Alors que sortait en salle le 19 juillet 2023 le dernier blockbuster de Christopher Nolan, Oppenheimer, Futura revient sur le dernier-né du réalisateur anglais. Dense, politique, philosophique... Les arguments ne manquent pas pour qualifier cette œuvre-chorale longue de trois heures, qui devrait susciter le débat au cours des prochaines semaines. 


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    Rarement Nolan avait été aussi politique, d'un ton presque rageur. C'est pourtant l'axe qu'adopte son nouveau film, sobrement intitulé Oppenheimer, sorti en salle le 19 juillet. Oppenheimer raconte la vie du physicienphysicien éponyme, le « père » de la bombe atomique. De ses années d'études à l'université aux retombées de l'utilisation d'armes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, le film profite de ses 160 minutes pour dresser une histoire faste agrégée d'un sous-texte prégnant de la part de son réalisateur. Parlant de la science, du rapport au pouvoir ou encore de la liberté d'expression, Nolan signe ici son œuvre la plus politique, en développant une galerie de personnages fascinants avec en premier plan J. Robert Oppenheimer, figure ambigüe du scientifique tiraillé. Les paragraphes suivants contiennent des révélations mineures sur l'intrigue du film. Lecteurs, vous voilà avertis !

    De l’hubris de l’Homme (et du scientifique)

    Oppenheimer est un film dense et généreux. Sur l'aspect technique, le film est la somme du cinéma de Nolan, avec un cadrage est léché, les effets visuels sont saisissants, des gimmicks qui reviennent régulièrement dans la filmographie du réalisateur anglais. La direction d'acteur se veut particulièrement soignée, elle en devient résolument bluffante. En s'entourant d'une pléiade d'interprètes de renom, Nolan met en place des tableaux mémorables, telles que la rencontre entre le président Harry Truman (interprété par Gary Oldman) et Robert Oppenheimer, ou le déclenchement la première bombe atomique. D'autres acteurs brillent de leur présence, notamment Robert Downey Jr., dont la prestation dans la peau de l'homme d'État Lewis Strauss impressionne, au sortir de quinze années au sein du Marvel Cinematic Universe. Quant à Cillian Murphy, l'acteur irlandais s'approprie très justement le caractère éthéré de la personnalité de Robert Oppenheimer. À l'inverse du radical Tenet, l'intrigue est ici plus linéaire. Mais sous la forme d'un biopic classique, Nolan s'amuse cependant à éclater la temporalité du métrage. D'une audience devant le Congrès américain à la fin des années 1950 à la constructionconstruction du site de Los Alamos en 1943, le film alternealterne les bonds dans le temps pour mieux emprisonner le spectateur dans un récit asphyxiant. Sur ce point, le compositeur Ludwig Göransson n'a pas à rougir face aux meilleures collaborations entre Nolan et Hans Zimmer : il offre ici une bande originale à la fois épique, discrète et inquiétante.

    Extrait du film<em> Oppenheimer</em>, avec Cillian Murphy dans le rôle-titre. © Universal, Syncopy Films
    Extrait du film Oppenheimer, avec Cillian Murphy dans le rôle-titre. © Universal, Syncopy Films

    À tort, le film a été vendu comme étant « grand public ». Il est pourtant fort à parier qu'il divisera la critique et les spectateurs. Tout au long de ses trois heures, le rythme ne faiblit pas, constellé de dialogues tranchants, d'interactions entre les nombreux personnages et des avancées du projet Manhattan. Par ailleurs, l'objet du métrage n'est pas la bombe atomique ni sa construction. Le personnage principal est aussi l'objet d'étude favori de Christopher Nolan. La vie de Robert Oppenheimer est décortiquée sous tous les angles. De ses errances universitaires à ses idées politiques en passant par les difficultés de son mariage, la vie du « Prométhée américain » est disséquée par le réalisateur. L'histoire prend rapidement une tournure en s'attachant à expliquer les opinions de son personnage principal, ses motivations, tout en détaillant ses fréquentations. Le récit devient paranoïaque, sous fond d'une chasse aux sorcières à l'encontre de savants aux idées communistes, ou trop libertaires. Et si Nolan sait être un excellent conteur, il en profite pour s'adresser directement au spectateur à travers Oppenheimer.

