Dès la fin du XVIe siècle, l’argent et l’or extraits dans les régions minières d’Amérique espagnole arrivent massivement en Europe. L’accroissement très important du stock de métaux précieux dans le royaume de France, est directement lié à l’argent et l’or hispaniques. Ils amplifient la circulation monétaire dans l’Europe entière et génèrent des flux commerciaux mondiaux.


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    L'argent et l'or d'Amérique parviennent en Europe de trois façons différentes mais complémentaires : le commerce entre Amérique espagnole (Mexique, Pérou) et colonies des grandes puissances européennes, l'achat de métauxmétaux précieux à Séville -- port andalou devenu la plaque tournante du négoce d'or et d'argent américain dès le milieu du XVIe siècle -- et enfin la contrebande, présumée intensive entre Amérique et Europe.

    La ville de Séville par Joris Hoefnagel, fin XVI<sup>e</sup> siècle. © <em>Historic Cities Research Project</em>, <em>Creative Commons</em>
    La ville de Séville par Joris Hoefnagel, fin XVIe siècle. © Historic Cities Research Project, Creative Commons

    Les entrées d’argent et d’or en France

    Les installations françaises d'Amérique, notamment la Louisiane et Saint-Domingue, constituent des bases privilégiées d'échanges commerciaux avec les colonies espagnoles (Mexique, Pérou, Colombie). Elles sont très importantes pour le transit des piastres d'argent et, dans une moindre mesure, des pièces d'or, vers les ateliers de fabrication monétaire du royaume.

    La France se procure également l'argent et l'or américains à Séville, point d'arrivée et porteporte d'entrée des métaux précieux pour l'Europe entière du XVIe au XVIIIe siècle. En 1503, est créée la Casa de Contratacion, administration coloniale dépendant de la couronne d’Espagne, qui détient le monopole du commerce avec l'Amérique espagnole. Transférée de Séville à Cadix en 1717, elle fonctionne jusqu'en 1790 : elle gère les arrivées de métaux précieux et leur redistribution par l'intermédiaire de négociants qui sont chargés d'acheter des piastres et des lingots non monétisés.

    Lingots d'argent des mines du Potosi, marque et numéro de série visibles ; sauvés de l'épave du Nuestra Senora de Atocha coulé en 1622. Musée d'Histoire de Miami, Floride, USA. © <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public.
    Lingots d'argent des mines du Potosi, marque et numéro de série visibles ; sauvés de l'épave du Nuestra Senora de Atocha coulé en 1622. Musée d'Histoire de Miami, Floride, USA. © Wikimedia Commons, domaine public.

    En France, dès 1580, les ateliers monétaires de Nantes, La Rochelle, Bordeaux et Bayonne, voient leur activité augmenter de manière considérable : comme en Espagne, l'arrivage d'argent en provenance des mines du Potosi (vice-royauté du Pérou) et des mines de Zacatecas (Mexique) vient s'ajouter au stock monétaire existant et augmenter d'autant la masse de pièces en circulation. À partir des années 1650, l'épuisement des mines du Potosi est inexorable et c'est l'argent du Mexique qui se négocie majoritairement à Séville. Depuis l'Espagne, les métaux précieux se répandent en Europe par les circuits commerciaux classiques mais également par la contrebande que l'on suppose très importante, sans doute 40 à 50 % pour les piastres arrivées en Espagne entre 1700 et 1740.

    Piastre ou Peso, pièce d'argent du Potosi frappée en 1770, avec la devise de Charles Quint. <em>British Museum</em>, Londres. © <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public.
    Piastre ou Peso, pièce d'argent du Potosi frappée en 1770, avec la devise de Charles Quint. British Museum, Londres. © Wikimedia Commons, domaine public.

    Les piastres espagnoles deviennent des écus de France

    La France apparaît comme le premier bénéficiaire européen de la redistribution de l'argent hispanique à travers l'Europe. Le processus de transformation systématique des espècesespèces espagnoles en monnaie « nationale » française est une caractéristique du XVIIIe siècle, dès que la stabilité monétaire est acquise dans le royaume en 1726. Les piastres et les lingots, achetés par les négociants français à Cadix, sont fondus dans les ateliers de Bayonne (13 % de la production de monnaie d'argent entre 1726 et 1774), Pau (10 % de la production), RennesRennes, Montpellier, Bordeaux, Toulouse et Perpignan, qui frappent presque exclusivement des écus d'argent. Le royaume de France est le pays de l'argent dominant alors que la Grande Bretagne accorde une place importante à l'or : entre 1700 et 1770, elle réussit à détourner au moins 50 % de la production aurifère du Brésil portugais, grâce à une alliance politique et économique avec le Portugal. L'Angleterre devient le pays de « l'étalon-or » à la fin du XVIIIe siècle.

