L'intelligence artificielle permettra-t-elle de résoudre les énigmes laissées sans réponse par les physiciens et les ordinateurs du XXe siècle ? Peut-être... On vient de s'en servir pour retrouver et mieux comprendre les propriétés de l'eau, liquide ou sous forme de glace, grâce aux simulations numériques basées sur l'équation de Schrödinger appliquées à ses molécules.


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    Dans son célèbre cours de physique, le Prix Nobel Richard Feynman s'interrogeait sur le pouvoir des équations pour décrire le monde naturel autour de nous, en particulier celui de la célèbre équation de Schrödinger à la base de la physique quantique. Elle peut s'écrire sous une forme très ramassée et parfois être résolue complètement, mais seulement quand il s'agit de systèmes physiques simples, en particulier pour décrire l'oscillateur harmonique (une masse oscillant au bout d'un ressort) et l'atome d'hydrogène. Feynman se demandait si cette équation était suffisante pour décrire théoriquement toutes les propriétés de la matièrematière composée d'atomes en interaction via des champs électromagnétiqueschamps électromagnétiques et, en particulier la matière vivante. Cela ne lui semblait pas impossible mais il concluait lucidement que l'esprit humain était encore trop faible pour résoudre une telle équation (et d'autres comme celles de Navier-Stokes en mécanique des fluides) au point de pouvoir répondre à cette question. Il envisageait, cependant, une nouvelle phase d'éveil de l'esprit humain, comparable à celle qui avait donné naissance à la science moderne il y a quelques siècles, permettant de déduire toutes les propriétés qualitatives et quantitatives des solutions de cette équation.

    Il allait falloir pour cela, et plus généralement, trouver d'autres méthodes de résolutionrésolution des équations de la physique que celles connues au milieu des années 1960. Certes, témoin et acteur des débuts de l'informatique appliquée à la physique alors qu'il travaillait sur la bombe atomique, à Los Alamos, il était parfaitement conscient de cette nouvelle ère amorcée par les ordinateursordinateurs et les algorithmes numériquesnumériques pour résoudre ces équations. Mais il était aussi conscient des limites des ordinateurs classiques en termes de puissance et de rapiditérapidité des calculs. Au début des années 1980, ce constat le conduirait à explorer, en pionnier, le concept d'ordinateur ou, pour le moins, de calculateur quantique.


    L’intelligence artificielle (ou IA) est une technique qui permet aussi bien à un robot qu’à une voiture, un moteur de recherche ou même à un téléphone, d'exécuter des tâches habituellement réalisées par les humains. L’intelligence artificielle existe grâce à des systèmes informatiques qui, eux-mêmes, fonctionnent à l’aide d’algorithmes. Un programme doté d'une IA peut, par exemple, réussir à analyser et identifier des visages. Découvrez en animation-vidéo ce qu’est une intelligence artificielle et la définition d’un algorithme. Une animation-vidéo co-réalisée avec L'Esprit Sorcier. © CEA Recherche

    Le Deep learning et la mécanique quantique de l'eau

    Aujourd'hui, la « prophétie » de Feynman va peut-être se réaliser mais sous une forme indirecte, car il ne s'agirait plus d'une progression des capacités de l'esprit humain, à proprement parler, mais de celles de l'intelligence artificielleintelligence artificielle, notamment avec la percée spectaculaire de l'apprentissage profondapprentissage profond, le fameux Deep Learning, en anglais, avec des réseaux de neuronesneurones (il existe une excellente introduction à ce sujet pour les étudiants en début de cycle universitaire, l'ouvrage Comprendre le Deep Learning: Une introduction aux réseaux de neurones de Jean-Claude Heudin).

    Ainsi, l'IA commence à être utilisée pour la prévision des séismes, la chasse aux exoplanètesexoplanètes et même pour la réalisation d’expériences en physique. Un nouvel avataravatar de ces applicationsapplications est publié dans les célèbres Proceedings of the National Academy of Sciences et en accès libre sur arXiv. Rédigé par un groupe de chercheurs de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, de l'Université de Göttingen et de l'Université de Vienne, il renouvelle un sujet d'étude (dont Futura s'est déjà fait écho, il y a plus de 10 ans !), à savoir la dérivation par le calcul ab initio des propriétés de l'un des plus mystérieux liquidesliquides de l'universunivers observable : l'eau, tout simplement ! Il s'agissait déjà d'utiliser des ordinateurs pour résoudre l'équation de Schrödingeréquation de Schrödinger décrivant de nombreuses moléculesmolécules d'eau en interaction, aussi bien sous forme liquide que solidesolide. On sait depuis longtemps que l'eau a des propriétés singulières, c'est presque un solvantsolvant universel et elle augmente de volumevolume en gelant, contrairement aux autres liquides. Et bien sûr, c'est le liquide de la Vie, de sorte qu'elle pose de nombreuses énigmes que l'on voudrait bien comprendre de fond en comble.