    Voir aussi

    Retour sur la vie de Robert Oppenheimer, « le destructeur de Mondes »

    Morale, éthique et… philosophie

    On sort d'Oppenheimer essoré, tant par le foisonnement d'informations et de dialogues que par le message du film. Ici, ce n'est pas l'histoire d'une réussite à l'image d'un Imitation Game (et malgré le tragique destin d’Alan Turing), mais celle d'un « mal nécessaire ». De par la volonté de créer la bombe atomique, puis de l'utiliser avant d'initier la construction de la bombe à hydrogène, l'hubris du scientifique semble démesurée. Pourtant, les intentions initiales d'EinsteinEinstein, Fermi, Oppenheimer ou encore Bohr ne sont pas mauvaises. Mais leurs travaux sont synonymes de changements majeurs, de l'ouverture d'une nouvelle ère dans le monde des sciences et dans le monde tout court. Les questionnements autour de la construction de la bombe atomique se cristallisent à l'approche de la première détonation, lors du test Trinity s'étant déroulé en juillet 1945. Et si la réaction en chaîne induisant la fissionfission des atomes ne s'arrête pas et se propage indéfiniment ? Ce serait alors la destruction de l'atmosphèreatmosphère terrestre, et de toute vie à la surface de la planète. Mais l'importance de la menace représentée par l'Allemagne nazie met les physiciens face à ce dilemme moral et éthique. Après l'utilisation de deux bombes sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945, le film fait le choix de montrer l'impact psychologique de cet acte sur Oppenheimer.

    Horrifié par les conséquences des bombardements, le chercheur se lancera dans une campagne de régulation des armes nucléaires, tandis que le camp des chercheurs se divise en deux factions. D'une part, ceux militant pour la non-prolifération des bombes atomiques, les autres se lançant dans l'élaboration de la « Super », la bombe H, plus dévastatrice et puissante. Le film questionne alors le rôle du scientifique face à sa propre création. Une création qui échappe à son contrôle dès lors qu'elle tombe entre les mains du politique.

    Robert Downey Jr., dans le rôle du secrétaire d'État Lewis Strauss. © Universal, Syncopy Films
    Robert Downey Jr., dans le rôle du secrétaire d'État Lewis Strauss. © Universal, Syncopy Films

    L'intricationintrication du politique dans la science semble particulièrement pointée par le réalisateur. Robert Oppenheimer, lorsqu'il devient trop encombrant, est voué aux gémonies sous l'administration Eisenhower. Le maccarthysme est alors bien implanté dans la société américaine et les liaisons compromettantes d'Oppenheimer le mettent dans une position défavorable. Le scientifique devient bâillonné, l'expression de son opposition concernant la course à l'armement nucléaire devenant une arme contre lui. Le physicien, rêvant de progrès, se retrouve alors devant une vision quasi apocalyptique, tandis qu'il comprend que la Guerre froide entre les États-Unis et l'URSS pourrait mener à l'oblitération totale. À l'ère de la big science, le scientifique est devenu un simple outil. Si Stephen Hawking, quelques années plus tard, estimait que la philosophie était morte, marquant son retard et son manque de considération pour les sciences, Oppenheimer nous rappelle la nécessité de savoir porter un regard critique sur le sujet. Le dernier film de Christopher Nolan ressemble à un plaidoyer en faveur de l'épistémologie. Un rappel douloureux qu'il est sûrement capital pour le scientifique de développer une pensée philosophique, à l'instar de Bertrand Russel, Rudolf Carnap, Hans Reichenbach, d'Albert Einstein et de tant d'autres avant eux.