au sommaire


    Le miracle et l'infini

    Le miracle et l'infini

    Médecin et psychanalyste, Emilio Mordini enseigne la bioéthiquebioéthique à l'Ecole de Médecine de l'université La Sapienzaà Rome. Directeur du Centre pour la Science, la Société et la Citoyenneté, il coordonne également les projets européens BIG (Bioethical implications of Globalization) et BITE (Biometric Identification Technology Ethics). Rencontre autour des nouvelles donnes éthiques et des implications psychologiques de "l'infiniment" petit.

    L'essor et l'avenir des nanotechnologies vous paraissent-ils poser de nouvelles questions éthiques ?

    <br />La "Vallée alpine" de la Lune, vue par Smart-1.<br />&copy; ESA - Reproduction et utilisation interdites

    La "Vallée alpine" de la Lune, vue par Smart-1.
    © ESA - Reproduction et utilisation interdites

    Probablement non. Presque toutes les questions éthiques soulevées par les nanotechnologiesnanotechnologies - respect de la dignité humaine et de la vie privée, égalité sociétale, limitation des usages militaires, alternatives aux tests sur les animaux, etc. - étaient déjà posées par les biotechnologiesbiotechnologies, c'est-à-dire depuis une vingtaine d'années. Tout juste est-il nécessaire d'adapter les procédures d'évaluation des projets de nanomédecine par les comités d'éthique, notamment pour y ajouter de nouvelles compétences. Mais c'est un simple ajustement technique. Les questions éthiques sont rarement tout à fait nouvelles. La nouveauté réside plutôt dans les conditions dans lesquelles elles s'inscrivent et dans les solutions qu'elles demandent.

    Comment expliquer, dans ce cas, les inquiétudes qu'elles commencent à susciter ?

    Il faut tout d'abord relativiser l'ampleur de ces inquiétudes, qui sont surtout présentes dans les pays anglo-saxons. En Italie, par exemple, un sondage récent, commandé par le parti écologiste, montrait qu'une grande majorité des citoyens ignorait tout des nanotechnologies. Lorsqu'on leur expliquait de quoi il s'agissait, ils n'y semblaient nullement opposés.

    Ensuite, il faut voir de quelle nature sont ces inquiétudes. Leurs expressions les plus connues et les plus popularisées, notamment à travers Prey, le roman de Michael Crichton, repose sur le phantasme de nanoparticulesnanoparticules, créées par l'homme, qui se mettraient à se reproduire toutes seules et à envahir la planète. Pour un psychanalyste, il s'agit là d'un thème très classique des mythes et des contes de fées : celui des créatures invisibles et des objets magiques. Là encore, comme pour l'éthique, il me semble qu'il n'y a vraiment rien de nouveau. C'est en revanche un bel exemple de l'idée que les technologies pénètrent la culture et l'alimentent...

    Ceci dit, une étude très intéressante, publiée en 2004 par des chercheurs de l'université de Caroline du Nord, montrait que les personnes qui avaient lu Prey avaient généralement moins peur des nanotechnologies que celles qui ne l'avaient pas lu. Mieux vaut chercher à comprendre ce que ces peurs expriment, du point de vue de l'imagination et de l'inconscient collectif, que de tenter de dénoncer leur irrationalité. Pourquoi a-t-on peur des choses que l'on ne comprend ni ne voit? Sans doute pour des raisons liées à l'histoire des mentalités. Je trouve, par exemple, qu'il y a de très grandes similarités entre notre époque post-moderne et l'époque baroque.

    Quels types de similarités ?

    Notamment la fascination, c'est-à-dire le mélange d'attraction et de répulsion, pour tout ce qui touche au miracle et à l'infini, y compris dans le domaine scientifique. Au XVIIe siècle, les miracles étaient omniprésents dans la société, en bien comme en mal - songeons à la sorcellerie. Quant à l'infini, c'est précisément à cette époque qu'on commence à le manier comme notion mathématique et à l'appréhender en astronomie.

    Aujourd'hui, l'infiniment petit des nanosciences a remplacé l'infiniment grand des astronomesastronomes. Quant aux miracles, on peut songer aux miracles négatifs que nous évoquions tout à l'heure, avec par exemple les craintes de voir des nanoparticules envahir la planète.

    Il me semble d'ailleurs que nos décideurs politiques ne devraient pas s'abstenir de jouer sur ce ressort de la fascination pour le miracle... Autrefois, la mise en scène du miracle était une technique de pouvoir éprouvée - il n'est qu'à évoquer le lever du Roi Louis XIV, resplendissant ainsi chaque matin. Les Américains ont repris cette stratégie au moment des programmes ApolloApollo. Chacun convient qu'il n'y avait aucune raison scientifique d'aller sur la Lune, mais que ces voyages ont permis d'acquérir des données très importantes. Cela n'aurait pas été possible si l'opinion, fascinée par la dimension mythique du projet, n'en avait accepté le coût faramineux.

    Si l'on veut vraiment que les nanotechnologies bénéficient d'un soutien populaire, il ne faut pas craindre d'appliquer cet exemple, en jouant sur la fascination mythique que recèle l'univers nanotechnologique. Sous quelle forme ? Je ne sais pas. Peut-être l'image de ces nanorobots, se faufilant au sein de nos vaisseaux sanguins pour aller réparer le corps de l'intérieur, peut-elle se comparer à la dimension symbolique de l'armée des nains bienfaisants soignant le corps du géant Gulliver...