    Reproduction des propriétés thermodynamiques de l’eau

    Dans le cas présent, l'équipe de physiciensphysiciens a utilisé une variante de ce qui est connu en chimiechimie quantique et en physique de la matière condensée sous le nom de « théorie de la fonctionnelle de la densité » (DFT, pour Density Functional Theory). Cette variante ainsi complétée sur ordinateur par du Deep learning afin d'économiser de la puissance de calcul, les chercheurs ont ainsi pu reproduire plusieurs propriétés thermodynamiquesthermodynamiques de l'eau, issues de la mécanique quantiquemécanique quantique, notamment la fameuse différence de densité entre la glace et l'eau liquide, la différence des températures de fusionfusion entre l'eau normale et l'eau lourdeeau lourde contenant du deutérium et la stabilité de différentes formes de glace.

    En bonus, la prise en compte quantique des noyaux dans la molécule d'eau a été mieux traitée, de sorte que leur comportement a pu être relié à l'apparition de la structure à 6 branches des flocons de neige.


    Les secrets de l'eau et l'équation de Schrödinger

    Article de Laurent SaccoLaurent Sacco publié le 14/03/2007

    Quel est l'un des objets les plus mystérieux de l'Univers ? Réponse : l'eau ! Nombres des propriétés physiques et chimiques de l'eau sont en effet anormales si on les compare à celles d'autres liquides. Les raisons n'en sont pas toujours très bien comprises. En théorie, toute la chimie et la physique de la matière à notre échelle est intégralement décrite par une énorme équation de Schrödinger appliquée aux plus de 1023 atomes constituant une molemole de matière. À l'aide d'ordinateurs, une équipe de physiciens a donc réussi en utilisant cette équation à reproduire et mieux comprendre certaines des propriétés énigmatiques de l'eau.

    Si l'on suit la démarche réductionniste sous-tendant une bonne partie de l'activité scientifique, le monde macroscopique est une conséquence des lois du monde microscopique. De fait, bien des propriétés des liquides et des solides à notre échelle, trouvent leurs explications dans les lois de la mécanique quantique régissant des noyaux et des électronsélectrons interagissant électromagnétiquement. Nous connaissons ces lois, et nous pouvons donc écrire les équations gouvernant ces ensembles de particules, c'est un des grands triomphes de l'esprit humain.


    Vous souhaitez avoir les bases en mécanique quantique ? Suivez la masterclass de Roland Lehoucq, astrophysicien au CEA. Ce cours est accessible dès la terminale S, en lien avec leur programme de physique. Cette masterclass a été enregistrée à l'Ecole Polytechnique le 29 mai 2018 et est proposée en complément de la revue scientifique Clefs du CEA, Révolutions quantiques.© CEA Recherche

    Malheureusement, il a vite fallut déchanter, écrire une équation est une chose, en trouver des solutions en est une autre ! L'esprit humain apparaît alors singulièrement limité et les solutions approximatives sont en fait la règle en physique.

    Un des moyens de contourner en partie l'obstacle est de faire appel à l'ordinateur : c'est ce qui a été fait en météorologiemétéorologie et en mécanique céleste avec les succès et les échecs que l'on sait. Néanmoins, l'entreprise consistant à déduire le monde à partir de principes physiques et mathématiques fondamentaux continue, et pour de bonnes raisons, à être à la racine du progrès scientifique.

    Le professeur Krzysztof Szalewicz de l'Université du Delaware a donc dirigé l'équipe scientifique, comprenant Robert Bukowski de l'Université Cornell, Gerrit Groenenboom et Ad van der Avoird de l'Institute for Molecules and Materials de l'Université Radboud en Hollande, ayant publié ce mois-ci dans "Science" l'article intitulé « Prédictions des propriétés physiques de l'eau à partir des premiers principes ». Ils y retrouvent par exemple le fait que, contrairement aux autres liquides, l'eau augmente de volume quand elle gèle ! Ce qui fait que la glace, alors plus légère, flotte.

    C'est une double performance, d'abord parce qu'il a été possible de retrouver certaines des propriétés de l'eau uniquement à partir de l'application de l'équation de Schrödinger a des molécules d'H2O mais aussi parce qu'ils ont réussi à atteindre la grande puissance de calcul nécessaire par l'utilisation judicieuse de clustercluster d'ordinateurs sous LinuxLinux. Malgré tout, plusieurs mois de calculs auront été nécessaires pour que ce réseau d'ordinateurs fonctionnant en parallèle puisse fournir les résultats !

    Cela se comprend bien, il faut en effet calculer les forces qu'exercent les unes sur les autre un nombre affolant de particules et en déduire les mouvementsmouvements résultants. Bien sûr, les trajectoires n'existant pas vraiment en mécanique quantique et la notion de mouvement n'y a pas le même sens qu'en physique newtonienne.

    Le professeur Krzysztof Szalewicz pense que leur modèle ne s'applique pas seulement à l'eau sous forme liquide, mais devrait permettre aussi de mieux comprendre celle-ci dans différentes phases, comme par exemple sous ses multiples formes de glace. Plus généralement, les techniques qu'ils ont mises au point devraient faire progresser les simulations sur ordinateurs d'autres liquides et systèmes moléculaires, les protéinesprotéines ou l'ADNADN en biologie par exemple.