On pourrait penser qu'être enseignant-chercheur, c'est exercer deux métiers : enseigner et faire de la recherche. C'est en fait beaucoup plus copieux que ça.
Récit d'une journée type.
6h00 : réveil. Café. Un premier coup d'œil sur les mails, ceux de la nuit, qui viennent souvent des Etats Unis ou d'Asie. Rien d'urgent, c'est-à-dire rien qui ne peut attendre que je sois au labo. Je marque en rouge deux messages, qui appellent une réponse dans la journée. Si je n'y réponds pas, ils vont disparaître dans le flot. Pas grave : si c'est important je serai relancé.
6h30 : deuxième café. Lecture de mes notes de cours. Je recopie sur un brouillon quelques passages clé, pour éviter de cafouiller au tableau. Je répète mentalement le cours. Où en était-on la dernière fois ? Comment résumer rapidement les épisodes précédents pour remettre les étudiants dans le bain ? Quel est le message principal aujourd'hui ? A quel élément de leur vie quotidienne vais-je pouvoir le rattacher ?
8h30 : arrivée au labo. Vite, imprimer le synopsis du cours pour les étudiants, attraper un vidéoprojecteur. Quelle salle déjà ? Ça change tout le temps.
8h30-10h30 : cours d'Automatique. Un vrai plaisir à enseigner, cette matière. Les concepts sont nouveaux pour les étudiants mais les outils mathématiques restent très accessibles. On peut se concentrer sur le sens physique des choses. Il y a plusieurs façons d'expliquer les mêmes phénomènes, dans l'espace des temps, celui des fréquences, celui des propriétés mathématiques des modèles. Tout ça se rejoint et reste très cohérent. Les illustrations dans la vie quotidienne sont nombreuses. Aujourd'hui, j'utilise la parabole de la douche : comment faites vous pour régler la température de la douche, chez vous ? Et lorsque vous couchez dehors ? Pourquoi est-ce différent ? Qu'en déduisez-vous sur l'importance de disposer d'un modèle dans un problème de régulation ? Et sur les moyens à mettre en œuvre pour l'identifier ? Récemment, une ancienne élève m'a dit (en rougissant !) que pendant longtemps, après ce cours, elle s'était observée lorsqu'elle réglait la température de sa douche pour comprendre ce qui se passe. Gagné !
10h45 : de retour dans mon labo, je veux dire mon bureau. Café. Immense bazar. Il faut vraiment que je trouve le temps de ranger, cela devient gênant pour travailler. Pas la place de poser mon ordinateur portable. Nouvelle salve d'emails. Je m'occupe cette fois de l'administration des enseignements. Je suis responsable d'une formation d'ingénieurs que nous avons mise en place il y a quatre ans. La deuxième promotion est sortie il y a quelques semaines. Je suis en train de collecter les informations que les jeunes diplômés m'envoient : ont-ils trouvé un emploi ? Si oui, dans quelles conditions ? Les statistiques sont bonnes, seuls deux diplômés cherchent encore une situation. Je les encourage. C'est un immense soulagement car la formation que nous proposons est la seule dans son genre en France. C'est bien joli d'innover, mais le juge de paix, c'est l'insertion professionnelle. Et lorsque qu'on a entraîné des jeunes dans une nouvelle aventure, c'est bien leur avenir qu'on a engagé. 1
1h30 : j'ai rendez-vous avec un doctorant. En fait, on avait rendez-vous à 11h, mais j'ai dû lui dire de repasser car la journée est trop remplie. J'ai été désagréable en le renvoyant dans ses cordes. Nous buvons un café pour commencer la séance de travail sur de meilleures bases. Il est en train de rédiger un article sur ses derniers résultats de recherche. C'est très difficile pour lui, car il ne s'agit pas seulement de décrire ce qu'il fait, mais de le mettre en perspective et d'argumenter de l'originalité et la pertinence du travail. Il y a une dimension assez littéraire et en plus la rédaction se fait en anglais. Or il n'est doué ni pour l'écriture, ni pour les langues étrangères. C'est très frustrant pour lui car ses résultats sont bons. Nous décidons d'un plan d'attaque : résumer en quelques phrases le contenu essentiel de sa contribution. Il devra rédiger tout son article avec ces quelques phrases en tête... Aussi, on voit bien que pour cet article, il lui manque un résultat expérimental. Il va devoir refaire des manips avant la fin de la semaine. Il est sous pression car il sait que s'il manque la date limite de soumission de son article, il devra attendre une autre opportunité et il dispose d'un temps finalement très limité pour publier. Sans publication, point d'avenir dans la profession. Je me dis que l'encadrement doctoral est le point de rencontre de l'enseignement et la recherche. Finalement, on fait de la formation par apprentissage. Mon propre savoir-faire, je l'ai acquis en roulant ma bosse à droite et à gauche. Comment le transmettre à ces jeunes ?
