bout du compte, on est dépassé autant que l'on dépasse. Cependant, ces deux phénomènes ne sont pas symétriques dans leur distribution temporelle. Sur les 10 minutes, on passe moins de temps à doubler qu'à être doublé. Cela est dû à l'écart entre les voitures. Lorsque celles-ci sont à l'arrêt, pare-chocs contre pare-chocs, les chanceux de la file voisine peuvent en dépasser trois en une seconde. En revanche, comme les automobilesautomobiles qui roulent sont séparées par une certaine distance, on ne sera jamais dépassé par trois véhicules en une seconde... Dépasser est un plaisir bref, être dépassé une torture longue.

    L'illusion de la malédiction

    L'impression que l'autre file est plus rapide viendrait donc de cette dissymétrie. Cela a été confirmé par la seconde expérience au cours de laquelle fut projeté à 120 personnes un film de quatre minutes pris par la fenêtrefenêtre d'une voiture dans un embouteillage. Bien que, en réalité, la file voisine eût roulé moins vite, 70 % des cobayes estimèrent le contraire et 65 % d'entre eux auraient volontiers changé de voie pour se retrouver... du côté des perdants.

    La malédiction de l'autoroute n'est donc qu'une illusion. Toute la question est de savoir si elle explique aussi pourquoi, au supermarché, cela avance toujours plus vite à la caisse d'à côté au moment où votre fille de cinq ans vous dit « c'est quand qu'on rentre ? ».