La sonde Juno de la Nasa en orbite autour de Jupiter fait depuis quelque temps des survols rapprochés de Io, la lune volcanique de la géante gazeuse. Les données collectées permettent de reconstituer à l'ordinateur le film d'un survol de synthèse encore plus rapproché montrant l'extraordinaire lac de lave géant de Loki Patera.


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    IoIo, la lune infernale de JupiterJupiter qui est la planète la plus active volcaniquement du Système solaire, est décidément dans l'actualité en ce moment. Après l'annonce d'une estimation de son âge qui suggère que les éruptions s’y succèdent depuis presque 4,5 milliards d’années en raison du chauffage par les forces de marée de Jupiter conjointement avec l'influence gravitationnelle d'Europe et GanymèdeGanymède, deux des autres lunes galiléennes de Jupiter (ce qui implique que ces lunes sont aussi anciennes que le Système solaire et déjà dans une configuration similaire à celle d'aujourd'hui depuis la formation de Jupiter), la Nasa vient de révéler deux vidéos en images de synthèse mais qui reconstituent certains aspects frappant de la surface de Io.

    Comme l'explique un communiqué de la Nasa, ce sont les scientifiques de la mission JunoJuno qui ont transformé les données collectées lors de deux récents survolssurvols d'Io en animations, mettant en évidence deux des caractéristiques les plus spectaculaires de la lune jovienne : une montagne et un lac de lavelave en refroidissement presque lisse.

    Scott Bolton, le chercheur principal de la mission Juno, a révélé ces animations à l'occasion de l'Assemblée générale de l'Union géophysique européenne à Vienne ce mercredi 16 avril.


    Créée à l’aide des données collectées par l’imageur JunoCam à bord de Juno de la Nasa lors des survols en décembre 2023 et février 2024, cette animation est un concept artistique d’un élément de la lune jovienne Io que l’équipe scientifique de la mission a surnommé Steeple Mountain. © Nasa, JPL-Caltech, SwRI, MSSS

    Un lac géant d'obsidienne extraterrestre ?

    Expert en physique spatiale théorique et expérimentale, Bolton a déclaré que « Io est simplement jonchée de volcansvolcans, et nous en avons capturé quelques-uns en action. Nous avons également obtenu de superbes gros plans et d'autres données sur un lac de lave de 200 kilomètres de long appelé Loki Patera. Il y a des détails étonnants montrant ces îles folles nichées au milieu d'un lac potentiellement magmatique bordé de lave chaude. La réflexion spéculaire enregistrée par nos instruments sur le lac suggère que certaines parties de la surface d'Io sont aussi lisses que du verre, rappelant le verre d'obsidienne créé volcaniquement sur Terre ».

    Rappelons que Juno a effectué des survols extrêmement proches de Io en décembre 2023 et février 2024, se rapprochant à environ 1 500 kilomètres de la surface, obtenant ainsi les premières images rapprochées des latitudeslatitudes nord de la lune.

     

    Cette image prise par la sonde Voyager 1 en mars 1979 montre le volcan Loki sur la lune Io de Jupiter. On voyait déjà bien son lac de lave, une zone sombre en forme de U d'environ 200 kilomètres de diamètre. © Nasa
    Cette image prise par la sonde Voyager 1 en mars 1979 montre le volcan Loki sur la lune Io de Jupiter. On voyait déjà bien son lac de lave, une zone sombre en forme de U d'environ 200 kilomètres de diamètre. © Nasa
    Une photo de Io prise par la sonde Galileo montrant la caldeira de Loki Patera. © Nasa
    Une photo de Io prise par la sonde Galileo montrant la caldeira de Loki Patera. © Nasa

    Cela vaut la peine de se pencher sur le cas de Loki Patera en reprenant des explications déjà données par Futura dans un précédent article.

    Loki Patera est le plus grand cratère visible sur Io, repéré déjà par les sondes Voyager et GalileoGalileo. Tout semble indiquer qu'il s'agit d'une caldeiracaldeira remplie par un lac de lave. Celui-ci est monstrueux si on le compare, par exemple, à celui de l'Erta AleErta Ale, sur Terre. Son diamètre est en effet d'environ 200 kilomètres, ce qui veut dire que sa superficie est supérieure à celle du lac Ontario, que se partagent les États-Unis et le Canada.

    Comme le montre les images ci-dessus et aujourd'hui l'animation de la Nasa, son centre est occupé par une sorte d'île qui rend les planétologues perplexes car sa structure ne semble pas du tout affectée par le lac de lave. Cela est difficilement compréhensible, au point que, par plaisanterie (et pour honorer la mémoire d'Arthur Clarke avec son roman 2010 : Odyssée deux), on pourrait postuler qu'elle trahit tout simplement la présence d'un monolithemonolithe noir qui aurait été laissé par une super IA extraterrestre il y a des millions d'années.


    Brian Cox nous parle de Io et du lac de lave de la caldeira du volcan Loki dont le diamètre dépasse les 200 kilomètres. Pour obtenir une traduction en français assez fidèle, cliquez sur le rectangle blanc en bas à droite. Les sous-titres en anglais devraient alors apparaître. Cliquez ensuite sur l'écrou à droite du rectangle, puis sur « Sous-titres » et enfin sur « Traduire automatiquement ». Choisissez « Français ». © BBC Earth

    Des vagues géantes de lave de dizaines de kilomètres ?