12h30 : déjeuner avec un partenaire industriel. La valorisation est aussi une des missions statutaires des enseignants-chercheurs. Mais nous sommes trop souvent livrés à nous-mêmes. Il nous faut trouver des contacts dans le monde industriel, comprendre les besoins, les attentes. Il faut se départir des réflexes protectionnistes, ceux qui nous font penser que les industriels sont là pour nous voler nos idées et s'enrichir sur le dos du contribuable. Bien sûr qu'ils sont là pour créer de la richesse autour de notre activité. Le type avec qui je mange m'explique l'importance du marketing dans la valorisation d'une invention. Culturellement, le choc est frontal : dans mon microcosme, marketing, c'est presque une insulte. Mais je l'écoute et je comprends ce qu'il veut dire : de l'invention à son utilisateur (dans mon cas : le chirurgien puisque je travaille dans le domaine de la robotique médicale) il y a un long chemin, le long duquel quelqu'un doit porter la valise. Et cela demande de l'énergie, de la conviction, du temps, de l'argent. Et cela pourrait bien avoir autant de valeur que l'invention en elle-même. Lui aussi, il a un savoir-faire qui est indispensable à la valorisation de nos travaux.
13h45 : j'ai placé une réunion avec des anthropologues avec qui je travaille sur l'observation de la création d'un objet technologique dans un projet impliquant des chercheurs en robotique, des médecins et des industriels. Pour moi c'est une grande respiration que de discuter et réfléchir avec eux. C'est très étrange : je suis, dans cette recherche, observateur et analyste, tout en étant acteur du projet. Les discussions sont passionnantes. Je découvre tout un corpus de connaissances et de méthodes en sociologie du travail, en ethnographie, ... La pluridisciplinarité prend enfin, dans ma vie de scientifique, un sens concret, un vrai enrichissement pour moi, et, je crois, pour mes partenaires.
15h : je quitte en courant et à regret cette salvatrice pause anthropologique pour une réunion du Directoire de la recherche de l'UPMC. Ici, on discute de la « politique de recherche de l'établissement ». Nous sommes dans la salle du conseil de l'établissement, au 23ème étage de la tour Zamansky, sur le campus Jussieu : une immense table ovale high-tech, avec des micros, des caméras qui suivent les intervenants, des écrans individuels, le tout avec une vue panoramique époustouflante sur Paris, Notre Dame, la Tour Eiffel, etc. Il y a deux ans, l'UPMC a voulu rajeunir son directoire et j'ai fait partie des jeunes nommés. Je suis très impressionné par l'intelligence et l'éloquence de mes prestigieux collègues. Cependant, il faut bien le dire, les débats sont souvent assez ennuyeux. On parle beaucoup moins de sciences que de budget des laboratoires, de l'administration, de modernisation, de restructuration. Le système universitaire français a subi de grandes évolutions ces dernières années, caractérisées notamment par la multiplication des personnes morales et des regroupements stratégiques. Aujourd'hui, nous passons notre temps à essayer de décoder le système pour comprendre qui décide quoi. Ainsi, moi, je suis dans un laboratoire de recherche (Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique) qui dépend à la fois de l'UPMC et du CNRS. Ça fait des années que c'est comme ça, et jusque là on s'y retrouve. Mais voilà, depuis quelques années, ce ne sont pas ces tutelles qui nous donnent de l'argent. C'est principalement l'ANR (Agence Nationale de la Recherche), à travers le financement des projets. L'ANR nous demande de monter des projets, de préférence, dans