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    Lorsque les premiers humains ont pris conscience de la possibilité de choisir et de l'importance que cela revêtait, la question s'est sans doute posée à eux de l'optimisation de leurs choix par prise en considération d'informations vraies.

    Les aspects de la vérité. © Kras99, Fotolia

    Les aspects de la vérité. © Kras99, Fotolia

    Une décision informée, fondée sur un certain savoir concernant les paramètres en jeu, confère à l'évidence un avantage sur tous les êtres dépourvus des capacités cognitives le permettant. Le sage, dont les connaissances lui permettent de prendre les décisions les mieux adaptées aux situations qu'il a appris à connaître, possède les qualités que l'on attend d'un chef : il est le plus apte à conduire son groupe. Dans un autre registre de vérités, le chaman sachant le moyen de s'informer auprès des esprits et des divinités sur ce qu'il faut faire, d'intercéder en faveur des siens, est dès lors investi d'une autorité essentielle.

    Par conséquent, la recherche de la vérité a sans doute, dès ses origines, obéi à un double mécanisme : pulsion de connaître d'êtres prenant conscience d'un monde chaotique et effrayant dont l'inintelligibilité leur était insupportable, monde auquel il était par conséquent essentiel de conférer du sens et de la cohérence. Mais aussi pulsion de puissance, instinct de domination s'appuyant sur la présomption de connaissances. Celui qui ne sait pas, qui manque d'éléments pour faire un choix adéquat, vient demander conseil au détenteur de savoirs qui acquiert ainsi un pouvoir considérable sur lui. L'un est en attente, et éventuellement désemparé ; il demande, il supplie. L'autre a le pouvoir d'écouter ou de ne pas écouter, de répondre ou de ne pas répondre ; de plus, lorsqu'il donne un avis qu'il prétend valider par son savoir, il se met en situation de gouverner les actions du quémandeur ignorant.

    « Le savoir est pouvoir », ce principe conduira l'Homme à posséder une puissance incomparable

    Ces deux aspects de la vérité : réponse au désir de connaissance consubstantiel à l'homme et condition de son développement - l'homme peut être vu comme un mammifèremammifère curieux qui ne peut s'empêcher de chercher à connaître -, et outil de pouvoir, ont été longuement analysés par des lignages de philosophes. Platon, AristoteAristote, Descartes, Spinoza et Kant se sont plutôt intéressés au besoin et à la nécessité du savoir en tant qu'attributs de la raison humaine alors que les sophistes, Nietzsche, Freud et Foucault ont analysé l'usage de la vérité comme l'une des manifestations et l'un des moyens de la volonté de puissance.

    L'affirmation au tout début du XVIIe siècle par Francis Bacon que « le savoir est pouvoir », « pour l'homme de se rendre comme maître et possesseur de la nature », ajoutera René DescartesRené Descartes, doit être considérée comme le manifeste fondateur des sociétés occidentales libérales de progrès. L'application de ce principe les conduira à posséder une puissance incomparable qui leur permettra de dominer le monde, jusqu'à ce que d'autres peuples, d'autres civilisations (le Japon, la Corée, la Chine...) se convertissent à cette doctrine. En effet, le dévoilement de la vérité des lois de la nature et la prévisibilité des résultats de l'action qu'il implique sont des facteurs déterminants de l'accroissement des possibilités techniques, de la production de nouveaux objets et du développement de nouveaux procédés.

    De la science au savoir, des savoirs au pouvoir technique, de la technologie au progrès économique, du progrès économique à la puissance, y compris militaire, de la puissance et de la richesse au développement scientifique et technique, voilà l'enchaînement autoamplificateur, né en Europe, qui fut et reste le moteur principal de l'histoire moderne. Ce sont les performances des États-Unis d'Amérique dans la mise en œuvre de ce système qui expliquent leur domination, et les progrès rapides en ce domaine de la Chine qui pourrait la contester. La qualité et la quantité inférieures de la production soviétique comparée à ses rivaux capitalistes, la contraignant à vivre en autarcie puisqu'elle ne pouvait ouvrir ses frontières à la concurrence des idées et des biens, la fragilisant in fine en terme de moyens financiers, fut sans aucun doute la cause principale de sa chute. L'une des origines du terrorisme moderne m'apparaît être la frustration de sociétés jadis brillantes et puissantes, avant tout le monde islamique, qui n'ont pas pris à temps le virage du progrès scientifique et technique et se sont trouvées de ce fait progressivement dépassées, vaincues, dominées, exploitées...