    Il y a quelques années, une équipe de chercheurs états-uniens, dont Katherine de Kleer et Imke de Pater de l'université de Californie à Berkeley (à qui l'on doit un excellent livre sur les sciences planétaires, dont une version est libre de téléchargement) avait publié dans Nature un article dans lequel il était annoncé que des sortes de gigantesques vaguesvagues de lave avaient agité la totalité de la surface du lac de Loki Patera en 2015. Pour comprendre de quoi il retourne, Futura s'était tourné vers Franck Marchis du Seti Institute. Membre d'Unistellar, c'est l'un des spécialistes les plus réputés de l'activité volcanique de Io. Nous reprenons donc certains des commentaires qu'il nous avait donnés suite à nos questions.

    Au cours des années 2000, Franck Marchis a poursuivi ses recherches sur les volcans de Io en utilisant le télescope de 10 m du Keck, à Hawaï, également doté d’un instrument utilisant de l’optique adaptative. Il s’est illustré par d’autres travaux, dans le domaine de l’étude des astéroïdes. Il a notamment fait partie de l’équipe qui a découvert, en 2005, le premier système triple d’astéroïdes constitué de Sylvia, dont la taille est d’environ 280 km, entouré de Romulus et Remus, des satellites de tailles kilométriques. En 2006, il a cosigné dans <em>Nature</em> un article annonçant la première mesure de la densité d’un astéroïde troyen de Jupiter, 617 Patrocle. © Seth Shostak, <em>Seti Institute</em>
    Au cours des années 2000, Franck Marchis a poursuivi ses recherches sur les volcans de Io en utilisant le télescope de 10 m du Keck, à Hawaï, également doté d’un instrument utilisant de l’optique adaptative. Il s’est illustré par d’autres travaux, dans le domaine de l’étude des astéroïdes. Il a notamment fait partie de l’équipe qui a découvert, en 2005, le premier système triple d’astéroïdes constitué de Sylvia, dont la taille est d’environ 280 km, entouré de Romulus et Remus, des satellites de tailles kilométriques. En 2006, il a cosigné dans Nature un article annonçant la première mesure de la densité d’un astéroïde troyen de Jupiter, 617 Patrocle. © Seth Shostak, Seti Institute

    Futura : L’activité volcanique de Io a été observée par les missions Voyager, Galileo, New Horizons et aussi depuis le sol, comment a-t-on procédé pour Loki Patera en 2015 ?

    Franck Marchis : L'équipe de UC Berkeley s'est servie du grand télescopetélescope binoculaire (en anglais Large Binocular Telescope, LBT) situé sur le mont Graham, en Arizona, aux États-Unis. Ses deux miroirsmiroirs de 8,4 mètres permettent de faire de la synthèse d'ouverturesynthèse d'ouverture par interférométrieinterférométrie dans le domaine visible et dans l'infrarougeinfrarouge comme si on avait un seul télescope doté d'un miroir de 23 mètres. Il est aussi équipé pour faire de l'optique adaptative. Cela permet de se rapprocher du pouvoir de résolutionrésolution théorique de ce télescope en corrigeant l'effet de la turbulenceturbulence atmosphérique.

    Pour faire encore grimper la résolution des images de Io, il a été décidé de profiter d'un évènement astronomique qui se produit tous les six à sept ans environ, à savoir l'occultationoccultation de cette lune de Jupiter par une autre, en l'occurrence Europe. En théorie, on peut alors obtenir une résolution 10 fois supérieure à ce qu'il est possible d'obtenir ordinairement avec le LBT quand on veut dresser une carte des températures de la caldeira de Loki Patera, et c'est pourquoi une résolution de 10 kilomètres a été obtenue.

    Ce qui a rendu cette observation exceptionnelle, c'est que tout a concouru (et tout était nécessaire) à la rendre possible. Il fallait en effet que le temps ne soit pas couvert au moment de l'occultation et que les deux systèmes d'optique adaptative soient en mesure de corriger correctement ce jour-là les effets de la turbulence ; il fallait surtout que la géométrie du phénomène mutuel permette la détection du flux de Loki.

    Observées en infrarouge, la région de Loki Patera et son activité sont bien visibles à la surface de Io, sous le regard du LBT. © LBTO
    Observées en infrarouge, la région de Loki Patera et son activité sont bien visibles à la surface de Io, sous le regard du LBT. © LBTO

    Futura : Quel est l’intérêt d’attendre une telle occultation ?

    Franck Marchis : La température moyenne de la surface d'Europe est d'environ 120 kelvinskelvins, alors que celle de Io est d'environ 200 kelvins du fait des nombreux points chaudspoints chauds à sa surface. Io est donc nettement plus brillante qu'Europe, d'un facteur 2 000 environ, dans le domaine de l'infrarouge centré autour d'une longueur d'ondelongueur d'onde de 4,8 micronsmicrons où l'on peut faire des observations avec le LBT. En occultant lentement Io, Europe fait donc fluctuer le rayonnement observé tout en le faisant baisser d'une telle manière que cela permet de reconstruire une carte des températures avec une résolution accrue.