le cadre de Pôles de Compétitivité (regroupements thématiques d'acteurs académiques et industriels jouant un peu le rôle de lobbys). Pour l'évaluation, on a créé l'AERES, Agence d'Evaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur, qui note les équipes. Et puis tout s'est accéléré. Aujourd'hui, mon laboratoire émarge dans un projet de LABEX (laboratoire d'excellence Sorbonne Tech qui regroupe plus laboratoires d'ingénierie dans mon université et ailleurs), dont les contours sont différents de ceux de l'UFR (une faculté disciplinaire dans une université) ainsi qu'un EQUIPEX (equipement d'excellence) qui regroupe, cette fois sous la tutelle du CNRS, 15 labos de recherche en robotique en France. Mon Université se fond dans un PRES (Pôle de Recherche et d'Enseignement Supérieur Sorbonne Universités, qui regroupe plusieurs établissements dont l'UPMC) lequel vient de déposer, sous une géométrie élargie, un projet IDEX (Initiative d'excellence). A côté de ça, il m'est demandé de participer à un ITMO (Institut Thématique Multi Organismes - Technologies pour la Sante), qui réunit le CNRS, l'INSERM et le CEA, de regarder les appels à projet d'OSEO, du FUI, etc ... Je vois défiler des schémas organisationnels tentaculaires qui deviennent stérilisants. C'est assez décourageant.
17h : Retour au labo avec un léger mal de crâne. 2 comprimés dans un café. Je commence à dépiler les emails marqués en rouge depuis le matin. L'éditeur en chef d'une revue scientifique pour laquelle je suis éditeur associé me presse de rendre l'évaluation d'un article que je devrais avoir rendue depuis plusieurs semaines. Je m'y colle : relecture de l'article, des évaluations que j'ai demandées à des collègues. Décision : ce papier ne sera pas publié. Je me demande si j'ai bien fait.
18h : Avant de finir la journée, je dois faire un peu de ... comptabilité. Nous appelons ça l'administration de la recherche. Dans un laboratoire de 110 personnes, il y a trois secrétaires. Cela ne suffit pas pour gérer correctement les finances des différents projets. En tant que porteur d'un projet ANR, je dispose d'un budget, je dois veiller à ce que l'argent soit dépensé conformément à un code assez compliqué. Je n'y connais rien. Je me perds dans les chiffres, les amortissements, les charges patronales, les prix qui sont parfois à prendre hors taxe, parfois toutes taxes comprises ... Je remplis des tableaux et vérifie que les équipements sont inventoriés. Au fait, c'est quoi un « équipement ». Je cherche et trouve plusieurs définitions. J'abandonne pour cette fois : apparemment, nous ne sommes pas dans le rouge et cette information suffit pour continuer à travailler.
19h : La journée est finie et je vais pouvoir rentrer. Ah, non, mince, il faut absolument que je finisse de remplir le tableau de service avant demain matin. Là, on parle d'administration des enseignements. La responsabilité d'une formation, ce n'est pas seulement définir les programmes et les méthodes pédagogiques. C'est aussi faire des emplois du temps, réunir les équipes pédagogiques, suivre les étudiants, chercher des moyens pour monter des nouveaux projets, etc. Ce soir, c'est passer deux heures devant des tableaux dans lesquels les enseignants ont rempli les heures qu'ils effectuent dans le cadre de cette formation. Je croise avec mes tableaux, je valide ou je corrige. Pas passionnant, mais quand il faut, il faut.
21h : ça y est, je rentre. Promis, demain, je travaille moins longtemps et je prends le temps de lire cet article qu'un collègue m'a envoyé et qui paraît passionnant (enfin, je fais comme si j'y croyais).