À chaque région son dialecte. La façon dont nous prononçons les mots trahit souvent d’où nous venons. C’est aussi le cas pour des migrants britanniques partis dans les colonies d’Amérique du Sud il y a plus de trois siècles. Il y ont semé des indices linguistiques conservés depuis tout ce temps dans une langue créole et traqués aujourd'hui par des chercheurs. La méthode pourrait pallier au manque d’archives historiques.

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    Le créole est le fruit d'une convergence entre des populations aux origines variées, s'exprimant dans leur langue propre, qui à force de contacts se créent un langage commun. Ainsi, le créole réunionnais a notamment des racines française, malgache, indienne et africaine. Le créole louisianais vient quant à lui du français et de multiples langues africaines.

    Bien souvent, une des langues de départ l'emporte sur toutes les autres, ce pourquoi le créole se base essentiellement sur elle. Cette domination par une des langues reflète en général le contexte nettement plus sombre dans lequel une langue créole naît : celui de la colonisation, de l'esclavage et du travail forcé.

    Le saviez-vous ?

    Il existe dans le monde une quinzaine de langues créoles basées sur le français. Elles sont parlées actuellement dans les départements et territoires français d’outre-mer, mais aussi dans les anciennes colonies, telles Haïti et la Louisiane.

    Des chercheurs, André Sherriah et ses collègues, ont retracé un tel héritage dans le sranan, une langue créole du Suriname, pays d'Amérique du Sud anciennement colonisé par les Européens. Ce créole emprunte majoritairement à l'anglais, puis à plusieurs langues d'Afrique occidentale et centrale, ainsi qu'à une poignée d'autres langues européennes, dont le néerlandais et le portugais. En effet, la formation du sranan remonte à la moitié du XVIIe siècle, alors que le Suriname était brièvement sous domination britannique. Le sranan a été créé avant 1667, date à laquelle l'Angleterre a cédé la colonie aux Néerlandais.

    L'analyse menée par les chercheurs a montré que 80 % des traits caractéristiques de ce créole proviennent de deux dialectes anglais parlés dans des régions d'Angleterre diamétralement opposées : un ensemble de localités près du port de Bristol, dans le sud-ouest du pays, et un autre ensemble situé au sud-est, dans le comté de l'Essex. Cela signifie que les Britanniques ayant émigré à l'époque dans la colonie du Suriname venaient précisément de ces endroits. Ces conclusions sont rapportées dans un article, paru dans Philosophical Transactions of the Royal Society B : Biological Sciences.

    Cette carte résume les similarités identifiées par les chercheurs entre les dialectes anglais et le sranan. Le dialecte le plus proche a été identifié dans le sud-ouest, dans la localité de Blagdon, marquée par une flèche rouge. © André Sherriah, <em>et al.</em>, 2018, <em>Phil. Trans. R. Soc. B-Biol. Sci</em>.

    Cette carte résume les similarités identifiées par les chercheurs entre les dialectes anglais et le sranan. Le dialecte le plus proche a été identifié dans le sud-ouest, dans la localité de Blagdon, marquée par une flèche rouge. © André Sherriah, et al., 2018, Phil. Trans. R. Soc. B-Biol. Sci.

    Le créole surinamien a des racines dans deux dialectes anglais

    Les chercheurs ont émis l'hypothèse que les traits marquants dans la prononciation du sranan sont hérités des différents dialectes sources dans lesquels les esclaves africains et les migrants britanniques s'exprimaient à leur arrivée dans la colonie. Notons qu'à l'époque, l'écrasante majorité de la population consistait en effet en des migrants britanniques sous indenture, une forme de travail sous contrat forcé. La plupart des mots en sranan dérivent donc des dialectes anglais parlés par ces individus.

    Pour déterminer de quels dialectes il s'agissait, les chercheurs ont comparé le sranan moderne avec l'anglais parlé dans 313 localités réparties dans toute l'Angleterre. Ils ont procédé à une analyse phylogénétiquephylogénétique - technique employée couramment en biologie de l'évolution - des caractéristiques linguistiques du sranan, comme la prononciation particulière du « r » postvocalique ou de la lettre « h » en initial des mots. Ils ont aussi utilisé des archives historiques sur l'anglais et le créole, car ces langues ont forcément évolué dans le temps.

    Sur cette carte, les lieux d’origine des migrants britanniques enregistrés dans les archives sont représentés par des cercles, dont la taille est proportionnelle au nombre de personnes. Bristol est marquée par une étoile jaune. © André Sherriah, <em>et al</em>., 2018, <em>Phil. Trans. R. Soc. B-Biol. Sci</em>.

    Sur cette carte, les lieux d’origine des migrants britanniques enregistrés dans les archives sont représentés par des cercles, dont la taille est proportionnelle au nombre de personnes. Bristol est marquée par une étoile jaune. © André Sherriah, et al., 2018, Phil. Trans. R. Soc. B-Biol. Sci.

    Les résultats stipulent que le sranan provient en majorité de deux dialectes anglais parlés dans les régions de Bristol et de l'Essex. Cette analyse linguistique est corroborée par les données migratoires contenues dans les archives, comme le Bristol Register of Servants to Foreign Plantations, qui recensent les Britanniques partis pour travailler dans les colonies outre-Atlantique. Ces archives font état que la plupart des servants britanniques sous indenture ayant immigré vers les Amériques entre 1654 et 1666 venaient effectivement de Bristol et ses environs, tandis que les gouverneurs et les superviseurs de plantations étaient originaires du sud-est de l'Angleterre.

    Forts de cette découverte, les chercheurs en déduisent que l'analyse linguistique du créole peut servir là où les registres historiques font défaut. Ils projettent d'étudier les dialectes africains qui ont participé à la formation des langues créoles afin de retracer l'origine géographique des esclaves : ce sont effectivement des informations qui ont été très peu archivées.