    Écu d'argent de Louis XIII, frappé en 1642 ; premier poinçon de Warin, monnaie de Matignon, Paris. © <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public.
    Écu d'argent de Louis XIII, frappé en 1642 ; premier poinçon de Warin, monnaie de Matignon, Paris. © Wikimedia Commons, domaine public.

    La monnaie de compte française est la « livre tournois » subdivisée en sous et en deniers. La monnaie en circulation, c'est-à-dire les espèces que l'on échange, sont fixées de la façon suivante depuis la réforme monétaire de 1726 :

    • le louis d'or vaut 24 livres tournois,
    • l'écu d'argent vaut 3 livres tournois, 
    • il existe également le billon, alliage d'argent, de cuivrecuivre et de plombplomb, qui sert à la fabrication de menue monnaie.

    Dans un mémoire de 1786 établi par le Bureau du commerce français, on apprend que la France « reçoit » chaque année de l'Espagne, une masse d'argent oscillant entre 60 et 80 millions de livres tournois, depuis 1755. Sur ce montant annuel perçu, 30 à 40 millions sont convertis en espèces monétaires. On peut donc affirmer qu'une part très importante des monnaies qui circulent dans le royaume à partir des années 1750, sont en fait de l'argent et de l'or espagnols (80 à 90 % d'argent pour 10 à 20 % d'or).

    La circulation des métaux précieux

    La moitié de l'argent et de l'or hispaniques qui entrent en France, en ressortent pour les besoins du négoce international avec l'Europe du Nord (Provinces-Unies, Suède, Russie, Hambourg...), avec le Levant (ou Proche-Orient) et surtout avec l’Inde et la Chine qui absorbent une masse d'argent considérable. La France y achète des marchandises de luxe (épices, textiles, porcelaine ...) mais y vend très peu. Les envois de monnaies vers l'Asie au cours du XVIIIe siècle, représentent au moins le quart du stock métallique français.

    Bataille navale entre un galion espagnol et un navire hollandais, par Cornelis Verbeeck vers 1620. <em>National Gallery of Art</em>, Washington D.C., USA. © <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public.
    Bataille navale entre un galion espagnol et un navire hollandais, par Cornelis Verbeeck vers 1620. National Gallery of Art, Washington D.C., USA. © Wikimedia Commons, domaine public.

    Le commerce avec l'Asie est dénoncé comme un gouffregouffre financier par le directeur du Bureau du commerce. Il met en garde contre la sortie de métaux précieux qui va à l'encontre des théories mercantilistes préconisées par l'État en matièrematière de politique commerciale. Les exportations de produits européens ne compensent pas les achats effectués en Asie avec les métaux précieux venus d'Amérique espagnole. Le bilan de « l'hémorragie monétaire » vers les Indes Orientales a été chiffré par l'historienhistorien Pierre Chaunu : de 1570 à 1780, il estime que 5.000 tonnes d'argent de Nouvelle-Espagne sont parties vers l'Asie par la route du Galion de Manille (navires espagnols faisant la navette entre Mexique et Philippines) et 17.000 tonnes par la route de l'Europe.

    Place principale de Mexico, par Diego Garcia Conde en 1765. Musée national d'Histoire du Mexique, Mexico. © <em>Wikimedia Commons</em>, domaine public.
    Place principale de Mexico, par Diego Garcia Conde en 1765. Musée national d'Histoire du Mexique, Mexico. © Wikimedia Commons, domaine public.

    L'augmentation des expéditions de piastres vers l'Asie témoigne avant tout de l'essor du trafic commercial international. La Chine, pauvre en argent, est très demandeuse de monnaies espagnoles qui deviennent le « moteur » du commerce avec les Européens car ceux-ci y règlent les deux-tiers de leurs achats en piastres. L'Inde reçoit davantage de marchandises européennes car la péninsulepéninsule n'accepte pas directement les espèces d'or et d'argent frappées en Europe et en Amérique. À Pondichéry, par exemple, la Compagnie française des Indes Orientales qui a reçu le privilège de battre monnaie, est contrainte de fondre et de refrapper les pièces d'argent sous forme de roupies avant de les mettre en circulation.

    À noter

    Les métaux précieux d'Amérique espagnole ont contribué à l'hégémonie économique de l'Europe sur le reste du monde. À la fin du XVIIIe siècle, les Européens ont ouvert des routes commerciales entre tous les continents sauf l'AntarctiqueAntarctique. Il s'agit bien d'une première mondialisation des échanges !