    Futura : Comment est-on passé du signal observé à l’affirmation que des ondes géantes se sont propagées à la surface du lac de lave de Loki Patera ?

    Franck Marchis : Il a fallu faire l'équivalent de ce que les géophysiciens font sur Terre lorsqu'ils résolvent ce qu'ils appellent « un problème inverse », par exemple en déterminant la nature et la structure de l'intérieur de la Terre lorsque des ondes sismiquesondes sismiques s'y propagent. Cela revient à dire de quoi est fait un instrument de musique et quelle forme il a en écoutant le son qu'il produit. On a commencé pour cela par modéliser sur ordinateurordinateur la forme du lac de lave et à faire des hypothèses sur la composition de cette lave que l'on a supposée similaire à celle qui est admise pour d'autres régions de Io.

    Il faut donc prendre les résultats obtenus avec précaution car ils sont basés sur des suppositions difficilement vérifiables. Il y a aussi le fait que l'on ne comprend vraiment pas pourquoi l'île centrale sur le lac de lave est aussi stable. Bien que fracturée, elle ne semble pas affectée par les températures très élevées de la lave, ni par ses mouvementsmouvements de convectionconvection. Il y a là une véritable énigme. On a cependant des raisons de penser que Loki Patera est directement alimenté en magmamagma par les régions profondes de Io.

    Une photo de Loki Patera prise le 27 juin 1996 par la sonde Galileo. © Nasa
    Une photo de Loki Patera prise le 27 juin 1996 par la sonde Galileo. © Nasa

    Futura : Ces ondes géantes qui se seraient propagées à la surface du lac de lave, de quoi s’agit-il exactement ?

    Franck Marchis : Tout comme dans le cas des plaques océaniques sur la Terre avec son manteaumanteau, la croûtecroûte solidifiée qui recouvre le lac de Loki Patera doit s'épaissir avec le temps en se refroidissant. Il arrive un moment où elle devient plus lourde que la lave sur laquelle elle flotte et une partie de cette croûte plonge alors en entraînant le reste, qui se retrouve, par effet domino, recouvert d'une couche de lave récente et plus chaude, à la façon dont se propagerait une vague à la surface de l'eau.

    La carte des températures déduite des observations de 2015 s'interprète bien en supposant que deux ondes, mais qui n'ont pas débuté au même moment, étaient en train de se propager, l'une depuis 180 à 230 jours et l'autre depuis 75 jours. Une vidéo avec une animation a d'ailleurs été réalisée pour illustrer ce phénomène.

    On pense que la composition de lave dans le lac n'est pas partout la même, que le contenu en gazgaz varie par exemple, c'est ce qui expliquerait pourquoi les ondes n'ont pas débuté au même moment. Il reste encore du travail à faire pour consolider ce modèle et de nouvelles informations sont nécessaires.

    Le saviez-vous ?

    C'est très peu de temps avant l'arrivée d'une des sondes Voyager aux abords des lunes de Jupiter que les planétologues Stan Peale, Patrick Cassen et R. T. Reynolds avaient publié en 1979 dans Science un article où ils affirmaient qu'en raison des forces de marée résultant de l'influence de Jupiter, Ganymède et Europe, beaucoup de chaleur devait être produite à l'intérieur de Io.

    Cette chaleur provenant de la dissipation de l'énergie mise en jeu dans les déformations de la lune de Jupiter, elle devait engendrer un volcanisme important. De fait, quelques jours après cette publication, en mars 1979, Linda Morabito, alors ingénieur de navigation dans l'équipe de la mission Voyager 1, remarqua un curieux détail sur des photographies prises par la sonde. Elle décida de s’y intéresser de plus près, de sorte que grâce à son travail, il est plus tard apparu comme la manifestation d’un panache volcanique soufré de 300 kilomètres de hauteur.

    On a déjà repéré plus de 150 volcans actifs sur Io et, selon ce décompte, on peut estimer qu'il en existe au moins 400. Ainsi, Rosaly Lopes, célèbre planétologue et volcanologue de la Nasa à qui l'on doit plusieurs livres sur les volcans, dont un préfacé par Arthur Clarke, a découvert 71 volcans actifs, de 1996 à 2001 lors de la mission Galileo.

    Techniquement Io, Europe et Ganymède sont dans une configuration orbitale connue sous le nom de résonance de Laplace du nom de l'astronome et mathématicien français qui l'a découvert. Cela signifie que pour chaque orbite de Ganymède (la plus éloignée des trois de Jupiter), Europe accomplit exactement deux orbites et Io en accomplit exactement quatre. Dans cette configuration, les lunes s’attirent gravitationnellement de telle manière qu’elles sont forcées de suivre des orbites elliptiques plutôt que rondes. De telles orbites permettent à la gravité de Jupiter de réchauffer l'intérieur des lunes, provoquant le volcanisme d'Io et chauffant également l'océan liquide sous la banquise de glace d'Europe.