    La connaissance : une marque et un outil de pouvoir

    Moyen d'accès à la puissance des nations, la connaissance reste au sein de chacune d'entre elles un outil efficace de domination. Nos sociétés, développées ou non, sont aujourd'hui confrontées à un univers technique toujours plus complexe et diversifié. S'aggravent ainsi les conséquences de la fracture au plan des savoirs qui a toujours accompagné la fracture sociale. Certes, depuis la plus haute Antiquité, les « élites intellectuelles » coïncident pour l'essentiel avec les « élites politiques ». Il nous est parvenu plus de textes romains écrits par des patriciens que par des plébéiens. Le savoir et l'affirmation que l'on détient la vérité étaient déjà, à la fois, une marque et un outil de pouvoir.

    Aujourd'hui, cependant, l'écart s'accroît sans cesse entre ceux qui maîtrisent l'usage des artefacts techniques toujours plus sophistiqués de nos sociétés modernes et tous les autres. Le jeune issu des classes aisées et cultivées aura les moyens de décupler encore son avantage sur ceux que la naissance a moins bien dotés grâce à son accès plus facile aux moyens d'information et de communication (informatique et réseau, voyage...). Décideur socialement déterminé, il aura tout le loisir de justifier sa position et ses pouvoirs par la possession exclusive des savoirs indispensables au gouvernement d'une société moderne.

    De plus, les leaders d'opinion sont aujourd'hui, partout dans le monde, bien convaincus de l'efficacité d'un développement de l'économie et de la puissance basé sur la recherche des vérités scientifiques, sur les connaissances et les techniques. Cela n'est pas l'apanage des chercheurs et des techniciens mais correspond aussi à la conviction profonde de tous les dirigeants, y compris ceux dont les savoirs en ce domaine sont rudimentaires. Alors que beaucoup d'ingénieurs et d'universitaires sont plus ou moins lucides sur les limites du pouvoir des sciences, les gouvernants en attendent tout, y compris la justification de leurs hésitations autant que de leurs décisions. La dérive technocratique des pouvoirs modernes, les technostructures qui s'édifient en bastions imprenables, trouvent leurs origines dans la rencontre entre les professionnels de la science et de la technique, moteurs du progrès technologique et économique, et un monde politique pour l'essentiel converti à une pensée scientiste.

    C'est dans ces conditions que se créent des vérités officielles bénéficiant d'une onction scientifique, que s'édifient des normes - y compris éthiques - manifestant le pouvoir de l'alliance entre les technosciences et le politique beaucoup plus que des conquêtes d'une société en quête de vérité. La prétention de faire reposer l'analyse de la valeur éthique d'un projet ou d'une innovation sur la vérité scientifique plonge ses racines loin dans l'histoire. Elle renvoie en effet au fameux débat entre Socrate et Protagoras mis en scène par Platon : le vrai conduit-il au bien, ou sont-ce là deux catégories irréductibles l'une à l'autre ?

    La notion de vérité : facteur de liberté et non moyen de domination 

    Aujourd'hui, cette tendance en appelle implicitement à la conception pragmatique de la vérité : est vrai ce qui est utile. Or, tout ce qui est utile au progrès scientifique, technique et économique est considéré comme bien. Dès lors, la pression sera immense pour convaincre les citoyens que toute hypothèse, tout scénario sur lesquels se fonde une entreprise technoscientifique potentiellement rentable - et donc utile d'un strict point de vue économique - est vraie, l'action qui en découle étant moralement désirable.

    Échapper à un tel sophisme exige de considérer les questions séparément et de fonder la décision sur un débat démocratique alimenté par la synthèse des réponses. L'hypothèse est-elle probablement vraie, évaluée à l'aune des critères de la vérité rationnelle discutés dans ce chapitre ? L'action qui en découle est-elle jugée bonne, en référence à un système de valeurs explicites autour desquelles se retrouve une société ? Enfin, ces analyses ayant été menées séparément, leurs résultats débattus, quelle décision prend-on ? Telles sont les conditions pour que la notion de vérité soit utilisée dans le monde moderne comme un facteur réel de liberté et non, surtout, comme un outil efficace de domination.

    À cette condition, la vérité sera belle, c'est-à-dire d'une qualité sensible à l'émotion, celle que provoque la magnificence de l'esprit, capable de connaître et d'user du pouvoir ainsi conquis pour s'engager dans la voie bonne. Cela dit, pas plus que le Bien, le Beau n'est bien sûr réductible au Vrai.